Cet article destiné à la presse de l'orient arabe, a été rédigé à l'occasion du 16 mai 1933, date du 3ème anniversaire de la promulgation du dahir berbère.

La nation marocaine combat la politique berbère avant de combattre le dahir du 16 mai et ceux qui l'ont initié

Abdellatif Sbihi, le 1er à avoir pris connaissance du texte du dahir du 16 mai 1930 avant même sa publication au journal officiel

Abdellatif Sbihi, le 1er à avoir pris connaissance du texte du dahir du 16 mai 1930 avant même sa publication au journal officiel

L'idée berbère peut être considérée comme l'un des concepts colonialistes les plus dangereux que l'humanité ait connu dans le passé comme de nos jours, en raison de la façon dont le fort impose sa politique d'intégration au faible. Malgré ce danger, une partie des Français pense que l'entreprise est non seulement viable, mais qu'elle peut être mise en oeuvre en toute facilité. Les hommes de l'administration coloniale dans notre pays se sont imaginés, au cours des réunions qu'ils ont tenues pour décider de l'adoption de cette politique et de sa concrétisation par le dahir du 16 mai, que les Marocains n'allaient pas prêter attention à leurs manoeuvres ni même se douter de leurs intentions et ce, malgré la connaissance qu'ils pouvaient avoir des ouvrages consacrés à l'étude de ce projet, dont l'un des principaux objectifs était l'éradication de l'Islam dans notre pays.

Le dahir a été mis au point de manière quasi urgente, bien que la plupart des responsables français, et en particulier les juristes et les partisans du concept les plus acharnés d'entre eux, l'aient étudié plusieurs mois avant sa publication. Quelques jours seulement après la date de sa parution, le Sultan s'est rendu en France et le résident général de France à Rabat a décidé de prendre part au "Congrès de l'Afrique du Nord" en Algérie. La presse française locale s'est contentée de quelques mots de commentaire comme si la parution du dahir était prévue de longue date; et certains journaux ont félicité le résident général pour le pas qui venait d'être franchi.

Or, contrairement à ce que les Français pouvaient s'imaginer au premier abord, la question n'a pas été prise à la légère par les nationalistes marocains. Ceux-ci ont largement débattu de la politique adoptée par la puissance coloniale dans ce pays, et examiné avec le plus grand soin les moyens à mettre en oeuvre pour la combattre. Tout ce qui se publiait sur les Berbères et leur devenir faisait l'objet d'une réflexion approfondie; mais il n'est venu à l'idée de personne que la question allait revêtir un caractère officiel de prosélytisme et puiser ses forces dans le soutien matériel et moral de l'église catholique à Rabat.

Ce n'est qu'après la parution du dahir que les patriotes marocains se sont rendus compte du danger qui menaçait le pays dans son ensemble. Ils ont tenu de très nombreuses réunions pour se concerter sur l'attitude à prendre, et décidé à l'unanimité de combattre la politique berbère considérée comme un véritable affront à la nation marocaine et une atteinte des plus préjudiciables à sa dignité. Ils ont commencé par expliquer aux masses populaires que les objectifs de cette politique et les intentions qui animaient l'administration coloniale en l'adoptant étaient de diviser le pays pour mieux permettre à la France d'y règner en maître absolu.

La réaction du public marocain dans les grandes villes s'est concrétisée par un très vaste mouvement de soutien et d'encouragement aux initiateurs du mouvement de protestation, non seulement à cause de la méfiance qu'ils ont toujours eue à l'égard de la puissance coloniale et que la politique berbère n'a fait que renforcer, mais aussi en raison de la situation de précarité, sinon de misère, dans laquelle ils se trouvaient et de l'état d'étouffement auquel le manque de liberté les a conduits.

Le mouvement de protestation a commencé à Salé, suivie de Rabat puis de Fès avant de s'étendre à d'autres villes du Maroc. Le chaos s'est installé dans la plupart des administrations. Dans les prisons, on entassait les patriotes ayant pris part aux manifestations. Les dirigeants du mouvement étaient condamnés à l'exil, ce qui n'a fait qu'exacerber les esprits et aiguiser la volonté de résistance des patriotes en les renforçant dans la conviction que la victoire était à portée de leurs mains.

L'Orient Arabe s'est fait l'écho de la question berbère et a vivement protesté contre la France et ses intentions. Le Sultan est rentré d'urgence de son voyage en France. Il a été suivi quelques jours plus tard par le résident général, qui a fait une déclaration à la presse regrettant les évènements qui venaient de se produire au Maroc, et essayant de calmer le désarroi de la population avec des paroles creuses et pleines de souplesse.

Puis, l'administration coloniale a tenu à ce que le Sultan fasse une déclaration destinée à être lue en son nom dans les mosquées. Cette déclaration devait contenir des menaces à l'encontre des initiateurs du mouvement de protestation, apporter un démenti aux rumeurs qu'ils ont fait circuler et aller au-devant des désirs de la population en donnant aux tribus berbères la liberté de choisir entre le droit coutumier et la législation musulmane. Cette déclaration a été accueillie par des protestations de rejet de la part de toutes les catégories sociales et a même contribué à exalter l'attachement du public et son dévouement à la cause berbère devenue une cause nationale.

Le message du Sultan pouvait étre considéré comme un acte officiel de reconnaissance du mouvement de protestation par les Hautes Autorités du pays. L'administration coloniale venait ainsi de subir un cuisant revers dans sa tentative et de comprendre que, pour réparer le préjudice qu'elle a fait subir à la nation marocaine, elle n'avait d'autre choix que d'entrer en négociation avec le peuple pour apaiser les esprits comme il se devait. C'est ainsi que nous avons remarqué chez elle un changement d'attitude vis-à-vis de ceux qu'elle considérait, selon ses propres expressions, comme "des enfants n'ayant pas encore atteint l'âge de la puberté" en les invitant à la table des négociations.

La délégation de Fès s'est constituée à la suite d'un vote populaire. Les autres villes du Maroc ont désigné les délégués appelés à présenter les pétitions au Sultan. Celui-ci a fait savoir à la délégation qu'il a reçue officiellement qu'il soutenait les demandes qu'elle était venue lui présenter. Puis, il a chargé son grand vizir d'informer par écrit les membres de cette délégation que leurs demandes ont été acceptées.

L'ancien ministre de la justice qui a présidé cette délégation a sollicité l'élargissement des exilés et des autres détenus politiques enfermés dans les prisons, comme sollicité au point 13 de la liste des doléances, qui demande de faire bénéficier de l'amnistie générale tous les détenus et les exilés qui ont participé au mouvement de protestation contre le dahir berbère, et de ne pas inquiéter ceux qui ont pris position dans cette affaire. La nouvelle de l'acceptation des demandes s'est répandue comme un éclair à travers tout le pays. Les gens se sont échangés de chaleureuses congratulations à la suite de cette victoire.

De son côté, l'Administration n'a informé officiellement le président de la délégation de l'acceptation des demandes que d'une manière insidieuse, et dans l'unique souci de calmer les esprits révoltés et d'éviter tout débordement susceptible d'entraîner des troubles. Mais elle a intimé à la délégation fassie l'ordre de quitter illico la capitale pour Fès, ce qui a provoqué un choc en retour et une réaction violente qui s'est traduite par une grève générale dans tout le pays, et plus particulièrement à Fès où elle a duré 4 à 5 jours et où, en l'espace d'une journée, 200 patriotes ont été emprisonnés et 15 autres parmi les dirigeants du mouvement ont été exilés.

Les détenus ont par la suite été élargis après avoir purgé un mois de prison ferme. Pendant la période de leur détention, le Président de la République Française s'est rendu en visite au Maroc où il a multiplié les discours lénifiants et pleins de promesses - qui ne trompent personne -. Il a notamment déclaré, au nom de la République Française, que son pays n'avait nullement l'intention de nuire au Maroc et à sa légitimité islamique, ni de toucher au pouvoir légitime du Sultan. Ce genre de discours que nous ne connaissons que trop bien, représente pour nous un simple morceau de papier ou une vibration de sons transmise par les ondes.

A partir de ce moment, la lutte contre la politique berbère est entrée dans une phase décisive. Des tracts ont commencé à être distribués à chaque occasion, dénonçant la monstruosité des objectifs de la politique coloniale. N'ayant pas réussi à localiser les véritables instigateurs du mouvement, le gouvernement s'est trouvé dans l'obligation d'entrer en négociation avec le leader initial Abdellatif Sbihi dans son exil, l'informant de l'intention des autorités de porter des amendements au dahir, et l'autorisant à rendre visite aux autres patriotes condamnés comme lui à l'exil pour les informer des nouvelles perspectives qui s'ouvrent à la question berbère .

Abdellatif Sbihi a ainsi pu entrer en contact avec les autres leaders du mouvement, et convenu avec eux de la ligne de conduite à suivre, à la lumière des nouvelles orientations de la politique française annoncées par le gouvernement. Il a ensuite informé les membres du gouvernement à Rabat de ses entretiens avec les autres leaders en exil et, au sortir de cette réunion, il a livré à une agence de presse française le contenu de l'accord conclu avec les autorités du protectorat, mettant l'accent sur le succès remporté par la nation marocaine dans la lutte qu'elle a menée pour arriver à cet accord. Les représentants de la puissance coloniale ont très mal accueilli la divulgation des termes de l'accord et ont aussitôt rendu leur interlocuteur à son exil, après l'avoir informé que tout ce qu'ils avaient négocié était remis en question.

Les deux gouvernements ont continué leurs pourparlers au sujet de cette affaire. Le Sultan n'a cessé de protester et de demander que le texte du dahir soit amendé, mais il n'a reçu que des promesses évasives et des réponses dilatoires jusqu'au 16 mai 1932, date à laquelle la nation était prête à se soulever pour exprimer son indignation et sa révolte contre le maintien de la politique berbère. Des tracts ont été diffusés dans tout le pays. La situation a failli dégénerer comme au premier jour de la parution du dahir. Mais l'autorité publique a préfére garder le silence et n'a procédé à aucune arrestation comme si de rien n'était, tandis que la population continuait de protester et de manifester sa réprobation. Deux ans après les évènements de 1930, le gouvernement a procédé à l'élargissement des détenus politiques et leur a promis de réexaminer le texte controversé du dahir en vue d'y apporter les modifications qui s'imposaient.

Maintenant que les responsables de l'administration coloniale reconnaissent la nécessité d'amender le dahir du 16 mai pour satisfaire les demandes de la nation, nous devons nous poser la question de savoir si la puissance coloniale entend effectivement changer de fond en comble le contenu du dahir conformément aux souhaits du peuple marocain et si la nation va approuver les changements qui seront apportés au texte de base et s'en contenter après toute la lutte qu'elle a menée jusqu'à présent contre la politique berbère en tant que telle. Est-ce que les instances actives de notre pays se laisseront convaincre par un changement superficiel, sachant que la politique berbère continuera de constituer la pierre angulaire de tout le système colonial et faire l'objet de recherches et d'études de plus en plus approfondies.[14]

Le gouvernement français a, pour diverses raisons, procédé au changement de son résident général à Rabat. Mais, est-ce là un signe de revirement dans la politique berbère qui a été menée tambour battant pendant ces deux dernières années? En fait, nous sommes moins intéressés par la modification du dahir du 16 mai que par l'abolition définitive de la politique berbère. Le monde entier a compris que la nation marocaine ne combat pas tel ou tel individu intuitu personae, mais cherche à éradiquer un concept extrêmement dangereux, et entend persévérer dans sa lutte jusqu'à ce que le droit et la justice soient rétablis dans ce pays. Elle demeurera attachée à ses principes, qu'il y ait ou non un changement de personnel au sein de l'administration coloniale, que le dahir soit amendé ou abrogé, tant que la politique berbère avec ses graves conséquences continue de rôder dans l'esprit des Français.

Telle est notre position, et nous la déclarons en toute franchise. Notre souhait est que les Français qui sont les véritables détenteurs du pouvoir dans notre pays, en soient conscients et agissent avec résolution et fermeté pour mettre un terme à cette querelle née de l'idée berbère et qui est appelée à durer aussi longtemps qu'elle continuera de germer dans leur esprit et créer en eux la stupidité de se repaître d'imaginations fantaisistes. Nous voulons également qu'ils étudient avec le maximum de soin et de sérieux la politique française au Maroc dont les perspectives de changement d'orientations n'échappent pas aux personnes averties.

Il est fort probable que la France ait autre chose à offrir que ce à quoi elle nous a habitués par le passé, qu'elle entende ouvrir une ère de dialogue fondée sur une meilleure compréhension des intentions marocaines. Certes, nous continuons d'émettre des doutes sur les intentions de la partie française et considérons ses promesses comme des leurres destinés à saper notre moral, mais il se pourrait que, du jour au lendemain, la politique préconisée par la France se montre sous son vrai visage clair et net, et nous nous trouverons alors en face d'une autre image que celle de cette politique berbère que nous combattons aujourd'hui de toutes nos forces.

Il est de notre devoir, pendant cette période critique, d'analyser attentivement la politique adoptée par l'administration coloniale, en ayant présent à l'esprit que l'objectif auquel tend la politique berbère est d'absorber le Maroc et de mettre fin à son unité et à sa personnalité sur le plan international. Il est même fort à craindre que la question berbère aille au-delà du prosélytisme vers d'autres objectifs que nous ne voulons pas nommer avant de savoir l'orientation que compte prendre le nouveau résident général. Nombre de Français ont saisi le danger qu'ils pouvaient courir en badinant avec la religion et la croyance des gens, et se sont bien rendus compte dans quelle époque nous vivons. Ils ont commencé à penser sérieusement à s'éloigner de cette politique coloniale. Mais, celà signifie-t-il qu'ils se sont entièrement distancés de l'objectif majeur auquel tend l'idée berbère? Que non! et encore que non!

Cette question mérite d'être étudiée; je la soumets à tous nos amis qui militent dans les rangs du Mouvement National. Nous souhaitons que la nation arabo-islamique continue de nous soutenir dans notre lutte, comme elle l'a fait, sans avoir besoin d'en être remerciée, avec les protestations énergiques qu'elle avait élevées contre le prosélytisme qui est à la base de l'idée berbère, dont nous commençons à percevoir les différentes manifestations et les multiples facettes. Dieu est garant du succès.

Marrakech -- Un berbère musulman[15].



[14] L'article 6 du Dahir du 16 Mai 1930 qui a été abrogé par Dahir du 8 Avril 1934 et a été violemment combattu par le peuple marocain dans son ensemble, soutenu par les pays arabo-musulmans, était conçu comme suit:

"Les tribunaux français qui jugent en matière pénale, conformément à des règles spécifiques, ont compétence pour connaître des crimes commis en territoire berbère par quelque personne que ce soit".

Il est vrai qu'ainsi formulé le texte de l'article qui venait d'être abrogé portait atteinte à la dignité du Maroc en tant que pays qui n'a jamais perdu sa souveraineté et ce, malgré les dispositions du Traîté d'Algésiras qui avaient jeté les bases d'un contrôle international du Protectorast franco-espagnol sur le Maroc et les intrigues qui ont accéléré le mouvement de promulgation du Traîté de Fès en 1912. Après le retrait de l'article 6 du Dahir de 1930, Abdellatif Sbihi qui était parmi les principaux instigateurs du Mouvement de Protestation, a considéré ce recul de la puissance coloniale comme une victoire de la Nation Marocaine et un grand pas en avant ayant pour conséquence de mettre un terme à la politique de discrimination et de division du peuple en clans antagonistes. Les instances dirigeantes du Mouvement National continuaient de réclamer l'abrogation de l'ensemble du Dahir et pas seulement celle de son article 6. Mais, il a fallu attendre l'accès du Maroc à l'indépendance pour que le Dahir du 16 Mai 1930 fût enfin abrogé par Dahir du 18 Mai 1956. Cette abrogation mettait ainsi fin aux contrôles auxquels était constamment soumis le fonctionnement judiciaire marocain et annonçait la publication au Bulletin Officiel d'un nouveau texte de loi portant organisation d'une juridiction pénale unifiée, qui sera dotée de tous les organes prévues par l'organisation des tribunaux judiciaires qui jugent en matière pénale.

[15] En réponse aux thèses de l'Administration coloniale selon lesquelles le Dahir du 16 Mai 1930 répondait en tous points aux attentes des populations de souche berbère, il a été jugé utile de dénoncer certaines allégations qui laissaient croire que l'élément berbère était lui-même hostile à la pratique de la langue arabe et était plutôt favorable à la politique de prosélytisme prônée par l'occupant en faveur du christianisme. Mais, ce qui ressortait au travers de ces allégations était qu'elles constituaient la fine fleur des visées coloniales, à savoir l'instauration d'un climat de tension permanent entre les différentes catégories de la population, ce qui permettrait à la puissance protectrice de s'ériger en arbitre entre les groupes antagonistes, après avoir semé les graines de division de nature à toujours créer des situations conflictuelles entre les habitants d'un même pays et à être ainsi en mesure d'agir en maître absolu afin de mieux règner en territoire conquis.

Conscient de ces manoeuvres de politque politicienne, le Mouvement National a aussitôt orchestré une vaste campagne de presse, en procédant au besoin à la signature des articles par le pseudonyme "Un berbère Musulman" afin de lever toute équivoque quant aux aspirations réelles de la communauté berbère.

L'origine des articles publiés sous cette signature est une reprise du titre de la page de garde d'un fascicule publié à Paris par "Les Editions Rieder" ainsi libellé: Mouslim Barbari - Tempête sur le Maroc ou les erreurs d'une politique berbère. Ce document, établi sous la houlette du patriote Omar ben Abdeljalil, par un groupe d'étudiants mixtes, berbères et arabes, résidents les uns et les autres à Paris, a fait beaucoup de bruit en France et dans toute l'aire d'intervention de la campagne de presse initiée par le Mouvement National, et a largement contribué à renforcer l'élan de sympathie en faveur de la cause marocaine tant auprès de l'opinion publique qu'auprès des intellectuels de gauche et de la classe politique des Français libéraux.

L'article ci-dessus a été diffusé par le jeune Saïd auprès des organes de presse du Moyen Orient à l'occasion du 16 Mai 1933, pour rappeler que, malgré l'abrogation de l'article 6 obtenue sous la pression du Mouvement National et la solidarité agissante du monde arabo-musulman, le Dahir de 1930 continuait de soulever des questions jugées inacceptables par le peuple marocain en tant qu'elles portaient atteinte à un aspect ou à un autre de notre souveraineté nationale. Du reste, il a fallu attendre l'accession du Maroc à l'indépendance pour que l'ensemble du Dahir fût abrogé le 18 Mai 1956.