Saïd Hajji a vu le jour à Salé le 29 février 1912, un mois jour pour jour avant la signature du Traîté de Fès qui a placé la moitié sud du Maroc sous le protectorat français. Il avait à peine sept ans lorsque son frère Abderrahman, l'aîné de la famille, qui avait onze ans de plus que lui, se faisait remarquer par sa fougue patriotique et l'intérêt qu'il portait à la presse du Moyen Orient à laquelle il était abonné et dont il commentait les principaux articles aux cercles de ses amis qui le qualifiaient de "Zaghloul du Maroc".
C'était la période où les nationalistes égyptiens s'étaient regroupés autour de ce grand patriote pour réclamer l'indépendace de l'Egypte. C'était aussi la période au cours de laquelle le nouveau parti créé par Saâd Zaghloul, le parti Wafd, ayant perdu tout espoir d'aboutir à une solution politique de la question égyptienne avec la Grande Bretagne, est entré en lutte ouverte contre l'occupant britannique, créant de 1919 à 1922 un climat de troubles allant des grèves aux attentats en passant par les émeutes et les actes de sabotage.
C'est ainsi que le jeune Saïd a appris que son grand frère a écopé de quinze jours de prison pour avoir organisé une manifestation de solidarité avec l'ancien pacha de la ville, Abdallah Bansaïd que les autorités du protectorat avaient déporté dans une localité reculée du pays pour avoir manifesté sa désapprobation des nouvelles dispositions fiscales, dont les artisans et les petits commerçants allaient faire les frais.
Saïd a passé le plus clair de sa jeunesse à écouter les nouvelles de la guerre du Rif qui a duré de 1921 à 1926. Il partageait l'enthousisme de son frère aîné qui entretenait une correspondance suivie avec les dirigeants de la révolution riffaine et leur proposait de mettre à leur disposition son propre domicile pour en faire un lieu d'accueil des volontaires en même temps qu'un dispensaire pour soigner les blessés. Il était fier des victoires remportées par Abdelkrim sur les armées d'occupation et croyait que la victoire finale était à sa portée lorsque ses troupes arrivèrent jusqu'aux environs de Fès. Malheureusement, l'intervention de nouveaux renforts de troupes métropolitaines appuyés par une puissante logistique de ravitaillement en matériel militaire a eu raison de la ténacité d'Abdelkrim qui a dû finalement déposer les armes et se rendre à l'ennemi, avant de prendre la route de l'exil vers l'Ile de la Réunion.
La défaite du chef riffain a été unanimement ressentie comme un coup de fouet pour réveiller le Maroc de sa torpeur. Faute de moyens militaires à opposer désormais à la force de l'ennemi, Saïd, alors âgé de quatorze ans, pensait déjà à la continuation du combat par des moyens pacifiques, ce qui ne l'empêchait pas de nourrir sa fibre patriotique en lisant et relisant ce poème que son frère Abderrahman a intitulé: "La reddition d'Abdelkrim", et dont ci-dessous quelques extraits traduits de l'arabe:
Est-ce vrai ces nouvelles colportées par la presse?
Le monde en est troublé, le moral en détresse.
Est-ce qu'Abdelkrim, de sa vie au péril,
Est pris comme prisonnier qu'on condamne à l'exil?
Comment, après avoir remué ciel et terre,
En brandissant l'épée, symbôle de ta colère,
Te laisses-tu fléchir, alors que l'ennemi,
Témoin de ton courage, de panique frémit,
Et que ton nom partout, dans tous les lieux, circule,
Où les volontaires foisonnent et pullulent?
Comment est-ce possible qu'après tant de conquêtes
Tu laisses tes détracteurs savourer ta défaite?
Comment est-ce possible qu'après tant de victoires
Tu te résignes à subir un tel déboire?
C'est dans ce climat chargé d'émotions et avec cet esprit prêt à affronter la phase de la lutte politique qu'au lendemain de la reddition d'Abdelkrim, le jeune Saïd, alors âgé de 15 ans, a créé avec un petit groupe de ses amis une association qu'ils ont baptisée du nom d'"Alwidad" (la Concorde) et dotée d'un journal de même nom où il s'est exercé au style de l'écriture journalistique.
Dans une note manuscrite datée du 1er janvier 1929, Saïd a tenu à jeter un regard rétrospectif sur les étapes qu'il avait parcourues, à son jeune âge, depuis la période de l'école coranique qui prodiguait un enseignement traditionnel dont, de son propre aveu, il ne lui était pas resté grand'chose, jusqu'à son accès à l'une de ces écoles publiques qui venaient de voir le jour dans sa ville natale. Il ressort de cette rétrospective que Saïd Hajji aspirait dès sa prime enfance à ce que le système archaïque de l'enseignement traditionnel fût revu de fond en comble et que lui fussent substituées les méthodes avancées de l'enseignement moderne. Il a même tenu à associer dans cette perspective le public des lecteurs du journal "Alwidad" qu'il faisait paraître entièrement manuscrit et faisait recopier en plusieurs exemplaires qu'il distribuait dans les grandes villes du pays. Ce journal, dont il était à la fois le directeur et le rédacteur en chef, avait pour devise: "Amitié et concorde par delà les classes, les races et les religions".
Il est à noter que l'association "Alwidad" a réussi à créer plusieurs journaux, tous manuscrits, tous placés sous la responsabilité de Saïd Hajji, parmi lesquels, outre le journal hebdomadaire "Alwidad" déjà cité, il y a lieu de mentionner le "Widad" mensuel en 24 pages, le journal "Almadrassa" (l'Ecole) et le journal "Alwatan" (la Nation). Saïd a assuré la parution régulière de tous ces journaux depuis 1927 jusqu'à son départ fin novembre 1930 au Moyen Orient pour y poursuivre ses études. laissant à son ami Abou Bakr Kadiri le soin d'assurer la continuité de leur parution, tout en restant, pour ce faire, en contact permanent avec lui. Quant aux sujets qui étaient développés dans ces différents journaux, ils se rapportaient pour l'essentiel aux problèmes de la jeunesse, au mouvement des idées qui occupaient l'esprit de la société intellectuelle de l'époque, à la synthèse d'ouvrages historiques, scientifiques ou littéraires et au cours des évènements à caractère national ou international.
C'est ainsi que le journal "Alwidad" a repris dans un de ses numéros spéciaux daté du 8 janvier 1929 et portant le No 52, une photo publiée par le journal "la Croix" de Casablanca dans son No 107, représentant le Maroc de l'ère coloniale comme une personne serrée dans une presse en train de mourir petit à petit, sans que personne ne vienne à son secours. Cette photo placée au milieu de la première page, est assortie du commentaire suivant:
"Et nous voilà en train de verser les larmes de la mère qui perd son enfant et de ne rien espérer de la vie, comme l'a écrit ce journal.. C'est sur cette base que notre journal a été créé Il a été créé pour combattre le colonialisme et l'esclavage et n'a été créé qu'à la seule fin d'éradiquer ce fléau qui menace la vie de nos compatriotes. Que chaque Marocain écoute et lise, qu'il pleure la situation déplorable dans laquelle il se trouve. Il sera condamné à être anéanti s'il ne se réveille pas sur le champ et n'adopte pas la devise: la mort si nécessaire et que vive le Maroc!".
A l'occasion de l'ouverture de l'école d'Azrou que les Français destinaient à la formation de nouvelles générations de Berbères, et où l'enseignement de l'arabe et de la religion musulmane était strictement interdit, Saïd a fait paraître au No 65 du 9 mai 1929 un article intitulé : "Un grave danger menace notre langue. Nous devons y faire attention". Il a analysé les conséquences désastreuses de ce que l'Autorité du Protectorat était en train d'entreprendre pour séparer les habitants des villes et des campagnes et rompre les liens de fraternité qui ont toujours existé entre arabes et berbères en combattant la langue arabe, qui est la langue du Coran et en restreignant l'enseignement aux matières dispensées exclusivement en langue française afin de creuser un fossé infranchissable entre les élèves de l'école d'Azrou et leurs compatriotes dans les autres régions du Maroc. Saïd incite les Marocains dans cet article à élever de vives protestations et à organiser des manifestations contre l'abominable politique coloniale.
Il convient de préciser, afin de lever toute équivoque, que le journal "Alwidad" dont il est question ici, est bien le journal manuscrit que Saïd Hajji dirigeait depuis 1927 jusqu'à son départ pour le Moyen Orient fin 1930. Il comptait parmi ses principaux collaborateurs, Mohamed Chemao, Sedik ben Larbi et Mustafa Algharbi. Abou Bakr Kadiri en a assuré l'interim à partir de 1931, mais le journal a dû peu de temps après cesser de paraître faute de soutien logistique et financier. Lorsque Saïd est rentré définitivement au Maroc en 1935, il envisageait la création d'un journal imprimé, renonçant ainsi à faire revivre son projet initial de journal manuscrit.
De plus, son principal collaborateur, qui comptait parmi les pionniers du Mouvement National, Mohamed Chemao, s'est retiré du groupe des nationalistes de Salé, en commençant par démissionner de l'Association pour la Conservation du Coran, justifiant sa décision en ces termes:
"Mohamed Chemao reconnaît avoir été membre de cette Association lorsque ses convenances personnelles le lui permettaient,mais dès lors qu'il a choisi une autre voie, il estime que sa nouvelle situation est désormais devenue incompatible avec la poursuite de ses activités au sein de l'Association".
Dans quelle direction Mohamed Chemao s'est-il orienté depuis cette date? Il nous est difficile de nous substituer au verdict de l'histoire, faute de disposer d'une documentation appropriée sur le parcours politique de l'intéressé. Tout au plus, nous est-il possible de nous référer aux numéros du journal imprimé que Chemao a fait paraître quelques années plus tard sous le titre usurpé d'"Alwidad" pour nous rendre compte de l'orientation éhontée que cette publication a prise en accordant un soutien inconditionnel et sans réserve aux thèses de la politique coloniale de la France, qu'il combattait pourtant de toutes ses forces pendant qu'il faisait encore partie du groupe des nationalistes de Salé.
Quoiqu'il en soit, cette donnée historique susceptible de prêter à confusion étant ainsi précisée, l'Association "Alwidad" peut être considérée comme le noyau d'un mouvement qui a ouvert la voie à un véritable encadrement intellectuel de la societe civile. Elle a été le point de départ d'une prise de conscience qui s'est traduite par la création de groupements tels que l'Association de la Conservation du Coran qui s'est constituée à Salé avec pour but de doter les mosquées d'un nombre suffisant d'exemplaires du Coran et y unifier la lecture commune du livre sacré, mettant ainsi fin au chaos qui était jusque-là provoqué par les lectures individuelles et marquant par la même occasion la volonté collective des fidèles de glorifier à l'unisson la parole de Dieu en nourrissant le sentiment d'appartenance à une communauté régie par les valeurs de l'Islam.
Mais, c'est sans doute la création du Club Littéraire de Salé qui a fourni à Saïd Hajji la tribune idéale pour faire valoir les idées de progrès qu'il tenait à communiquer à ceux parmi ses concitoyens qui continuaient de dormir sur leurs lauriers. Il a ainsi animé une série de causeries sur les avantages et les inconvénients de nos us et coutumes, insistant sur la nécessité d'en conserver jalousement les aspects positifs, quitte à bannir certaines de nos traditions dont le caractère primitif jure avec l'état de progrès du monde moderne qui nous entoure. Il a tenu également un certain nombre de conférences devant le public des intellectuels de Salé pour le mettre au courant des étapes parcourues par la renaissance littéraire du Moyen-Orient et n'a pas manqué de lui faire part aussi des idées que l'on se faisait dans les pays arabes du Maroc et des Marocains.
Dans le domaine des réalisations et de la planification des projets, Saïd Hajji était le type même de l'entrepreneur qui ne comptait que sur lui-même, quelque fût l'effort qu'il était appelé à fournir pour atteindre ses objectifs. Il a créé "la Société Marocaine d'Editions" dans le but de réimprimer certains ouvrages anciens devenus pratiquement inaccessibles en raison de leur très mauvaise qualité d'impression et surtout du fait que les rares exemplaires encore disponibles avaient subi l'épreuve du temps et étaient en train de se détériorer faute de soin et d'entretien.
A cette fin, il a procédé à l'acquisition d'une imprimerie à Salé qui, malgré le caractere désuet de ses équipements et la composition manuelle des textes destinés à l'impression qui y était pratiquée, lui a permis d'atteindre une partie non négligeable de ses objectifs avec la réédition de plusieurs ouvrages anciens et la réalisation de nouvelles publications à partir de manuscrits qui étaient conservés dans des bibliothèques privées dans des conditions peu conformes aux normes requises par les procédés d'usage dans les techniques de la conservation professionnelle des livres et autres documents d'archives.
Il a réussi, en outre, à faire paraître le premier fleuron de la presse nationale d'expression arabe - le journal "Almaghrib" - à raison d'abord de trois parutions par semaine, puis lorsqu'il lui a été donné de faire l'acquisition d'une imprimerie mieux équipée - l'imprimerie "Al Omnia" à Rabat - il a non seulement pu assurer la parution quotidienne du journal, mais il l'a accompagné d'un supplément littéraire hebdomadaire, puis d'une revue mensuelle, dont la collection constitue de nos jours un domaine de référence obligé pour quiconque s'intéresse à la vie littéraire et artistique du Maroc des années trente.
Parmi les projets dont il avait planifié la réalisation et auxquels il tenait le plus, il y a lieu de citer:
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la création d'une Société Marocaine de Développement Economique;
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l'ouverture d'un Bureau d'Etudes et de Documentation qui serait chargé de constituer un fond d'archives destiné à alimenter une banque de données regroupant toutes sortes d'informations sur le Maroc;
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la création d'une institution multi-fonctionnelle dénommée "Dar Al Atlas" et comprenant:
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Un bureau des Affaires Culturelles;
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Un bureau de Presse;
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Un bureau des Editions;
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et un bureau des Impressions.
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Trois ans après la fin de la guerre du Rif, les frères Saïd et Abdelkrim, âgés respectivement de 17 et 19 ans, ont adressé de Londres, où ils suivaient des cours d'anglais au Marbel school, une lettre datée du 18 août 1929 au chef suprême de la révolution riffaine pour lui faire part de la fierté qu'ils ressentaient en tant que Marocains de remarquer le prestige dont il jouissait dans les milieux musulmans en Grande Bretagne où
"nombreux étaient ceux qui connaissaient son nom grâce à ses exploits qui étonnèrent le monde".
Ils lui ont réitéré leur indéfectible attachement ainsi que leur admiration pour les éclatantes victoires qu'il avait remportées sur les armées de la coalition franco-espagnole, et n'ont pas manqué de lui témoigner la profonde sympathie qu'ils avaient pour le chef éminent qu'il était pour s'être battu jusqu'à l'extrême limite de ses forces et de la vaillance de ses troupes dans le but de délivrer la patrie du joug du colonialisme.
La lettre, empreinte d'un fervent élan patriotique, s'est terminée par l'expression d'un sentiment de révolte contre l'ordre établi, et d'aspiration à une vie de dignité ainsi formulée:
"Adieu! Adieu! Vive notre patrie libérée! Que le souffle de la liberté fasse flotter l'étendard chéri de notre patrie!"
Cette lettre a été envoyée à la Réunion où le chef riffain était exilé après sa défaite en 1926. Mais elle n'est pas arrivée à destination, ayant été interceptée par les services de sécurité et remise au Gouverneur de l'Ile qui a aussitôt alerté le Ministre des Colonies, lequel s'est renseigné auprès de son collègue des Affaires Etrangères pour savoir s'il pouvait ou non autoriser le Gouverneur de la Réunion à remettre la lettre à son destinataire. La réponse du Quai d'Orsay a été catégorique, le ministre estimant
"inopportun de remettre à Abdelkrim aucun document de ce genre, qui serait de nature à lui faire croire qu'il comptait encore des partisans résolus au Maroc".
L'initiative des frères Hajji d'écrire à Abdelkrim a provoqué un véritable branle-bas de combat au sein de l'appareil administratif. La Direction des Affaires Politiques au Ministère des Affaires Etrangères a transmis la traduction de la lettre au Résident Général de France au Maroc. Elle a fait suivre cette transmission par l'envoi d'une note de l'Ambassade de France à Londres fournissant de plus amples informations sur les conditions de séjour des intéressés dans la capitale britannique. De son côté, le Résident Général a fait établir par les services du contrôle civil deux notes, l'une donnant des renseignements précis sur les auteurs de la lettre et les membres de leur famille, l'autre rendant compte de la déclaration faite par Abdelkrim Hajji lors de l'interrogatoire que lui a fait subir le contrôleur chef de la région civile de Rabat au sujet de cette affaire. Partant de ces données, le Commissaire Résident Général de France à Rabat a fourni au Ministre des Affaires Etrangères les éléments d'information qu'il attendait pour déterminer si l'initiative prise par les frères Hajji d'écrire au chef riffain ne répondait pas à des fins politiques. Il lui a transmis également des informations recueillies à la source sur la filiation des intéressés et leurs attaches de famille.
A l'issue de ce remue-ménage provoqué par la lettre adressée au chef riffain, il a été signifié aux deux frères, qui étaient de retour au Maroc, que leur demande de renouvellement de passeport pour se rendre à Naplouse dans le but de poursuivre leurs études dans cette ville de la Palestine, s'est heurtée au refus des autorités de contrôle civil, et qu'ils étaient assignés l'un et l'autre à ne pas quitter le territoire national jusqu'à nouvel ordre. Cette mesure a trouvé une justification a posteriori dans un rapport de mission établi par un professeur à l'Institut des Hautes Etudes Marocaines à l'occasion d'une tournée qu'il a effectuée au Moyen Orient. Il ressort des conclusions de ce rapport que
"la ville de Naplouse est réputée par son fanatisme musulman et par sa xénophobie" et qu'on y reçoit "des leçons de nationalisme dont les puissances coloniales font les frais".
Mais, au lieu de se laisser intimider par cette restriction arbitraire à leur liberté de mouvemement, Saïd et Abdelkrim - et surtout ce dernier - ont trouvé dans la publication du dahir berbère l'occasion idoine pour jouer les premiers rôles sur la scène politique, en prenant l'initiative d'organiser un vaste mouvement de protestation contre les visées séparatistes de la politique coloniale fondée sur le principe bien connu "divide et impera". Nous renvoyons le lecteur aux développements consacrés à ce mouvement de protestation dans les parties de cet ouvrage réservées à la question berbère et surtout à l'article en annexe intitulé "l'anneau manquant de l'histoire du Mouvement National" dans lequel Abdelkrim Hajji donne sa version des faits en tant que principal instigateur du mouvement de protestation qui a fait tâche d'huile à travers tout le pays.
Vers la mi-octobre, les autorités du Protectorat ont acquiescé à la demande d'autorisation introduite par Ahmed Hajji d'envoyer ses enfants poursuivre leurs études à l'Université Islamique de Beyrouth en prenant en considération le fait que cette demande était motivée par le souci de l'intéressé d'eloigner ses fils de la scène politique et surtout par le choix de Beyrouth qui, placée sous mandat français, permettrait d'exercer une surveillance étroite de leurs faits et gestes par le Haut Commissaire de France au Liban.
Mais, malgré cette surveillance, Saïd et Abdelkrim ont mis à profit leur séjour au Moyen Orient pour mener une vaste campagne de propagande en faveur de la cause marocaine dans l'ensemble des pays de la région. Avec la collaboration active des étudiants de Tétouan qui poursuivaient leurs études à Naplouse et au Caire, ils ont mis au point un programme d'actions tendant à renforcer les prises de contact avec les organes de presse et les leaders d'opinion pour que leur soutien ne se limite pas à la seule question berbère, mais soit plus général et nous apporte l'appui moral nécessaire dans toutes les phases de l'épreuve que traverse notre pays
C'est ainsi que les journaux égyptiens "Al Fath" et "Al Manar" ont publié une série d'articles dénonçant la politique coloniale. Puis c'était au tour de la revue "Al Arab" de Jérusalem de prendre la relève. Saïd entretenait une correspondance suivie avec un nombre important d'organes de presse tels que les journaux égyptiens "Combat", "l'Alliance Islamique" et "l'Etoile d'Orient", "la Défense Palestinienne", "l'Appel" de Syrie, "le Monde Arabe" et "l'Istiqlal" de Baghdad, pour ne citer que les plus importantes publications de la région que Saïd alimentait en permanence d'articles sur la situation politique au Maroc, les problèmes dans lesquels le pays se débattait sur le plan économique et social, la question de l'enseignement, la question agricole, la cause berbère et ainsi de suite. Les contacts établis avec les organes de presse et les leaders d'opinion ont prouvé que la question marocaine n'était pas connue dans les pays arabes et qu'il était nécessaire de créer une sorte de mission permanente qui serait chargée de diffuser les informations concernant le Maroc comme le ferait une agence de presse. C'est ainsi que Saïd a initié la création d'un "Comité Marocain au Proche Orient" dont les objectifs et le plan d'action ont fait l'objet d'un document daté du 30 avril 1933.
Sur le plan des objectifs, le document se propose de mieux faire connaître le Maroc, en diffusant des informations exemptes de mensonges et de falsifications et en informant les leaders d'opinion et le public arabe en général des évènements qui secouent notre pays et ce, d'une manière conforme à la réalité et à l'évidence des faits. Tels sont les objectifs que le Comité s'est tracés pour assurer une meilleure pénétration du message marocain dans les pays de l'Orient Arabe.
En ce qui concerne le plan d'action, il prévoit la création d'un organisme nord africain chargé de la promotion politique de nos pays respectifs au Moyen Orient et l'adhésion de cet organisme à l'Association de la Jeunesse musulmane d'Afrique du Nord. Le plan prévoit également une prise de contact avec les associations, les institutions et les foyers nord africains, quelles que soient leurs tendances politiques et la nature de leurs activités. Il invite à renforcer les relations avec les journaux, les revues, les éditeurs, les hommes de lettres, les poètes, la classe politique, les personnes et les organismes qui oeuvrent pour l'intérêt général. Cet organisme doit être doté d'un président élu, d'un secrétaire général et d'un trésorier. Chaque membre doit couvrir les dépenses incombant à son pays, le comité se chargeant de faire face aux dépenses communes sur le fonds de roulement alimenté par les abonnements. Les membres doivent présenter un rapport d'activités sur leurs pays respectifs à la fin de chaque mois. Le comité devra, pour sa part, commencer ses activités de presse par des articles rédactionnels sur l'histoire et la géographie de chacun des pays concernés, quitte à aborder par la suite les questions d'actualité sur le plan politique, économique, social ou culturel.
En juillet 1932, Saïd est revenu de Damas avec son frère Abdelkrim pour passer les vacances d'été au Maroc. C'était une occasion pour reprendre les réunions avec le groupe des nationalistes de Salé qui était composé de Mohammed Hassar, Abou Bakr Kadiri, Haj Ahmed Maâninou et, jusqu'à son retrait du groupe, Mohammed Chemao. A l'occasion de ces réunions, ils ont arrêté de nouvelles méthodes de travail, créé une caisse pour faire face aux dépenses inhérentes aux activités qu'ils déployaient et adopté un pacte national aux termes duquel le groupe s'engageait à mobiliser la jeunesse autour de certaines actions à caractère national et mettre à sa disposition des livres de lecture et un choix de journaux, à présenter à l'occasion de chaque réunion un rapport détaillé sur la situation générale du pays, à envoyer des articles sur les évènements qui se produisaient au Maroc à la presse arabe d'orient et à constituer une banque de données avec les livres et autres publications qui paraissaient sur notre pays.
Pendant l'été 1933, le groupe de Salé a été saisi par l'un de ses membres, Mohammed Hassar, du projet d'élaboration d'un programme de revendications à soumettre sous forme de cahier de doléances aux Autorités du Protectorat, en réponse aux allégations qu'elles propageaient pour dénigrer les milieux nationalistes qui n'auraient, selon elles, ni programme ni objectifs clairs et précis. Après une étude minutieuse des documents soumis par l'auteur de l'idée à l'appui de son projet, Boubker Kadiri et Abdelkrim Hajji qui se trouvait en ce moment au Maroc ont été chargés par le reste du groupe d'aller présenter ce projet de programme à Mohammed Elyazidi et au groupe de Rabat, tandis que Haj Ahmed Maâninou a eu pour mission d'en informer le groupe de Fès. Saïd Hajji, qui se trouvait encore à Damas, a été tenu au courant aussi bien par l'auteur du projet que par Abou Bakr Kadiri; et lorsqu'il est entré au Maroc pour la saison estivale, il a été approché par Mohammed Elyazidi qui lui a proposé de faire partie d'une commission restreinte comprenant, outre Saïd Hajji et lui-même, Omar ben Abdeljalil et Hassan Bouâyad pour élaborer "le Cahier des Revendications du Peuple Marocain" proposé par Mohammed Hassar. Cette commission s'est réunie à huis clos au domicile d'Elyazidi pendant une quarantaine de jours. Mais le résultat de son travail n'a été présenté qu'en décembre 1934 aux Hautes Instances du pays ainsi qu'au Gouvernement français et au Résident Général de France à Rabat. Une version abrégée de ce document se limitant aux revendications urgentes a été soumise aux mêmes instances après avoir reçu l'approbation du premier congrès du Comité d'Action Nationale qui s'était tenu le 25 octobre 1936.
Rentré définitivement au Maroc, Saïd a adressé aux autorités compétentes, en date de juillet 1935, une demande de création d'une revue littéraire; mais sa demande a été rejetée sans aucun motif de nature à justifier ce refus. Il revient à la charge en janvier 1936, en adressant une lettre au Résident Général dans laquelle il se plaint des entraves apportées à la liberté de presse. Il multiplie ses voyages à l'intérieur du Maroc pour reprendre contact avec les éléments nationalistes des différentes villes et coordonner avec eux les activités du Comité d'Action Marocaine au plan national. Il a été particulièrement remarqué par les services de sécurité à l'occasion des déplacements qu'il effectuait à Marrakech et surtout à Tétouan, où il a été soupçonné de jouer le rôle d'agent de liaison avec les nationalistes de la zône Nord qui était placée sous protectorat espagnol. Il donne des conférences au Club littéraire de Salé et dispense des cours à titre bénévole à l'école libre gérée par Abou Bakr Kadiri. Il reçoit fréquemment à son domicile les nationalistes de Salé et des autres villes du Maroc. Il est mêlé à la campagne d'opinion contre le retour des cendres du Maréchal Lyautey. Il correspond avec les journaux de la zône nord et est l'agent mandataire dans la zône sud de la revue "Almaghrib Aljadid" que Mekki Naciri faisait paraître dans la zône internationale de Tanger.
Une fiche de renseignements de la Direction des Affaires Indigènes le signale
"comme un des chefs du mouvement d'opposition à Salé où il prend de plus en plus d'influence".
Les circonstances ont voulu que son départ au Proche-Orient en 1930 et son retour au Maroc en 1935 soient marqués par deux évènements portant l'un et l'autre une grave atteinte à la souveraineté du Maroc incarnée par Sa Majesté le Sultan: le dahir berbère et la question du Conseil Consultatif du Gouvernement.
Institué en 1919 par le Maréchal Lyautey en sa qualité de premier Résident Général de France au Maroc, ce Conseil représente la colonie française dans son ensemble. Ses membres, librement élus, appartiennent à trois groupes distincts: les agriculteurs, les commerçants et industriels et un troisième tiers qui ne fait partie ni du premier ni du second groupe. L'intention qui avait présidé, semble-t-il, à sa création était d'en faire un organe de consultation dans les affaires économiques et professionnelles; mais dans la pratique, le Conseil a fini par acquérir un pouvoir de décision et d'orientation de la politique du Gouvernement dans la plupart des domaines de son intervention. Au moment de la création du Conseil, ses membres étaient réduits à écouter les rapports qui leur étaient présentés sur les différents secteurs de l'activité économique et sociale, à les discuter et à y apporter quelques modifications de détails dans le sens des intérêts de leurs mandants, sans nullement tenir compte de l'intérêt des Marocains comme s'ils n'existaient même pas à leurs yeux. A l'issue des travaux du Conseil qui durent généralement plusieurs jours, et une fois toutes les décisions sont prises et entérinées, on réunit pour la forme un pseudo-conseil auquel participent quelques Marocains désignés intuitu personae par le Gouvernement du Protectorat pour approuver les décisions prises par le Conseil Consultatif où seuls les Français sont représentés.
Ainsi, Saïd a été confronté dès la première année de son retour définitif de Damas, à une crise apparemment franco-française, mais dont la nation marocaine allait être la principale victime, puisque le conflit qui opposait le Résident Général Ponsot à la colonie française au Conseil Consultatif du Gouvernement mettait en évidence la volonté de cette colonie de s'accaparer tous les droits, en voulant disposer au sein du Conseil du pouvoir de décision en matière de gestion des finances publiques, d'établissement de l'assiette fiscale et de réorientation de la répartition des crédits budgétaires en fonction de l'unique intérêt des Français établis au Maroc. Cette colonie visait aussi l'exploitation sans partage des ressources du pays et une substitution pure et simple aux attributs de souveraineté du Sultan et même à l'autorité du Résident Général lui-même, en s'investissant du pouvoir d'initier et d'édicter les lois et les règlements que le Souverain, dont les prérogatives allaient ainsi être réduites à celles d'une chambre d'enregistrement, n'avait plus qu'à signer les yeux fermés.
Faute de disposer de journaux nationaux pour faire entendre sa voix, le Comité d'Action Nationale, au sein duquel Saïd jouait un rôle prépondérant, faisait connaître ses prises de position par la diffusion de tracts manuscrits, dénonçant les visées hégémonistes de la colonie française au Maroc et se plaignant de la situation de misère imposée au peuple marocain, alors que la plus grande partie des crédits budgétaires perçus exclusivement sur les nationaux était destinée à couvrir les émoluments et salaires d'une pléthore de fonctionnaires venus de la Métropole pour lesquels on créait des emplois sur mesure, et qui étaient rarement recrutés en fonction des postes budgétaires disponibles. Un rapport du Comité d'Action Nationale a fait état de 16.551 fonctiionnaires français pour une population évaluée en 1930 à 5 millions d'habitants, alors qu'ailleurs, en Indochine par exemple, ce nombre ne dépassait guère les 6.000 fonctionnaires pour une population estimée à cette époque à plus de 20 millions d'habitants.
Lorsque le Résident Général a proposé la réduction du nombre exorbitant de fonctionnaires qui constituait un véritable fardeau pour le budget de l'Etat, c'était la goutte qui a fait déborder le vase. Les membres du Conseil ont déclaré qu'ils allaient cesser toute coopération avec les autorités en place et ont fait valoir qu'ils se considéraient désormais non plus comme un simple organe consultatif mais comme un organe de décision. C'était une guerre larvée que déclarait la communauté française au Gouvernement du Protectorat.
Le Comité d'Action Nationale a diffusé à l'occasion de la réunion de la commission budgétaire qui a été le théâtre de cette levée de boucliers, une série de communiqués rendant compte de l'atmosphère des débats qui ont lieu au sein de cette commission, et les assortissant des commentaires suivants:
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Il n'échappe à personne que les organismes réservés aux seuls Français qui ignorent l'existence du peuple marocain et de ses droits font fi de toute légalité et ne se conforment en aucune manière à l'esprit du Protectorat ni aux accords et aux engagements contractés par le Gouvernement de la République.
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Bien que la Résidence Française ait instauré des organismes contraires à l'esprit du Protectorat, où la voix des Marocains est totalement absente, et bien qu'elle ait offert aux représentants démissionnaires de réintégrer leurs fonctions au sein du Conseil, ceux-ci ont rejeté l'offre que le Résident Général Ponsot leur a faite.
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Notre mouvement n'a pas manqué, à cette occasion, d'adresser aux commissions spécialisées du Sénat et de la Chambre des Députés, un memorandum exposant l'état de désolation et de misère dans lequel se trouve le peuple marocain par le fait des impôts exorbitants auxquels il est assujetti. Nous avons réussi à convaincre ces commissions sur le fait que les membres de la colonie française ne peuvent pas prétendre bénéficier à la fois des droits accordés aux Français de la Métropole et des avantages résultant de l'appartenance à la nationalité marocaine.
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A l'occasion de la constitution du nouveau Gouvernement, le Comité d'Action Nationale a jugé de son devoir d'attirer l'attention sur la gravité de la situation créée par le différend qui opposait l'Administration du Protectorat aux représentants de la colonie française et rappelé que tout organisme agissant au nom de l'Etat marocain et constitué uniquement de Français était une atteinte flagrante à l'esprit et à la lettre du Traîté du Protectorat et devait par conséquent être supprimé et remplacé par un organe consultatif reconnaissant aux Marocains le droit de participer à la gestion des affaires de leur pays.
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Le Comité a précisé qu'il suivait de très près les évènements qui se déroulaient à la commission budgétaire et qu'il ne ménageait aucun effort pour convaincre les milieux officiels français de la nécessité de sauvegarder le droit légitime de la nation marocaine de participer aux décisions concernant la chose publique au Maroc.
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Il a pris acte de ce que les émissaires envoyés par la colonie française à Paris n'ont pas réussi à influencer les commissions parlementaires. Bien au contraire, le représentant du Sénat à la Commission des Affaires Etrangères leur a fait savoir que "beaucoup de Français oublient que le Maroc n'est pas un champ de bataille électorale français et qu'il est de notre devoir de tenir compte des Marocains, qui sont la majorité, et qui ont des droits que le Parlement se doit de respecter".
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Le Comité d'action Nationale a consacré le dernier de ses communiqués relatifs à cette affaire à la déclaration faite par le Résident Général Henri Ponsot devant la Commission des Colonies et des Pays sous Protectorat. Mr Ponsot s'est posé la question de savoir "quelle politique la France devait adopter à l'égard du Maroc". "Ce serait un leurre", a-t-il ajouté, "de rester attachés à la politique qui y a été suivie depuis quinze ans. Nous devons adapter notre conduite à l'évolution que le pays a connue. Nous ne devons pas nous arrêter au stade des réalisations que nous avons accomplies. L'exemple des pays musulmans nous incite à redoubler d'efforts et à adopter une politique plus dynamique que par le passé. C'est le prix que nous devrons payer si nous voulons préserver notre autorité et nous faire respecter".
Cette déclaration, poursuit le communiqué, montre l'intérêt que le Résident Général porte à la situation politique au Maroc et permet de comprendre l'esprit que la Commission Parlementaire a imprimé à ses résolutions, notamment après les déclarations faites par le Haut Commissaire de France en Syrie, selon lesquelles l'administration coloniale a été remplacée par une administration constituée de nationaux qui ont lutté pour faire triompher les revendications légitimes de ce pays et sceller son unité nationale.
Les sept communiqués diffusés par le Comité d'Action Nationale ont eu pour objectif de dénoncer les ambitions démesurées de la colonie française au Maroc, qui voulait avoir les mains libres dans la gestion budgétaire et le contrôle intégral de la politique économique et sociale, et entendait s'accaparer de tous les moyens de souveraineté et de fonctionnement de l'appareil étatique, comme si le pays était sa propriété et que les Marocains étaient inexistants. Mieux encore: certains d'entre eux ont eu l'audace de déclarer: "Nous avons conquis le Maroc pour en faire notre propriété. Il fait partie de notre patrimoine que nous devrons léguer à nos descendants qui pourront l'exploiter à leur guise et en fonction de leurs intérêts".
Saïd était mêlé à toutes les décisions qui étaient prises à la fois sur le plan national et sur le plan local, si bien que toute tentative de retracer ses activités patriotiques revient à faire le bilan des activités de l'organisation politique à laquelle il appartenait. Ainsi, dans un télégramme adressé à Sa Majesté le Sultan et aux Autorités françaises concernées à propos de cette affaire du Conseil Consultatif, on peut déceler en filigrane les idées chères à Saïd, à savoir que:
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le peuple marocain vit dans le plus grand dénuement matériel et moral;
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l'administration du protectorat non seulement fait preuve d'une totale incapacité, sinon d'une absence manifeste de volonté, de subvenir à ses besoins vitaux les plus élémentaires, mais l'accable d'impôts exorbitants;
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les représentants de la colonie française au Conseil Consultatif du Gouvernement, qui ne représentent en fait qu'une très faible minorité d'Européens, n'ont aucun droit pour parler au nom du peuple marocain;
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l'élément européen dans un pays comme le Maroc placé sous le régime du protectorat n'est pas habilité à y participer à la gestion des affaires publiques;
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seul le Résident Général a le pouvoir de veiller sur ses intérêts sur un plan purement administratif, sans plus;
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en conséquence, le Conseil Consultatif du Gouvernement doit être aboli;
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et il est indispensable de donner au peuple le droit d'élire ses représentants pour qu'ils puissent défendre leurs propres intérêts ainsi que la cause de la nation marocaine dans son ensemble.
"Le bras de fer" qui a opposé le Résident Général à la colonie française s' est terminé en faveur de cette dernière, le Gouvernement de la République ayant pris la décision de relever Henri Ponsot de ses fonctions pour le remplacer par Marcel Peyrouton, ancien Résident Général en Tunisie, où il s'est distingué par la politique de répression qu'il y avait menée contre le porte-parole du nationalisme tunisien, le Parti du Destour.
A ce stade de la détérioration des rapports franco-français au Maroc, il est nécessaire de donner un aperçu de la lutte engagée par le Comité d'Action Nationale en vue de faire aboutir les revendications proposées dans le plan de réformes, aboutissement qui ne pouvait se concevoir sans la reconnaissance au peuple marocain de ses droits fondamentaux, à commencer par la liberté de presse.
Au début des années trente, le Maroc ne disposait d'aucun journal qui pût être le porte-parole du Mouvement National pendant la première phase de son existence. Le seul quotidien qui était imprimé en langue arabe dans la zône du Maroc qui était placée à l'époque sous le protectorat français était le journal "Assaâda" que supervisait, à partir de la Résidence Française, "la Direction des Affaires Indigènes". Les principaux centres d'intérêt de ce journal d'obédience gouvernementale étaient d'assurer une couverture systématique des activités des Autorités du Protectorat, des déplacements du Résident Général de France au Maroc ainsi que des réceptions, des mariages et autres festivités qui étaient organisées sur le plan local avec la participation des autorités régionales.
La première demande d'autorisation de publier un journal national en langue arabe - "Al Amal" - (l'Action), qui remonte à 1932, s'est heurtée à un refus catégorique du Gouvernement. Mais, pendant cette même année, l'Administration a donné son accord pour la publication d'une revue mensuelle intitulée "Almaghrib", le fondateur de cette revue, d'origine algérienne, ayant été admis à proposer au public une "revue culturelle, littéraire et civilisationnelle", comme indiqué sur la première page de couverture. Cette revue s'interdisait d'aborder les questions politiques et, malgré son caractère spécifique et ses orientations qui ne s'accordaient pas toujours avec les objectifs patriotiques, beaucoup de jeunes intellectuels, faute d'une presse nationale où ils pouvaient s'exprimer librement, y faisaient paraître des études d'un haut niveau. Saïd Hajji faisait partie de l'équipe de ces jeunes collaborateurs bénévoles qui comptaient parmi eux des patriotes engagés dans la lutte politique, tels qu'Ahmed Balafrej, Omar ben Abdeljalil, Mohammed Elfassi, Mohammed Hassar et bien d'autres.
Il convient de signaler que la zône nord du Maroc, placée sous protectorat espagnol, disposait d'une presse nationale d'expression arabe à un moment où la zône sud, placée sous protectorat français, en était privée. Parmi les journaux qui paraissaient à Tétouan, et qui publiaient régulièrement des articles et des études littéraires que Saïd leur adressait lors de son séjour à Damas et plus tard de Salé, il y avait la revue "Assalam" puis, à partir de 1934, la revue "Al Hayat". Ces publications ont vite vu leur circulation interdite dans la zône d'occupation française, mais elles ont été relayées par la revue "Almaghrib Aljadid" (le Maroc nouveau) que Mekki Naciri a commencé à faire paraître dans la zône internationale de Tanger à partir de juin 1935, date à laquelle Saïd Hajji, qui venait de rentrer définitivement du Moyen Orient, a passé avec le fondateur de la revue un contrat de représentation en tant qu'agent mandataire pour la zône sud.
Au cours de ce même mois, Saïd a introduit une demande d'autorisation pour publier un journal à caractère strictement culturel qu'il a baptisé du nom de "Marrakech", demande elle aussi refusée sans préciser un quelconque motif pouvant réduire sinon justifier le caractère arbitraire de cette décision. C'était, pour Saïd, la goutte qui a fait déborder le vase. Il a aussitôt adressé au Résident Général de France à Rabat une lettre de protestation que le lecteur pourra lire dans la partie de cet ouvrage consacrée à la correspondance et dans la laquelle il a écrit notamment:
"Le temps va faire son oeuvre, les situations connaîtront des changements, certaines méthodes administratives seront remises en question, et il ne restera que le verdict implacable de l'histoire qui jettera une zône d'ombre sur cette période que le Maroc est en train de vivre pendant près d'un quart de siècle".
Et d'ajouter après quelques paragraphes:
"la responsabilité de cette situation incombe incontestablement à la France, considérée pendant longtemps comme étant le pays des lumières dans le concert des pays européens, et qui risque de porter un grave préjudice à son image en interdisant arbitrairement tout ce qui est de nature à renforcer la vie culturelle dans notre pays".
Le Comité d'Action Nationale plaçait les libertés publiques, et en particulier la liberté de la presse, au premier rang de ses revendications, considérant que la publication de journaux nationaux était le seul moyen d'exposer ses idées sur les principes de démocratie et de justice qu'il cherchait à faire triompher en menant le combat contre la politique coloniale imposée au Maroc par la puissance dite protectrice. Il estimait que seule la publication d'une presse nationale libre pouvait permettre de dénoncer les torts subis par le peuple marocain dans ses rapports avec une administration peu scrupuleuse de ses intérêts. Il a ainsi décidé de constituer une "Commission de Presse" permanente chargée de recourir à tous les moyens légaux pour faciliter l'obtention des autorisations requises pour la publication de journaux nationaux, et assurer le suivi des revendications relatives à l'exercice de la liberté de presse.
Cette Commission, composée de trois responsables du Comité d'Action Nationale - Saïd Hajji, Mohammed Elyazidi et Brahim Kettani - a émis dès la prise de ses fonctions, un communiqué que Saïd a signé au nom de ses collègues, ainsi conçu:
"Parmi les pays du monde d'aujourd'hui, il en est un qui ne dispose pas d'un seul journal dans sa langue nationale. Ce pays s'appelle le Maroc et se trouve placé sous le Protectorat de la France. Plusieurs requêtes ont été adressées aux autorités compétentes en vue d'obtenir l'autorisation de publier des journaux en langue arabe, mais elles ont toutes été rejetées en dépit du Code de la Presse de 1914 qui régit la presse arabe et qui peut être considéré comme ce qu'il y a de plus sévère qui ait été édicté en la matière, puisque la publication de cette presse est tributaire d'une autorisation qui peut être retirée à tout moment sur une simple décision administrative et que les faits qui lui sont reprochés relèvent de la compétence des tribunaux militaires. Malgré toutes ces entraves à la liberté de la presse nationale d'expression arabe, le Code de la Presse qui la régit n'a jamais reçu un début d'exécution. C'est la raison pour laquelle une commission a été constituée avec pour mission de revendiquer ce droit sacré et permettre aux victimes de l'injustice de déposer plainte, aux penseurs d'exprimer librement leurs opinions et aux prédicateurs de prêcher comme ils l'entendent, La commission usera de tous les moyens que la loi lui garantit pour arriver à ses fins. Nous faisons appel à votre sens du devoir pour lui prêter toute l'assistance nécessaire jusqu'à ce que le peuple marocain se débarrasse du carcan dans lequel il se trouve attaché".
Puis, vers la mi-septembre 1936, il a été procédé à la diffusion d'un tract portant signature des trois membres de la commission, que nous avons jugé utile de citer intégralement parce qu'il résume toute la philosophie de la lutte menée par le Comité d'Action Nationale pour avoir accès à la possibilité de publier des journaux nationaux et d'instaurer un climat de liberté de presse dans notre pays:
"Depuis que le Maroc est entré dans une nouvelle phase de son histoire, nos compatriotes n'ont cessé de revendiquer une presse nationale arabe qui les aiderait à comprendre les étapes que traverse le pays, et qui serait le porte-parole de ce que pense l'opinion publique des évènements qui s'y produisent. Mais malgré les multiples demandes qui ont été introduites conformément aux normes établies par le Code de la Presse, l'autorité administrative n'a pris à ce jour aucune décision autorisant la création d'une presse marocaine d'expression arabe; elle a au contraire opposé une fin de non recevoir à toutes les demandes qui lui ont été présentées, quelle que soit l'orientation du journal qu'on veut faire paraître, qu'il s'agisse d'une publication à caractère politique, informatif, littéraire ou culturel. Le Maroc est ainsi resté à la traine de toute évolution, ne pouvant s'adapter au processus civilisationnel dans aucune de ses manifestations. Le peuple marocain n'a pu ainsi profiter des progrès accomplis que de manière incidente et superficielle. De nos jours, la presse est l'unique moyen d'assurer la liaison entre l'individu et le corps social auquel il appartient et d'éclaircir les rapports qui doivent s'établir entre la nation et le pouvoir politique, car elle aide à instaurer un climat de nature à permettre aux groupes sociaux de mieux comprendre les orientations du gouvernement, et au gouvernement d'être plus sensible aux aspirations du peuple. Devant le refus opposé par l'autorité gouvernementale à toutes les demandes qui lui ont été soumises à titre individuel, surtout au cours de ces derniers temps, nous avons pensé qu'il était nécessaire d'unifier les efforts individuels en instituant une commission composée de ceux qui ont essayé d'obtenir l'autorisation de publier un journal d'expression arabe. Cette commission aura recours à tous les moyens légaux pour forcer la porte de la presse dans ce pays, afin de permettre à ses ressortissants de disposer de la part de liberté qui leur revient dans le cadre de l'ordre et de la justice, comptant en celà sur le peuple marocain qui sait apprécier l'importance de la presse dans notre société présente, et qui n'a cessé depuis des années d'en faire l'objet de ses revendications pour qu'elle remplisse sa mission dans la pérennité et la persévérance".
Malgré le conflit qui a opposé Henri Ponsot aux représentants de la colonie française au sein du Conseil Consultatif du Gouvernement, le Comité d'Action Nationale a placé de grands espoirs sur le Résident Général et était persuadé qu'il allait couronner sa politique d'ouverture et de dialogue par la mise en oeuvre de tout ou partie des revendications soumises depuis deux ans aux Autorités du Protectorat. Malheureusement, le conflit a tourné en faveur des représentants des intérêts de la colonie française avec le limogeage d'Henri Ponsot et son remplacement par un nouveau Résident Général entièrement hostile à toute forme de dialogue, et pour qui seule la répression est à même de venir à bout des agissements des milieux patriotiques.
A l'annonce du rappel d'Henri Ponsot, le groupe de nationalistes de Salé, avec Saïd Hajji comme premier signataire, a adressé deux télégrammes, l'un à Sa Majesté le Sultan, l'autre au Président du Conseil du Gouvernement français. Au Souverain, il est demandé d'étre l'interprète du mouvement nationaliste auprès du Gouvernement de la République pour lui exprimer son mécontentement au sujet du traitement qu'il a fait subir à Henri Ponsot alors que des lueurs d'espoir commençaient à paraître pour mettre en oeuvre le programme de réformes. Au Président du Conseil, il est précisé que la branche de Salé du Comité d'Action Nationale proteste énergiquement, au nom des habitants de cette ville, contre la légèreté dont le Gouvernement français a fait preuve vis-à-vis du Maroc en se laissant abuser par des manoeuvres politiques dictées par les intérêts sordides des colons installés au Maroc, en relevant de ses fonctions le Résident Général Henri Ponsot à un moment où celui-ci, fort de la confiance que lui témoignait la nation marocaine, s'apprêtait à mettre en oeuvre le programme de réformes politiques et économiques dont le pays avait le plus grand besoin.
L'arrivée de Marcel Peyrouton a été marquée par un regain de tension puisque, avant même de prendre ses fonctions au Maroc, il a fait des déclarations tonitruantes, affirmant qu'après avoir réduit au silence le Parti du Destour en Tunisie, il allait en faire autant au Maroc où il comptait venir à bout de la résistance du mouvement nationaliste. Malgré celà, les instances dirigeantes du Comité d'Action Nationale ont demandé à être reçues par le nouveau Résident Général qui, d'emblée, s'est mis à proférer des menaces en leur annonçant qu'il avait l'intention de suivre au Maroc la même politique de répression qu'il a menée, avec succès semble-t-il, contre le mouvement nationaliste tunisien. C'était leur dire: A bon entendeur salut!
Déçus par cette entrevue, les membres de la délégation ont repris tous les termes utilisés par Mr Peyrouton, ainsi que les invectives qu'il a adressées à l'encontre des partis de gauche groupés au sein du Front Populaire, et ont décidé de les faire publier tels quels par la presse libérale pour que les parlementaires français qui sympathisent avec la cause marocaine soient tenus informés de l'entretien que le nouveau Résident Général a bien voulu leur accorder.
De plus, le Comité d'Action Nationale a réussi à intercepter un télégramme adressé par Mr Peyrouton au Directeur de la Banque Marocaine à Tétouan lui donnant l'ordre de verser un demi million de francs au parti phalangiste espagnol qui était, en tant que mouvement fasciste, un ennemi juré du Front Populaire qui venait d'être porté au pouvoir en France.
Le séjour de Mr Peyrouton à la tête de la Résidence Générale de France à Rabat a été de très courte durée, puisque six mois seulement après son installation, le Gouvernement du Front Populaire a reconnu avoir commis une faute grave en le nommant et a décidé de le relever de ses fonctions en désignant pour le remplacer un disciple du Maréchal Lyautey et ancien reponsable à la Direction des Affaires Indigènes, le général Noguès..
Vers la mi-septembre 1936, le Général Noguès a pris ses nouvelles fonctions de Résident Général de France au Maroc. Le Comité d'Action Nationale lui a aussitôt adressé une lettre de félicitations accompagnée d'un jeu de documents qui avaient été remis aux autorités marocaines et françaises concernées, ainsi que d'un certain nombre de suggestions, espérant ainsi ouvrir une nouvelle ère de dialogue et de compréhension avec le Représentant de la France. La réponse de celui-ci, datée du 2 octobre 1936, a fait état de l'intérêt porté par le nouveau Résident Général aux doléances qui lui sont soumises, ainsi que de sa volonté de donner suite, autant que faire se pouvait, aux demandes formulées par le Comité d'Action Nationale, en tenant compte bien sûr des exigences de l'évolution générale du pays.
C'est dans ces circonstances que le Comité d'Action Nationale a tenu les assises de son premier congrès le 25 octobre 1936. L'objectif de ce congrès était de faire un bilan d'activités exhaustif des six dernières années avant d'approuver la déclaration de politique générale qui était focalisée sur la mise en oeuvre du Plan de Réformes auquel Saïd avait apporté une contribution substancielle dans le cadre de la commission restreinte qui était chargée de l'établissement du "Cahier de Revendications du Peuple Marocain" au courant de l'été 1933.
Dans le discours prononcé par Saïd, il a mis en évidence l'oeuvre accomplie par le Comité d'Action Nationale depuis sa création en 1934, à l'occasion de la présentation du Plan de Réformes aux Hautes Autorités du Pays ainsi qu'au Gouvernement français et au Résident Général de France à Rabat. Il a saisi l'occasion du congrès pour apporter l'appui total de ses mandataires de la branche de Salé à l'oeuvre accomplie au cours de ces dernières années, et a ensuite mis l'accent sur la nécessité de renforcer la cohésion autour des instances dirigeantes du Comité et invité l'assistance à redoubler d'efforts pour faire triompher les idéaux de liberté et de justice pour lesquels une mobilisation de tous les instants etait nécessaire.
Les congressistes ont par la suite éte invités à discuter point par point le Cahier des Revendications pour en réduire la teneur dans un premier stade aux doléances les plus urgentes. C'est ainsi que le Plan de Réformes, réduit aux revendications immédiates, a été limité aux libertés démocratiques, aux problèmes de l'enseignement, de la justice, de l'agriculture, de la santé publique et de la fiscalité, sans oublier l'impérieuse nécessité. de procéder à un profond réaménagement de la réglementation du travail dans le sens d'un plus grand alignement des ouvriers et des artisans marocains à leurs homologues du monde ouvrier et artisan français sur le plan des acquis sociaux.
Le général Noguès a ensuite reçu une délégation du Comité d'Action Nationale et a étudié avec elle les réformes proposées, au premier rang desquelles il y avait les libertés publiques. Il a promis de répondre favorablement aux propositions dont la réalisation ne présentait aucune difficulté. C'est ainsi que le journal "Al Atlas", porte-parole du Comité, a reçu l'autorisation de paraître sous la direction de Mohammed Elyazidi. Le journal "Al Maghrib" a également été autorisé de paraître sous la direction de Saïd Hajji, ainsi que le quotidien de langue française "l'Action du Peuple" sous la direction de Mohammed Hassan Elwazzani.
Mais à peine ces journaux ont connu leurs premières parutions et certaines libertés ont commencé à étre tolérées que les manigances politiques ont repris le dessus et les intrigues de la Direction des Affaires Indigènes commençaient à se nouer contre les éléments nationalistes, si bien que le général Noguès lui-même s'est rangé du côté des intrigants, troquant la politique de dialogue et de franche coopération contre celle de la force et de la brutalité. Le cahier des revendications a été rejeté aux calendes grecques, et une vague de répression s'est abattue sur les nationalistes. C'est dans ce climat d'incertitude et de trouble politique qu'intervint la scission au sein du Comité d'Action Nationale avec le retrait de Mohammed Hassan Elwazzani et la création par celui-ci d'un parti politique autonome qu'il a appelé "le parti Qawmi" (parti nationaliste).
Le journal "Al Atlas" dont le premier numéro date du 12 février 1937 a été à plusieurs reprises censuré, saisi ou interdit de paraître. Le Comité chargé de la presse auquel Saïd Hajji faisait partie publiait régulièrement des communiqués de protestation. Nous citons, à titre d'exemple, le communiqué qui a été diffusé le 8 septembre 1937, à l'occasion de la saisie puis de l'interdiction définitive prises à l'encontre de "l'Action du Peuple" et la saisie du numéro 30 du journal "Al Atlas". La mesure d'interdiction de "l'Action du Peuple" aurait été motivée par la publication d'un article sur les évènements de Meknès provoqués par le détournement des eaux de Boufekrane au profit des terres de colonisation, et imputant la responsabilité des massacres à l'armée d'occupation, contrairement aux fausses nouvelles colportées par la presse coloniale. Quant à la saisie du numéro 30 du journal "Al Atlas", elle a été prise en représailles contre le responsable du journal qui a refusé de supprimer le texte de l'éditorial qui commentait les évènements précités et celui d'un article signé Omar ben Abdeljalil comparant le sionisme au colonialisme, et qui a voulu laisser en blanc la place réservée à ces deux articles, avec la mention "supprimé par la censure".
Le 14 octobre 1937, après 6 mois de chicanes et de parutions en dents de scie, le jounal "Al Atlas" cessait de paraître. La mesure de son interdiction a été prise au lendemain du congrès constitutif du Parti National qui a succédé au Comité d'Action Nationale. Celui-ci a connu le même sort que le journal qui était son porte-parole, ayant fait lui aussi l'objet d'une mesure similaire d'interdiction prise par arrêté ministériel en date du 18 mars 1937.
En ce qui concerne la dissolution du Comité d'Action Nationale, elle a été prise sur la base d'accusations fantaisistes dont on l'a affublé, en lui attribuant l'intention d'ourdir un complot contre Sa Majesté le Sultan, ce qui est pour le moins ridicule et provoque l'indignation de tout Marocain qui se respecte. Le deuxième motif est le serment que les militants prêtent devant Dieu de servir la cause de la patrie et de l'organisation politique à laquelle ils appartiennent. Mais la raison principale de la dissolution du Comité d'Action Nationale est à chercher dans l'entêtement et l'aveuglement de la Direction des Affaires Politiques, qui veut interdire à tous les Marocains de s'intéresser aux affaires de leur pays, au point où elle ordonne l'arrestation de toute personne qui participe aux activités du Comité, ne serait-ce que par l'abonnement à ses journaux.
Après l'interdiction du journal "Al Atlas" et de son confrère de langue française "l'Action du Peuple", la presse nationale a été réduite au seul journal "Almaghrib" que dirigeait Saïd Hajji depuis qu'il a obtenu l'autorisation de le faire paraître au mois d'avril 1937. "Almaghrib" a donc pris le flambeau de la lutte, et c'est à travers l'un de ses tout premiers numéros que les nationalistes ont annoncé la création du "Parti National" qui devait prendre la relève du "Comité d'Action Nationale" considéré depuis quelques mois comme une organisation politique interdite. Le projet de création du "Parti National" ayant été mis au point à l'occasion d'une réunion informelle tenue au domicile de Mohammed Elyazidi à Rabat, après s'être assur&éacute;s de l'aval d'Ahmed Balafrej qui se trouvait à Paris, il était urgent de convoquer un congrès extraordinaire pour le faire adopter et permettre aux instances dirigeantes de déposer les statuts du nouveau parti ainsi que tous les documents prévus par la réglementation en vigueur..
Le Congrès s'est réuni le 13 octobre 1937. Il a permis au leader de la nouvelle entité, Allal El Fassi, de procéder à une analyse détaillée de la situation au Maroc après le congrès du Comité d'Action Nationale du 18 octobre 1936. Cette situation, a-t-il ajouté, n'a fait que s'aggraver en raison des crises provoquées par le revirement des Autorités du Protectorat qui, pour consolider les intérêts de la colonie française au Maroc, ont procédé au détournement des eaux de Boufekrane au profit des terres de colonisation, suscitant ainsi un soulévement légitime des populations rurales autour de Meknès, et donnant prétexte à l'armée d'occupation de procéder à un véritable carnage parmi les manifestants. Le journal "Almaghrib" s'est fait l'écho de ces évènements et les a dénoncés avec la plus grande vigueur.
Fini l'espoir de poursuivre la politique de dialogue avec le Gouvernement du Protectorat aussi longtemps qu'il persiste dans l'orientation qu'il a prise d'ignorer les revendications légitimes du peuple marocain et de durcir ses positions vis-à-vis des milieux nationalistes. en procédant à des arrestations massives dans leurs rangs.
Le "Pacte National" adopté par le congrès dénonce toutes les exactions commises par l'Administration du Protectorat ainsi que toutes les atteintes portées aux libertés publiques et privées, et en particulier celles qui visent à étouffer la presse nationale. Il rejette l'entière responsabilité de la situation actuelle sur l'esprit réactionnaire qui prévaut au sein de l'appareil administratif et engage les rouages du Parti à donner les pleins pouvoirs aux instances dirigeantes pour choisir les voies et moyens qu'il conviendra de mettre en oeuvre pour combattre la politique coloniale. Il rejette les fausses accusations portées contre le mouvement patriotique et décide de suspendre toute coopération avec le Gouvernement du Protectorat jusqu'à ce qu'il renonce à l'étouffement des libertés et s'engage à mettre en oeuvre le programme des revendications urgentes qui vient d'être avalisé par le congrès du Parti National.
Le "Pacte National" a été remis par l'émissaire du parti chargé des relations avec la Résidence Générale au directeur de cabinet du Général Noguès qui a essayé de faire comprendre à son interlocuteur que le texte avait besoin d'être amendé, surtout dans ses derniers paragraphes, afin d'éviter que le Parti National ne s'expose à un vaste mouvement de répression dans ses rangs. Mais Mohammed Elyazidi lui a clairement laissé entendre que le texte a été adopté par le congrès, qui est l'instance supérieure du Parti, et qu'il n'était en aucune manière habilité à y changer quoi que ce soit. Lorsque le Général Noguès a pris connaissance du texte du "Pacte National", il a aussitôt dépêché son directeur de cabinet à Paris pour informer le Gouvernement de la République de la gravité de la situation et le convaincre de la nécessité d'agir avec la plus grande fermeté pour en finir avec le Parti National, au besoin en condamnant toutes ses instances dirigeantes à l'exil.
Le 25 octobre 1937, soit dix jours après la remise du texte du "Pacte National", le Résident Général a donné ses ordres pour arrêter quatre des principaux dirigeants du Parti: Allal El Fassi, qui a été exilé au Gabon, Mohammed Elyazidi, Omar ben Abdeljalil et Mohammed Mekouar, qui ont été transférés dans différentes localités des régions sahariennes.
Aussitôt que les instances régionales ont appris la nouvelle de l'arrestation des dirigeants du parti, elles ont organisé des manifestations à travers tout le pays, dont les plus importantes ont eu lieu à Fès, Rabat, Salé, Port Lyautey (de son nom marocain Kénitra), Casablanca, Oujda et Marrakech. Par solidarité avec le Parti National, le Parti Qawmi que dirigeait Mohammed ben Hassan Wazzani depuis la scission qu'il avait provoquée au sein du Comité d'Action Nationale, a décidé de se joindre au mouvement de manifestations qui s'est soldé de part et d'autre par des arrestations massives dans les rangs à la fois des dirigeants locaux des deux partis et de leurs adhérents. Des peines d'emprisonnement allant de trois mois à à un an et plus ont été prononcées par les autorites civiles chargées de traîter les affaires courantes en pratiquant une justice expéditive qui ne prévoyait ni moyen de défense ni possibilité de faire appel, les personnes condamnées étant transférées manu militari après leur condamnation à leur lieu d'incarcération.
Après les évènements qui se sont déroulés dans les grandes villes, et particulièrement à Fès, qui est le fief du leader Allal Elfassi, le Général Noguès s'est rendu dans cette ville le 31 octobre où il a tenu un discours en présence des notabilités, des représentants des différentes professions et de la presse étrangère publiée au Maroc, condamnant les agissements des milieux nationalistes qui ont pris au cours de ce dernier mois des proportions inquiétantes et, fort de l'appui qu'il aurait rencontré auprès des partis de gauche groupés autour du Front Populaire, il a mis l'accent sur sa ferme résolution à mettre définitivement un terme aux activités du Parti National, quitte à recourir à la force des armes. Et c'est ainsi que les choses se sont déroulées, a-t-il dit, le recours à l'intervention de l'armée s'est avéré indispensable, car il y allait de l'ordre public et de la sécurité, Nous avons fait notre devoir, a-t-il conclu, en recourant à l'usage de la force et nous persisterons dans notre détermination.
Le 29 novembre, le Général Noguès a tenu un autre discours devant les membres du conseil municipal de Fès où il s'est attaqué aux milieux nationalistes, les traîtant de "gamins" manquant de maturité, commettant des actions irréfléchies. et se laissant manoeuvrer par l'étranger. En réponse à ces propos qui reviennent assez souvent dans les allocutions du Résident Général, le Parti National a diffusé une lettre ouverte adressée au Général Noguès, par laquelle il exprime son étonnement de ce que les responsables de la puissance protectrice persistent à ne pas vouloir admettre que depuis l'instauration du régime du protectorat, le Maroc a produit toute une génération d'hommes responsables, et continuent de croire que la France a eu affaire à une communauté de sauvages, plutôt qu'à un peuple capable de penser à ses intérêts, qui a une histoire et une vieille tradition culturelle. Ils feignent d'ignorer que ce peuple est parfaitement conscient de la cause pour laquelle il lutte et se sacrifie, connaissant très bien la portée des revendications dont il demande la mise en oeuvre, et n'ayant nul besoin d'être manoeuvré par des mains étrangères. Ils savent pertinemment que les membres du Parti National sont guidés par le seul mobile du dévouement à la cause patriotique et l'unique souci de participer au redressement national.
L'arrestation des dirigeants du Parti National a provoqué un vaste mouvement de solidarité dans la zône nord où d'importantes manifestations ont été organisées à Tétouan et à Larache, à l'initiative du Parti des Réformes Nationales d'Abdel Khaleq Torres, avec la participation du fondateur de la revue "Almaghrib Aljadid" (le Maroc Nouveau), Mekki Naciri. Les responsables du parti réformiste ont par la suite décidé d'entreprendre une campagne de sensibilisation à l'étranger pour dénoncer la politique de répression menée par la France dans la zône du Maroc placée sous son protectorat. Ils ont chargé Thami Alwazzani de prendre attache avec Ahmed Balafrej et le Prince Chakib Arsalane en Suisse dans le but de coordonner les activités des milieux nationalistes dans les deux zônes d'obédience française et espagnole. Dans cette mouvance, Saïd Hajji a été contacté par le Secrétaire Général du Parti des Réformes, Taïeb Bennouna, pour l'informer de la décision qui a été prise de créer un bureau chargé de la défense de la cause marocaine à Genève et lui demander au nom du comité exécutif de son parti de compter parmi les membres actifs de ce bureau.
Les rapports que Saïd entretenait avec les patriotes de la zône Nord remontaient au début des années trente lorsque beaucoup de jeunes de Tétouan faisaient leurs études à Naplouse et au Caire et étaient en contact permanent avec les frères Hajji à Damas. Saïd Hajji était donc la personne la mieux indiquée pour coordonner les activités du Comité d'Action Nationale puis celles du Parti National en zône sud avec celles du Parti Réformiste opérant en zône khalifienne, et était appelé de ce fait à se rendre fréquemment au nord du Maroc, ce qui n'a pas manqué d'intriguer le Consulat de France à Tétouan, qui le faisait espionner à l'occasion de chacun de ses déplacements. Dans une lettre adressée en date du 6 avril 1936 au Ministre Plénipotentiaire Délégué à la Résidence de France à Rabat, on peut lire les commentaires suivants:
"Les nationalistes de Tétouan emploient, pour faire parvenir leurs mots d'ordre en zône française, certains émissaires sûrs qui établissent la liaison entre Fès, Salé et Tétouan"... "l'émissaire le plus actif et le plus dangereux paraît être Saïd Hajji. Ce jeune homme est en rapport étroit avec les nationalistes de Tétouan et, à l'occasion des nombreux voyages qu'il fait entre cette ville et Salé, transmet les mots d'ordre et sert d'agent de liaison. Peut-être estimerez-vous utile dans ces conditions de demander aux services de sécurité d'exercer une surveillance attentive sur les faits et gestes de ce nationaliste dont la photographie est ci-jointe".
Cette lettre a été transmise à la Direction des Affaires Indigènes qui a répondu le 5 mai 1936 en ces termes:
"Cette Direction n'ignore pas le rôle particulièrement actif de ce jeune agitateur dans le mouvement nationaliste. En vous communiquant une fiche de renseignements résumant les remarques relevées à son encontre, je vous serais très obligé de vouloir bien me faire savoir si vous verriez quelque inconvénient à lui faire retirer son passeport. J'estime, en effet, que cette mesure est la seule qui puisse mettre fin à une activité dangereuse, le resserrement de la surveillance déjà exercée sur lui devant être inefficace".
Au lendemain des arrestations opérées dans les rangs du parti après l'envoi en exil de quatre de ses principaux dirigeants, Saïd Hajji, qui a été épargné, s'est trouvé seul sur la scène politique, non seulement au niveau de la branche de Salé, dont tous les dirigeants ont été incarcérés, y compris Abou Bakr Kadiri, mais au plan national où un grand vide s'est fait sentir après le ralentissement, voire la cessation des activités du parti. Est-ce par égard pour les relations privilégiées que son père entretenait avec les milieux britanniques ou par calcul politique pour ne pas couper tous les ponts avec la mouvance nationaliste qu'il n'a pas été arrêté? Un bulletin de renseignements établi le 8 novembre 1937 par la Direction des Affaires Chérifiennes et adressé à la Direction des Affaires Politiques précise que
"l'on s'étonne dans les milieux de Rabat-Salé de voir que le nommé Saïd Hajji, Directeur du journal "Almaghrib" soit encore en liberté, on le donne comme un nationaliste pratiquant et actif chez lequel se sont réunis, à maintes reprises, les chefs de la conspiration: Allal, Elyazidi et Ben Abdeljalil".
Il s'est ainsi vu pour la première fois confronté à une situation où il devait prendre un certain nombre de décisions en son âme et conscience, et à en assumer l'entière responsabilité. Il savait que le Pacte National interdisait de poursuivre le dialogue avec les Autorités du Protectorat tant que celles-ci n'auraient pas renoncé à la politique de répression et ne se seraient pas engagées à mettre en oeuvre le plan de réformes qui leur avait été soumis depuis trois ans. En tant que responsable du parti, il ne pouvait pas se permettre de rester les bras croisés à attendre que la puissance protectrice veuille bien changer de politique et se plier aux exigences formulées dans le Pacte National. C'eût été jouer le jeu du Gouvernement du Protectorat et condamner le Parti National à l'inaction pendant une période indéterminée. Saïd avait donc le choix entre d'une part la solution de facilité qui consistait à attendre l'élargissement de ses compagnons de lutte pour décider de la tactique à adopter pour sortir de l'impasse, et d'autre part affronter résolument toutes les difficultés en s'engageant sur un plan personnel, quitte à donner au texte du Pacte National une interprétation plus conforme à la réalité du terrain compte tenu des développements de la situation politique qu'il fallait absolument exploiter pour sortir vainqueur de l'épreuve. Une évaluation précise de cette situation lui a permis de tirer les conclusions suivantes:
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Plus de 5.000 personnes ont été arrêtées et condamnées à des peines d'un an ou deux de prison ferme. Quant aux leaders, ils étaient exilés pour une période indéterminée. Ce n'est qu'après leur libération qu'on a pu savoir avec précision que Mohammed Elyazidi et Omar ben Abdeljalil ont dû passer 4 ans et Mohammed ben Hassan Elwazzani 9 ans dans leurs lieux d'exil dans les régions sahariennes, et Allal El Fassi onze ans dans son lieu de déportation au Gabon. Saïd craignait que l'absence prolongée des dirigeants de la scène politique ne contribuât à atténuer l'ardeur de la fibre patriotique dans les rangs du parti et que tout eût été à refaire après leur libération.
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Le second élément qui a déterminé Saïd à l'exploiter en faveur de la cause nationale est la campagne orchestrée contre le Général Noguès par Ahmed Balafrej dans les milieux politiques français au lendemain de la vague d'arrestations opérées sur ses directives et dont l'impact a failli lui coûter son poste de Résident Général de France à Rabat. Saïd a remarqué que cette campagne a atteint ses objectifs en amenant le Général Noguès à entâmer un changement de politique par la renonciation à la poursuite des mesures repressives.
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Cette nouvelle orientation n'était pas du goût de la Direction des Affaires Indigènes qui cherchait à nuire aux responsables du parti en leur imputant des actes d'accusation fabriqués de toutes pièces, au besoin avec la collaboration d'individus peu scrupuleux de la cause nationale. Saïd a pensé qu'il était de son devoir d'exploiter ce différend pour entâmer directement avec le Résident Général, et à l'insu des services de sécurité et de contrôle, un dialogue devant aboutir à l'élargissement des détenus politiques et à la mise en oeuvre du Plan de Réformes.
Les entretiens officieux que Saïd a eus avec le Résident Général ont été consignés dans un procès verbal qui précise que les points suivants ont été abordés:
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Réforme des structures administratives, et en particulier celles de l'enseignement
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Réforme du secteur agricole avec priorité à la redistribution de terres aux pauvres paysans et une plus grande protection du régime de la propriété foncière
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Amélioration de la condition ouvrière dans le secteur industriel et artisanal
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Autorisation de constituer des groupements d'intérêt associatif et culturel
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Levée de la censure exercée sur la presse nationale
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Libération des détenus politiques et retour des leaders exilés
Aux termes des discussions qui ont abouti à la mise au point d'une plateforme d'accord pour sortir de l'impasse, Saïd a tenu à préciser qu'il s'agissait là d'un projet d'accord qui, pour être définitif, nécessitait l'aval des instances dirigeantes du Parti National. Or, comme les dirigeants du parti dans leur quasi totalité étaient emprisonnés ou en exil, Saïd a suggéré au Général Noguès de lui accorder l'autorisation de se rendre en Suisse pour soumettre le projet d'accord à l'appréciation d'Ahmed Balafrej. Le Résident Général, soucieux d'ouvrir une nouvelle ère de dialogue et de coopération, a aussitôt acquiescé à cette demande et donné ses instructions pour délivrer à son interlocuteur un passeport valable 3 mois, pour la France et la Suisse. Les administrations concernées, qui étaient dans l'ignorance des entretiens qui venaient d'avoir lieu et desquels la Direction des Affaires Indigènes était écartée, se posaient des questions sur la mission ainsi confiée à Saïd Hajji sans qu'elles en fussent tenues au courant.
Le Contrôleur de la Région Civile de Rabat qui lui a délivré le passeport s'est hâté de saisir le Directeur des Affaires Politiques pour lui demander de faire surveiller discrètement l'intéressé pendant son séjour en France. Le Contrôleur Civil chef de la Circonscription de Salé a, pour sa part, informé "la Région de Rabat" que Saïd se livrait à une activité intense ces derniers temps.
"Il s'est rendu tout récemment à Fès vêtu à l'européenne et en est revenu avec une valise".
Dans cette même note, il est question de fréquentes allées et venues à Rabat ayant
"pour objet la surveillance de l'Institut Guessous. dont il est avec son père Directeur officieux en l'absence de Balafrej".
La même note ajoute qu'un des maîtres de cette école venait d'être remplacé par un certain Omar Aouad, natif de Salé et ancien élève du Collège Moulay Youssef, connu lui-aussi pour ses tendances nationalistes. Les supputations allaient ainsi bon train. On rapporte que
"le motif de son voyage à Fès était de se renseigner sur les derniers incidents à l'occasion des manifestations de sympathie à l'égard du Destour et d'établir une liaison à l'effet de provoquer des mouvements similaires dans les autres villes du Maroc".
On prête aussi à Saïd l'intention d'agir, pendant son voyage en France sur l'Association des Etudiants d'Afrique du Nord ainsi que sur un certain nombre de parlementaires,
"afin d'obtenir la libération des condamnés d'octobre".
On dit aussi qu'il veut
"se rencontrer en Suisse avec Balafrej, qui s'y soigne, afin de lui rendre compte de la marche de l'Institut Guessous".
Dans une seconde lettre en date du 2 mai 1938 adressée au Directeur des Affaires Politiques, le Chef de Région précise que le visa accordé à Saïd pour se rendre en France et en Suisse était de 15 jours et qu'il allait bientôt expirer, sans que l'intéressé ait jugé utile de
"profiter dans les délais prescrits de l'autorisation urgente qui lui a été consentie".
Il se pose la question de savoir s'il faut lui renouveler ce visa et se dit d'avis de refuser cette prorogation. Mais une annotation en marge de cette lettre précise que
"Saïd Hajji a effectivement utilisé son passeport pour aller en Suisse, où il a fait un voyage très rapide et s'est rencontré avec Balafrej".
La conclusion que l'on peut tirer de cette mise à l'écart de l'appareil administratif du processus de reprise du dialogue qui venait d'être entâmé avec Saïd est que le Résident Général, qui avait encore présent à l 'esprit le conflit qui avait opposé Henri Ponsot au Conseil Consultatif du Gouvernement, voulait éviter à tout prix que les rouages de l'administration ne vinssent à faire échouer les pourparlers en cours, à un moment où les milieux gouvernementaux français exerçaient une certaine pression sur lui pour adopter une politique moins rigide que celle qu'il a mise en oeuvre jusque-là. Quoiqu'il en soit, Saïd s'est rendu comme prévu à Genève, mais n'a pu se réunir avec Ahmed Balafrej qui venait d'être admis à l'hôpital pour subir une opération chirurgicale. Il s'est entretenu pendant près de quatre heures avec l'Emir Chakib Arsalane chez qui le dirigeant marocain avait l'habitude de descendre et avec lequel il était lié d'une amitié scellée par un soutien inconditionnel de son hôte à la cause marocaine. Balafrej n'a pas manqué, au sortir de l'hôpital, d'entretenir une correspondance suivie avec Saïd, s'informant sur certains points, exprimant des réserves sur d'autres, proposant de changer certaines propositions, et donnant finalement son accord au projet qui lui était soumis, sous réserve des amendements qu'il fallait y apporter.
Partant de cette nouvelle donne, les détenus qui venaient d'être libérés après un an de prison se sont réunis avec Saïd et ont pu prendre connaissance des procès verbaux de toutes les réunions qui se sont tenues à la résidence, ainsi que de la dernière lettre par laquelle Balafrej donnait son accord de principe pour la mise en oeuvre du programme qui lui a été soumis . Saïd a également exhibé une lettre personnelle qu'il a adressée à Balafrej lui faisant un certain nombre de suggestions de nature à nous permettre de faire face à la crise internationale qui menaçait notre pays, ainsi que la réponse approuvant le train de mesures proposé. Au vu de l'ensemble de ces documents, la décision a été prise de rédiger un communiqué faisant connaître une prise de position nationale à l'égard des événements qui annonçaient l'imminence de la guerre. Le groupe de nationalistes a été reçu par le Résident Général, et la déclaration a été lue devant le Représentant de la France par le patriote Mohammed Ghazi. Quelques jours après la diffusion de cette déclaration, les membres du Parti Qawmi de Rabat et Salé ont présenté à leur tour une pétition au Résident Général, le jour même de la déclaration de la guerre, l'assurant du soutien inconditionnel de leur parti à la cause pour laquelle la France éetait appelée à se battre.
Les membres de la cellule secrète dite "Taïfa" qui disposaient à ce moment de leur liberté de mouvement, se sont réunis pour adopter une attitude commune. Parmi eux, il y avait, outre Saïd Hajji, Boubker Kadiri, Mohammed Ghazi et Mohammed El Fassi. Avant de diffuser le communiqué précité, le Comité Exécutif provisoire du Parti s'est réuni, et après un examen approfondi de la situation interne et internationale, a adopté la motion suivante:
Considérant que l'article 7 du Pacte National du 13 octobre 1937 se limitait aux circonstances qui ont été à l'origine de son adoption;
Considérant l'aggravation de la crise internationale qui risque d'entraîner notre pays dans une situation dangereuse sans précédent;
Considérant qu'une telle situation exige une révision totale de la ligne de conduite suivie par le Parti depuis l'adoption du Pacte National;
Il a été convenu ce qui suit:
La ligne de conduite du Parti est désormais de réclamer de l'autorité gouvernementale tout ce qui est de nature à servir l'intérêt public, d'engager avec elle le dialogue à cette fin, et de coopérer sincèrement avec elle chaque fois qu'elle fait preuve de bonne volonté.
Cette nouvelle orientation de la ligne de conduite du Parti, que Saïd a initiée à un moment où il se trouvait seul sur la scène politique en prenant sur lui de s'engager dans ce qui a été qualifié de "virage dangereux", a sans aucun doute, et contrairement à ce qui a été écrit à ce sujet, largement contribué à alléger les peines d'un grand nombre de détenus politiques. Nombre d'entre eux ont été élargis avant le terme de leur durée de détention.
Saïd Hajji et Mohammed Ghazi ont été autorisés à se rendre auprès d'un certain nombre de patriotes mis en résidence forcée. Leurs déplacements à Marrakech, Mazagan (El Jadida) et Mogador (Essaouira) ont été signalés le 25 novembre 1939 dans un bulletin de renseignements adressé au Contrôleur Civil Chef de la Région de Casablanca par le Chef du Cercle de Chaouia-sud. Auparavant une note de renseignements datée du 14 novembre 1939 émanant du Commissaire divisionnaire de Marrakech, signale leur passage dans cette ville où
"ils sont descendus chez Moulay Hassan ben Seddik Alaoui, ex-nadir, nationaliste notoire, qui a déjà fait l'objet de plusieurs rapports. Ils se sont rendus chez le frère d'Abdelkader Hassan, récemment condamné à 6 mois de prison pour détention de tracts".
Une note datée du 26 octobre 1940 destinée à la Direction des Affaires Politiques nous informe que Saïd désire voir le Général Noguès pour aborder, de nouveau, la question des déportés en ce qui concerne particulièrement Omar ben Abdeljalil. Un autre document, daté du 12 avril 1941 nous apprend que
"Saïd Hajji, de Salé, est autorisé à se rendre à Ouaouizarth pour y rencontrer Si Mohammed Elyazidi".
Les démarches effectuées en faveur de ces deux personnalités politiques ont été couronnées de succès puisque l'une et l'autre ont été libérées au cours de l'année 1941. Seuls les leaders Allal El Fassi et Mohammed ben Hassan Elwazzani ont été maintenus dans leur lieu d'exil pendant une durée respective de 11 ans et 9 ans.
Quelques mois plus tard, le 2 mars 1942, Saïd rendait le dernier soupir après une cruelle maladie qui a duré quatre mois sans qu'aucun reméde n'ait pu en venir à bout. Le disparu a bien rempli sa courte vie. Il peut dormir en paix, du sommeil du juste, au voisinage de Dieu.
Kaarst, le 14 décembre 2003
Abderraouf Hajji