En juin 1933, la branche de Salé du Mouvement National a été saisie d'une proposition émanant de l'un de ses membres les plus influents, le jeune et dynamique Mohammed Hassar, de mettre au point un "cahier de doléances" regroupant l'ensemble des revendications du peuple marocain, afin de démentir les allégations de l'Administration du Protectorat selon lesquelles nous n'avons ni programme ni revendications à faire valoir, et que notre seul souci était d'exaspérer les esprits pour troubler l'ordre public. L'initiateur de la proposition a présenté, à l'appui, un document en plusieurs points devant servir, après une étude minutieuse, de registre des objectifs que nous cherchons à atteindre et d'ébauche de programme pour notre activité nationale.
Saïd Hajji, qui se trouvait encore à Damas, a aussitôt été informé du projet, et à son retour au Maroc au mois de juillet, il lui a été demandé de se joindre à un comité restreint composé de Mohammed Elyazidi, Omar ben Abdeljalil, Hassan Bouayad et lui-même pour mener à bien la tâche de conception et d'élaboration du Cahier des Revendications, dont le principe avait recueilli l'adhésion des instances dirigeantes dans les principales villes du pays. Le texte de ce document, qui a été préparé en 40 jours, a commencé par l'énoncé du principe qui a présidé à la focalisation des idées autour de la thématique des revendications, la précision de ses modalités d'application et la définition de la mission assignée au concept retenu comme moyen de faire entendre la voix d'un pays privé de ses droits et de ses libertés et résolu à les recouvrer par les moyens pacifiques du dialogue et de la coopération.
Dès les premières lignes, on peut lire cette citation du maréchal Lyautey, premier Résident Général de France à Rabat: "Toute réforme ne peut se concevoir que dans le respect des traditions du pays, de sa religion et des droits monarchiques du Sultan, garant essentiel de toutes choses. Ce respect revêt un caractère impératif car, en vertu de l'Acte du Protectorat, le Maroc est un Etat indépendant, régi par un Sultan souverain et placé sous la protection de la France".
Après cette entrée en matière, l'introduction proprement dite retrace une fresque historique du Maroc qui a su sauvegarder son indépendance tout au long des siècles écoulés, et que le régime du Protectorat qui lui est imposé actuellement ne lui a pas fait perdre sa qualité d'Etat souverain. Le Monarque continue d'exercer les prérogatives de souveraineté sur l'ensemble du Royaume.
La mission du Protectorat doit se limiter à assister le gouvernement marocain dans la mise en place des réformes dont le pays a besoin. Or, force est de constater que la puissance protectrice, au lieu d'introduire le train de réformes souhaité, applique une politique ségrégationniste et prend des mesures impopulaires que le Maroc rejette catégoriquement.
Sur le plan administratif, le rapport préconise une réforme radicale des structures existantes et leur remplacement par un appareil administratif conforme aux exigences des Conventions Internationales, demande l'abolition de la législation qui a facilité le passage au système de l'administration directe, exige le respect de la personnalité marocaine qu'incarne Sa Majesté le Sultan et aborde la question des frontières marocaines en insistant sur la nécessité de sauvegarder l'intégrité territoriale du pays.
Le rapport analyse la composition du gouvernement et les pouvoirs qui lui sont dévolus, puis s'attarde sur l'appareil administratif et les conditions de recrutement des fonctionnaires. Il passe ensuite en revue les municipalités et leurs conditions d'organisation et de fonctionnement. Il procède à l'étude des champs d'action des chambres économiques et met l'accent sur la constitution d'un Conseil National et les modalités de l'élection de ses membres...
Il aborde ensuite la question des libertés publiques et privées, et revendique le droit à la liberté d'expression et d'opinion et sa consécration par une législation appropriée. Il met l'accent aussi sur le droit à la liberté de réunion et d'association ainsi que sur la suppression de la formalité anachronique du passeport entre les trois parties morcelées du Maroc, à savoir la zône sud sous influence française, la zône nord, dite zône khalifienne sous influence espagnole et la zône internationale de Tanger.
De plus, en attendant l'adoption d'un Code de Nationalité et d'Etat Civil, le rapport traîte des réformes qu'il convient d'introduire dans les rouages de la justice, qui requièrent l'adoption d'un système judiciaire et d'un corps de lois qui tirent leur force de la doctrine et de la jurisprudence islamiques. Il préconise la création de tribunaux, en en précisant les règles de procédure et les domaines de compétence selon le caractère public, privé ou pénal des infractions portées à leur jugement.
Il place au premier rang des revendications la séparation des pouvoirs et la protection des juges des immixtions administratives dans les affaires de la justice, et invite à accélérer la formation d'un corps de magistrats et la réorganisation de la profession d'avocat et celle des procureurs. Il demande à ce que le régime carcéral soit revu et amélioré dans les villes et les campagnes, et que les conditions de détention des prisonniers politiques tiennent compte du fait qu'il ne leur est pas reproché d'avoir commis un crime de droit commun, mais tout simplement d'avoir librement exprimé leur opinion et manifesté leur attachement à la cause nationale.
Le rapport passe ensuite aux questions sociales en préconisant une réforme radicale du système de l'enseignement qui exige une unification des programmes dans tous les établissements scolaires. Il demande d'accorder une attention particulière à l'enseignement agricole, commercial, industriel et militaire, sans oublier l'enseignement religieux et l'enseignement libre qui se heurtent l'un et l'autre à toutes sortes d'obstacles, et sans négliger la formation des formateurs et celle des enseignants.
L'exposé des revendications souhaite que soit revu le système de fonctionnement de l'Administration des Habous musulmanes chargée de gérer les biens en déshérence qui lui sont confiés et les donations qui lui sont faites pour perpétuer une oeuvre charitable, sociale ou culturelle, et que soit créé un Conseil Supérieur des Habous pour veiller à la conservation et à la bonne gestion des biens placés sous sa protection.
Dans le domaine de la santé publique et de l'assistance sociale, le rapport met l'accent sur la nécessité d'ouvrir des hôpitaux, des dispensaires et des maternités ainsi que des hospices pour accueillr les vieillards et les personnes dans le besoin. Il demande la fermeture des débits de boissons, l'interdiction des jeux de hasard et de la prostitution secrète ou publique.
Le rapport a ensuite accordé un intérêt particulier à la question ouvrière en insistant sur la nécessité d'appliquer au monde du travail marocain les conventions internationales du travail, d'arrêter la durée du travail à 8 heures par jour, d'autoriser la constitution de syndicats ouvriers marocains pour assurer la défense des intérêts de nos travailleurs.
Les réformes économiques et la politique économique d'une manière générale ont fait l'objet d'un développement approprié dans le cahier des revendications qui a critiqué la politique coloniale et demandé l'application de réformes au secteur agricole, l'abolition du système d'expropriation abusive pour soi-disant utilité publique, la formation d'assistants agricoles marocains, la protection des agriculteurs contre les intérêts usuraires et les coups de fouet auxquels ils sont constamment exposés, la préservation des droits des tribus de pouvoir accéder aux forêts limitrophes.
Dans le domaine foncier, le Cahier des Revendications demande la création d'un Conseil Supérieur qui serait chargé de gérer les terres des communes rurales et de procéder à la redistribution aux pauvres paysans des terres en déshérence, à l'exception de celles qui sont propriété du Makhzen.
Puis, le rapport s'est attaqué au système fiscal et a demandé aux autorités de n'appliquer les prélèvements d'impôts qu'aux seuls revenus, transactions et produits dont l'imposition est prévue par la loi, et de procéder à l'allègement des impôts indirects.
Dans les revendications diverses, le rapport demande à la puissance protectrice de revenir sur sa décision d'appliquer sa politique berbère, d'interdire les missions d'évangélisation dans les milieux musulmans, de considérer l'arabe comme la langue officielle du pays et de l'utiliser dans tous les secteurs publics et privés.
En dernier lieu, le Cahier des Revendications exige le respect de l'étendard marocain, des fêtes islamiques et demande à ce que le jour anniversaire de l'intrônisation du Sultan soit proclamé fête nationale et considéré comme jour férié.
Abderraouf Hajji