Pages d'histoire du Mouvement National Marocain - Saïd Hajji - Sa vie et ses activités politiques et culturelles, par Abou Bakr Kadiri
Extrait de la préface du tome 1, édition 1979
Toute recherche biographique destinée à retracer l'histoire de la renaissance contemporaine du Maroc nécessite de jeter un coup d'oeil même rapide sur la situation générale dans laquelle se trouvait notre pays il y a plus d'une cinquantaine d'années, lorsqu'il était encore sous le joug du colonialisme et qu'il n'avait aucune possibilité d'avoir accès à l'air libre pour aspirer à un avenir meilleur. Au lendemain de l'instauration du régime du protectorat, le Maroc a vu l'émergence d'un mouvement patriotique conduit par un groupe de pionniers à qui revient le mérite de jeter les bases de la période de la renaissance politique et culturelle contemporaine. La connaissance de cette période aide à apprécier à sa juste valeur l'engagement de ces patriotes de la première heure et à se rendre compte des efforts qu'ils ont déployés tant au niveau de la promotion d'un véritable renouveau culturel qu'à celui de la lutte qu'ils ont menée pour sauvegarder les valeurs de leur pays et protéger la nation marocaine contre la politique d'intégration et d'assimilation à l'Etat protecteur à laquelle elle était confrontée. C'est ainsi qu'un changement radical s'est opéré dans les mentalités. Les Marocains d'une manière générale, et la classe des intellectuels plus particulièrement, ont pris conscience de leurs responsabilités vis-à-vis de leur pays, et de ce qu'ils devaient entreprendre pour sauvegarder ses droits et les défendre d'une part, et contribuer au processus de son progrès et de son évolution d'autre part.
Les circonstances que le Maroc a traversées depuis l'occupation étrangère ont été les plus sombres de son histoire. La grande majorité des Marocains ressentait un sentiment d'humiliation et de découragement. Les gens ont perdu confiance en eux-mêmes et ont fini par ne plus croire en leur délivrance, tellement ils étaient traumatisés comme ils ne l'ont jamais été tout au long de leur histoire. Les Marocains ont pris conscience qu'ils avaient perdu ce qu'ils avaient de plus cher, à savoir leur liberté et leur indépendance. Ce qui était encore plus grave, c'est qu'ils ont vu dans les forces d'occupation un ennemi acharné, disposant de moyens militaires qui faisaient défaut au pays conquis, et usant de toutes sortes de stratagèmes et de manigances devant lesquels ils se sentaient complètement désemparés. S'il n'y avait pas eu des poches de résistance dans les montagnes du Rif et de l'Atlas, on aurait cru que l'ardeur de l'âme marocaine, connue pour n'avoir jamais capitulé devant l'ennemi, quelles que soient la force dont il dispose et les ruses auxquelles il a recours, s'est éteinte, que sa flamme a disparu sans laisser de traces et qu'elle appartient désormais à la légende des siècles.
... Dans ces circonstances exceptionnelles, alors que notre pays vivait dans une obscurité accablante, un petit groupe de jeunes a émergé pour affronter la puissance coloniale, et s'est mis au-devant de la scène pour montrer au peuple la voie à suivre, expliquant les dangers qu'il risquait de courir s'il ne faisait pas attention aux complots ourdis par l'ennemi, et lui recommandant d'agir avec prudence, d'être constamment vigilant et d'avoir toujours présent à l'esprit l'objectif auquel devront tendre tous ses efforts, à savoir la reconquête de sa liberté et la délivrance de l'emprise étrangère. Le nombre de personnes qui ont fait partie de ce premier groupe de jeunes ne dépassait guère les doigts de la main dans chacune des villes de Rabat, Salé, Fès et Tétouan et quelques autres villes où ils étaient répartis. Ces groupuscules qui ont constitué le noyau du patriotisme marocain agissaient au début indépendamment les uns des autres, mais partageaient les mêmes idéaux et avaient les mêmes objectifs: rehausser le prestige du Maroc. Plus tard, lorsque les contacts ont été établis entre ces différents groupements, ceux-ci ont constaté qu'ils étaient unis pour la même cause, qu'ils étaient entièrement solidaires les uns des autres devant l'épreuve qui les attendait et conscients qu'ils répondaient à l'unisson au rendez-vous de l'histoire. Ces premiers groupements de jeunes patriotes ont jeté les bases de la renaissance dont nous récoltons aujourd'hui les fruits. Les opinions qu'ils ont émises, les principes qu'ils ont défendus, les articles et les discours qu'ils ont conçus et diffusés sont autant de sources de lumière qui ont éclairé au peuple marocain la voie à suivre après avoir chassé les nuages de poussière qui voilaient les esprits frappés de stupeur et de consternation. Ils se sont livrés corps et âme à la cause nationaliste, puisaient de ses sources l'essentiel de leur énergie, en expliquaient les principes et les objectifs et se mobilisaient autour d'un idéal commun. Les fruits que les Marocains ont récoltés de cette première phase qui a abouti à la création du Mouvement National, et dont ils continuent de bénéficier au lendemain de l'indépendance, sont à porter à l'actif de ces jeunes pionniers qui croyaient en Dieu, en leur patrie et aux valeurs qu'elle représentait à leurs yeux.
La liberté dont jouit aujourd'hui le peuple marocain n'a été possible que grâce au travail soutenu accompli par ces patriotes de la première heure. C'est grâce à eux qu'il a pu s'engager dans la voie de la lutte qui a permis de laver l'affront auquel le pays était exposé, réclamer ses droits légitimes, se sacrifier pour l'honneur de la patrie et rédiger ainsi une page prestigieuse de l'histoire du Mouvement National Marocain. C'est eux qui se sont portés à l'avant-garde sans se plaindre de ce qu'ils ont dû endurer, sans faiblir ni se laisser abattre. Bien au contraire, ils étaient pleins d'enthousiasme, expliquaient les raisons de la lutte, revendiquaient les droits spoliés et éveillaient la conscience nationale. La lutte qu'ils ont menée ne se limitait pas à un seul domaine et ne cherchait pas à atteindre un objectif particulier à l'exclusion d'autres objectifs d'intérêt national. Elle touchait différents secteurs d'activités, que ce fût sur le plan culturel, ou sur le plan politique et social, conscients qu'ils étaient que l'évolution souhaitée ne pouvait se concevoir que si elle englobait les différents aspects de la vie de la nation. On les voyait ainsi agir dans le domaine éducatif, oeuvrer dans l'intérêt de la jeunesse intellectuelle, ne ménager aucun effort pour défendre les intérêts de la classe ouvrière, des paysans, des petits commerçants et des artisans manuels. Ils faisaient connaître la cause marocaine à l'étranger et ont pu, grâce à la foi qui les animait, réaliser ce à quoi ils aspiraient en recouvrant leur dignité et leur liberté...
Extrait de la préface du tome 2, édition 1982
... Saïd a réussi à constituer autour de lui un groupe d'amis et de camarades et tirait profit de ses contacts permanents avec eux pour former sa personnalité et discipliner ses lectures au cours de la première phase de sa vie culturelle. Il échangeait avec eux des idées, soulevait des conceptions théoriques, engageait des discussions, argumentait contre les points de vue qu'il ne partageait pas; et c'est ainsi que son esprit a mûri, que ses aptitudes intellectuelles se sont développées, et qu'il a commencé à compter sur lui-même dans tout ce qu'il entreprenait ou ambitionnait d'entreprendre. Il était toujours disposé à coopérer avec les amis de son entourage dans tout ce qui nécessitait un travail en commun et faisait appel à l'esprit de solidarité pour mener à bien une action collective. Saïd n'était pas un individualiste au sens étroit du terme. Il n'a jamais voulu être l'unique initiateur de toutes les activités, pas plus qu'il n'avait l'esprit communautaire par faiblesse, ni ne pouvait entreprendre quoi que ce fût que dans le cadre d'un groupe déterminé. Il réunissait les deux qualités. Il agissait à titre individuel lorsqu'il estimait qu'il était de son devoir d'accomplir un travail national ou culturel, comptant sur lui-même, pensant aux moyens de nature à lui faciliter l'accomplissement de ce qu'il envisageait de réaliser, ne ménageant ni ses efforts, ni ses capacités intellectuelles, ni son style, jusqu'au moment où il atteignait les objectifs qu'il s'était tracés. Lorsqu'il a décidé de créer son journal quotidien "Almaghrib", il a compté de bout en bout sur lui-même, et s'est mis à la recherche d'une imprimerie, des linotypistes, du siège administratif et des rédacteurs. Il s'est fait aider par son père qui a mis le local de l'imprimerie à sa disposition et contribué par la prise en charge des frais de première installation. Ceci l'a encouragé à se mettre tout de suite à l'oeuvre en attendant de constituer une société de participations regroupant son père, ses frères et quelques unes de ses connaissances. Il s'est fait aider par ses amis qui lui ont donné un grand coup de mains avec leurs contributions rédactionnelles pendant la phase de lancement du journal. Puis, il a réussi, peu à peu, à constituer autour de lui une équipe de rédacteurs recrutée parmi l'élite de la jeunesse intellectuelle de l'époque.
Ainsi, dans toutes ses activités, il prenait ses responsabilités à titre personnel, mais lorsque les circonstances exigeaient la réalisation d'un travail de groupe ou que l'organisation politique à laquelle il appartenait faisait appel à lui pour accomplir une tâche d'intérêt national, il était d'une disponibilité de tous les instants. On peut dire qu'il était disposé à subir l'influence du groupe de son entourage, bien qu'il exerçât à son tour sur ce groupe un certain ascendant. Ses plans émanaient la plupart du temps d'une initiative individuelle, mais ils étaient aussi quelquefois le fruit d'une réflexion collective, surtout ceux qui devaient engager les instances du parti national. Ceux qui ont suivi de près les étapes qu'il a parcourues dans sa vie de militant, que ce fût sur le plan de ses activités nationales ou de ses activités culturelles, savent à quel point il était sûr de lui-même dans tout ce qu'il se proposait de réaliser comme projets, mais qu'il était aussi conscient de ce que ces projets, par leur nature, nécessitaient une assistance extérieure et qu'il était obligé de chercher autour de lui des collaborateurs pour l'aider à les concrétiser s'il voulait qu'ils fussent couronnés de succès.
Saïd avait le don de bien choisir ses collaborateurs en fonction des projets qu'il planifiait. En créant l'imprimerie "Almaghrib", il l'a installée d'abord à Salé dans un local modeste et équipé d'un matériel vétuste. Puis, il a constitué une société de participations et a pu faire l'acquisition de l'imprimerie "Al Oumnia" située à la place de "la Mamounia" en plein centre de la ville de Rabat. Il entrait dans ses intentions, s'il avait pu vivre plus longtemps, d'en faire une véritable maison d'édition et d'impression pour promouvoir la culture nationale et ne pas se contenter de publier le seul quotidien "Almaghrib". Il prévoyait d'éditer une publication mensuelle, à l'instar du livre de "Dar Al Hilal" en Egypte, de faire revivre le patrimoine culturel marocain en imprimant les manuscrits les plus précieux conservés dans les bibliothèques publiques ou privées, afin de permettre au public des lecteurs d'y avoir accès.
De plus, lorsqu'il a décidé de faire paraître en 1937 le supplément culturel du journal "Almaghrib" il a choisi les hommes de lettres les plus éminents pour faire partie du comité de rédaction. Ce qui provoquait l'admiration de tous, c'était de voir dans cette équipe des hommes vénérables tels que le jurisconsulte Abou Bakr Zniber et le célèbre historien Mohammed ben Ali Doukkali aux côtés de jeunes intellectuels comme Mohammed El Fassi, Ahmed Bennani, Abdallah Ibrahim, Abderrahmane El Fassi, Kacem Zhiri et bien d'autres. La moyenne d'âge se situait, en ce qui concerne les représentants de la première génération autour de 60 ans et plus, et pour ce qui est des jeunes intellectuels, aux environs de 20 ans. Malgré cette grande différence d'âge entre les uns et les autres, Saïd a réussi à les regrouper et à en constituer une équipe homogène, qui a beaucoup produit à un moment où les inspirations faisaient partie des tendances refoulées et que les libertés étaient totalement inexistantes. Il est intéressant de signaler que cette équipe d'intellectuels, avec ce qui la caractérisait comme différence d'âge, de formation et de talents, voyait en Saïd un véritable pivot, écoutait ses suggestions avec le maximum d'attention et imprimait à ses écrits les orientations qu'il lui donnait. Il suffit de lire tout ce que les membres de cette famille culturelle ont écrit sur Saïd après sa disparition pour bien se rendre compte de la place qu'il occupait chez chacun d'eux et de la considération que tous lui portaient.
Sur le plan national et politique, il jouait un rôle de premier plan malgré son jeune âge. Il a grandement contribué au fonctionnement du Mouvement National, non seulement au niveau de Salé, mais à l'échelon national. Après son retour d'Orient, il a participé d'une manière effective à l'élaboration du Cahier des Revendications du Peuple Marocain qui a été présenté aux Autorités compétentes en 1934. Il était parmi les principaux acteurs du Comité d'Action Nationale, puis du Parti National. Il avait des contacts suivis avec les principaux dirigeants du Parti comme Ahmed Elyazidi, Omar ben Abdeljalil, Mohammed El Fassi, Ahmed Balafrej ...Les activités personnelles de Saïd et ses projets propres ne l'ont jamais empêché de participer au travail collectif en sa qualité de membre d'un groupe national et partie d'un tout soudé et solidaire.