La restitution de l'arbre généalogique de la famille de Saïd Hajji se heurte à plusieurs difficultés, dont la plus importante est due à la mémoire de la génération actuelle de cette famille qui ne remonte guère au-delà de la seconde moitié du XVIIème siècle et s'arrête avec l'installation à Salé de son premier arrière-grand père connu, le vénérable Ahmed Hajji dont la disparition date du 7 Rabia 1 - 1103 de l'hégire (28 Novembre 1691). On dit qu'il est de la lignée de sidi Bouâzza, lui-même descendant de Moulay Idriss, le fondateur de la première dynastie musulmane au Maroc. On dit aussi que son acte de mariage, daté de l'époque du Sultan Moulay Ismaël, et qui pourrait fournir quelques renseignements sur ses ascendants, se trouve parmi les documents conservés par l'historien bien connu, Mohammed ben Ali Assalaoui. Hormis ces indications sommaires, qui nécessitent d'être vérifiées et documentées avant de leur accorder une quelconque crédibilité, nous restons dans l'ignorance totale des représentants des générations qui l'avaient précédé. Nous ne savons ni leur prénom, ni leur lieu d'origine, les uns les faisant remonter à la dynastie des Idrissides, comme on vient de le voir, d'autres les faisant venir de l'Espagne pendant la période de la reconquête de l'Andalousie, d'autres encore pensant qu'ils étaient originaires de Tunis et qu'ils s'étaient d'abord installés à Tlemcen avant de s'établir à l'intérieur du Maroc. Quoiqu'il en soit, ce sont là de simples conjectures qui demeureront sujettes à caution tant qu'elles ne seront pas étayées par des documents d'archives publics ou privés attestant ou remettant en cause l'authenticité des versions avancées par les uns et les autres sur la base de ce qui se rapportait oralement dans leurs milieux respectifs.
- 1 -
Dans cet ordre d'idées, force est de souligner l'existence d'un certain Ahmed Hajji qui a vécu au XVIème siècle et qui pourrait être un des arrière-grands pères du vénérable saint de même nom qui repose au mausolée de Salé. Il s'agit d'une personnalité d'un niveau de culture exceptionnel. On lui doit la fameuse carte du monde sous forme de coeur, connue sous le nom de mappemonde (ou mappamondo) qu'il a conçue pendant sa captivité à Venise et fait réaliser en 1559/60 par des cartographes italiens à l'attention du Souverain de l'Empire Ottoman. Selon le texte d'accompagnement de la carte, établi d'abord en arabe, puis traduit en turc pour la Sublime Porte, par Ahmed Hajji lui-même, celui-ci s'est décrit comme "un savant musulman, originaire de Tunis, ayant poursuivi ses études à l'Université de Fès et qui a été plus tard capturé par les infidèles".
L'historien Benjamin Arbel, de l'Université de Tel Aviv, cité par l'orientaliste finlandais du Département d'Histoire de l'Université de Tampere, Pekka Masonen, a consacré un article d'une dizaine de pages sur l'historique de la mappemonde d'Ahmed Hajji. Cet article, réalisé en Novembre 2001, a été publié au No 54 de la revue internationale de l'histoire de la cartographie "Imago Mundi" de Londres, sous le titre: "Cartes du Monde pour les Princes Ottomans? - D'autres preuves et questions relatives à la mappemonde d'Ahmed Hajji" . L'auteur de cette étude très documentée s'est intéressé à l'oeuvre de ce grand savant, contemporain de Mohammed ben Hassan Alwazzan, dit Léon l'Africain, géographe et cartographe comme lui, ayant été capturés l'un et l'autre à quelques décennies d'intervalle dans les mêmes circonstances et pour les mêmes objectifs par les corsaires italiens.
La seule différence qui distingue les deux hommes est que Léon a été conduit au Vatican pour livrer au Pape le savoir dont il était le dépositaire, qu'il a accepté de se convertir au christianisme pour entrer dans les bonnes grâces de sa Sainteté devenue son bienfaiteur, tandis qu'Ahmed Hajji, conduit à Venise pour être placé sous l'autorité du Concile des dix et du Sénat vénitien a écrit dans la note d'accompagnement de la mappemonde qu'il était un "savant musulman" et qu'il "nourrissait l'espoir que les efforts qu'il entreprenait pour réaliser la carte du monde allaient l'aider à recouvrer sa liberté". Du reste, la conversion de Léon l'Africain nous semble dictée par l'unique souci de bénéficier d'un traitement de faveur pendant qu'il était au service du Pape puisque, dès la mort de celui-ci, il a regagné Tunis pour mourir en bon musulman et se faire ensevelir en terre d'Islam.
Parlant de la mappemonde réalisée par Ahmed Hajji, Benjamin Arbel a notamment écrit:
"Cette carte a fait l'objet de publications académiques. Les 6 blocs en bois sur lesquels elle a été gravée, ont été conservés jusque vers la fin du XVIIIème siècle dans les archives du Concile des 10 de Venise"
Et l'auteur de l'article de poursuivre:
"Lorsqu'ils ont été redécouverts, probablement vers 1794, on en a tiré 24 impressions, dont quelques unes seulement ont survécu".
Une autre étude faite il y a quelques années par le chercheur italien Antonio Fabris, s'appuyant sur des documents d'archives inédits, ont démenti les prétentions du cartographe Giustinian qui a voulu s'attribuer la paternité de la carte du monde en la faisant avaliser par le Concile des 10 et le Sénat de Venise, 8 ou 9 ans après sa réalisation par Ahmed Hajji. Cette étude ne laisse planer aucun doute sur le fait que la carte que Giustinian avait l'intention de publier en son nom en 1568 était celle-là même qui avait été produite en 1559/60 selon la date inscrite sur la carte, et qui est restée pendant toute cette période en possessiion du Concile. Toujours est-il que les documents sur lesquels se sont appuyés les différents chercheurs ne nous renseignent pas sur les autres publications d'Ahmed Hajji et ne fournissent aucune indication sur ce qu'il était devenu après sa libération, si tant est qu'il ait été libéré après avoir accompli l'oeuvre dont la réalisation lui avait été confiée par la ville de Venise pour le compte de la Sublime Porte.
S'agissant d'une personnalité de cette envergure, il est indispensable que nos historiens effectuent à son sujet de sérieuses recherches dans les archives de l'Université de la Karaouiyine où lui-même nous informe y avoir poursuivi ses études. Peut-être que ces archives sont à même de fournir une mine de renseignements non seulement sur son ascendance et le milieu dans lequel il a vécu pendant son séjour à Fès, mais aussi sur les disciplines qui étaient enseignées à l'époque, sur ses écrits éventuels ainsi que sur les rapports qu'il avait avec ses contemporains. Peut-être cachent-elles les traces de ses préparatifs pour la mission au cours de laquelle il a été capturé par les pirates de Venise. Les documents d'archives de la Karaouiyine peuvent aussi nous renseigner, dans la mesure où ils existent, s'il a laissé au Maroc une famille qui attendait son retour.
Autant de questions auxquelles une étude minutieuse de ces documents peut fournir des éléments de réponse et lever le voile sur l'éventualité de l'existence ou non d'un lien de parenté direct ou indirect avec l'autre Ahmed Hajji qui s'est établi à Salé au cours de la seconde moitié du XVIIème siècle. Peut-être aussi que ce type de recherche est susceptible d'intéresser des chercheurs tunisiens ou turcs, auquel cas nous les prions vivement de nous communiquer les résultats de leurs investigations.
- 2 -
Quoiqu'il en soit, il est établi de manière précise que la famille de Saïd Hajji descend en droite ligne du combattant célébre Ahmed Hajji, qui s'était particulièrement distingué pour avoir libéré la ville de Mehdia sur la côte atlantique de l'occupation espagnole en 1681, et qui est mort dix ans plus tard, en 1691. Ainsi, et dans la mesure où les investigations aboutiraient à établir un lien de parenté entre les deux Hajji Ahmed, 120 ans seulement sépareraient la date de la réalisation de la carte du monde par Hajji l'ancien et la bataille de Mehdia conduite par l'autre Hajji qui portait le même prénom et le méme nom patronymique que son prédécesseur. En tenant compte du nombre d'années qui restaient au premier à vivre et de l'âge du second au moment où il a livré bataille aux Espagnols, nous ne pensons pas qu'il se fût passé plus de 80 ans entre la mort du premier et la naissance du second. Par conséquent, deux à trois générations seulement devaient les avoir séparés; et comme il était de tradition d'énumérer les ascendants dans les actes de mariage, nous restons persuadés que la clé de cette énigme pourrait être trouvée dans le contrat de mariage du combattant Ahmed Hajji qui se trouverait, comme précisé par Haj Ahmed Maâninou dans un article qu'il a fait paraître au No 36 de la revue de l'association du Bouregreg de Salé, parmi les archives de l'historien précité Mohammed ben Ali Assalaoui.
En 1681, le combattant Ahmed Hajji s'est mis à la tête d'une armée qu'il a levée dans la plaine de la Chaouia, en amont de ce qui sera plus tard la ville de Casablanca, et qu'il a renforcée par 300 combattants volontaires de Salé, pour se lancer à la reconquête de la ville, essayant d'en chasser l'occupant par la force des armes. La bataille a tourné en faveur des assaillants, puisque les Espagnols ont accepté de quitter la ville occupée, mais à la condition que leur retrait s'effectuât en présence du sultan Moulay Ismaël en personne.
Ahmed Hajji a aussitôt saisi le monarque de cette condition posée par l'armée d'occupation. Moulay Ismaël n'a pas tardé à se rendre sur les lieux où a été organisée la cérémonie de remise des clés de la ville que le sultan a reçues des mains d'un missionnaire espagnol. Au cours de cette grande cérémonie marquant la fin de l'occupation étrangére de Mehdia, Moulay Ismaël a remis au combattant Ahmed Hajji une épée récupérée chez l'ennemi. Cette épée a été conservée jusqu'à la première moitié du XXème siècle par ses descendants, et aurait été remise, croit-on savoir, par l'un d'eux, Mohammed Faris Hajji, un des oncles de Saïd Hajji, au savant Khalid Naciri, auteur de la fresque historique publiée sous le titre "Al Istiqsa". Ce haut fait d'armes a valu à Ahmed Hajji le privilège de se faire décerner un dahir de vénération et de respect promulgué par le roi Moulay Ismaël en guise de récompense pour la loyauté dont il a fait preuve dans le combat.
Ahmed Hajji doit également son prestige et sa notoriété à ses qualités d'homme de bien, connu pour son intégrité et considéré comme faisant partie des saints de Salé où son mausolée, situé à proximité du grand souk, est devenu un véritable lieu de pélerinage vers lequel les gens se déplacent des quatre coins de la ville pour gagner ses bonnes grâces. Des moussems y sont régulièrement organisés. Une grande mosquée a été construite à proximité du mausolée et est devenue la mosquée du grand souk et des quartiers environnants.
L'auteur d'"Al Istiqsa" précité a précisé qu'Ahmed Hajji était le disciple du cheikh Abdallah ben Moussa. Les prédications étaient prodiguées par ses descendants qui dirigeaient les prières collectives et animaient les cours qui étaient dispensés dans l'enceinte de la grande mosquée avec, à leur tête, le premier fils de la lignée de ses descendants, Abdallah Al Jazzar. Celui-ci fut relayé après sa mort par son fils Faris. Puis c'était le fils de ce dernier, Al Mediane, qui a pris la relève. C'était un homme de savoir que le sultan Moulay Ismaël a chargé de veiller à la construction de la grande mosquée attenante au Mausolée de son grand père. Après Al Médiane, c'était au tour de son fils Saïdi de prendre sa succession, et ainsi de père en fils, la relève a été assurée par Harti, suivi d'Abdallah, grand lettré et animateur d'une chaire qui attirait un auditoire aussi nombreux qu'assidu à la grande mosquée de Salé. Abdallah est le dernier grand père de Saïd Hajji, et son fils Ahmed Hajji dont il sera question dans les prochains développements, est le premier des descendants directs à porter le même prénom et le nom patronymique de son arrière-grand père, sinon de ses deux illustres aïeux. Dans un article publié par la revue de l'Association du Bouregreg, Haj Ahmed Maâninou a notamment écrit:
"Cette famille a produit un nombre important d'hommes de savoir et continue encore de nos jours de tirer un motif de fierté d'être un foyer permanent de la culture et du patriotisme".
Le même auteur a par ailleurs précisé que
" la profession d'Ahmed Hajji, croit-on savoir, était la fabrication de textiles, où ses méthodes de tissage avaient acquis une grande célébrité dans la ville".
De son côté, l'historien Mohammed Zniber a noté dans la préface qu'il a consacrée à la présentation du Recueil de Poèmes d'Abderrahman Hajji, le frère aîné de Saïd, que,
"parmi la descendance d'Ahmed Hajji, beaucoup d'hommes ont émergé, dont certains se sont adonnés à la science et d'autres aux activités commerciales; et parmi ces derniers, il y avait le commerçant et grand patriote Ahmed ben Abdallah Hajji, le père du poète précité."
- 3 -
Dans son article précédemment cité, qu'il a intitulé:
"Une personnalité patriotique de Salé, le respectable et distingué Ahmed Hajji"
Haj Ahmed Maâninou l'a décrit en ces termes:
"Né à Salé en 1865" - et non pas en 1885 comme avancé par l'auteur de l'article - "mort à l'âge de 96 ans début août 1961" - et non pas en 1964 comme indiqué sur la même source, "Ahmed Hajji était un homme vénérable et un fervent patriote, en même temps qu'un grand commerçant qui comptait parmi les principales notabilités de la ville et un des piliers les plus solides du Mouvement National".
C'était un self made man qui a développé très tôt des aptitudes pour les activités commerciales.
Déjà, du vivant de son père, il allait chercher des chargements d'olives à Marrakech pour les transporter à dos de mulet aux villes situées plus au nord pour les y écouler à des prix qui lui laissaient des marges bénéficiaires importantes.
Il achetait du blé sur pied, ce qui lui permettait de constituer, au moment de la récolte, une réserve pour alimenter ses moulins à farine.
Il avait également un atelier de fabrication de savon, un four public, des bains maures et des immeubles de rapport qui constituaient l'essentiel de ses revenus, sans compter les opérations commerciales ponctuelles où il agissait en qualité d'intermédiaire quand les parties en présence faisaient appel à son intervention ou à son arbitrage.
La profession libérale à laquelle il s'est adonné lui a permis, grâce aux rapports de commerce qu'il entretenait avec la Grande Bretagne, de constituer une des plus importantes fortunes de sa ville natale.
Après avoir permis au cadet de ses fils, Mohammed, de suivre à domicile des cours particuliers d'anglais que venait lui dispenser une dame de la communauté anglaise de Rabat, il l'a installé à la tête d'une entreprise familiale d'import-export à Londres, ce qui lui a permis de raffermir ses liens commerciaux avec la Grande Bretagne. Ahmed Hajji recevait chaque année une invitation officielle du Gouvernement de Londres pour assister en qualité de promoteur des échanges commerciaux entre le Maroc et le Royaume Uni, aux cérémonies officielles d'inauguration de la Foire des Industries Britanniques, et avait ainsi le privilège d'être introduit ès qualités auprès du Roi et de la Reine, d'entretenir des rapports de courtoisie avec les grands dignitaires du Royaume et surtout de nouer des contacts d'affaires avec les milieux industriels et commerciaux.
Visite de la section arabe de la B.B.C.
A l'occasion d'un de ses multiples séjours à Londres, Ahmed Hajji s'est rendu au siège de la B.B.C. pour rendre hommage à l'équipe de la section arabe pour les excellents programmes que beaucoup de Marocains ont pris l'habitude de capter aux heures d'émission destinées aux auditeurs de l'Afrique du Nord.
Il a été accueilli à son arrivée avec beaucoup d'enthousiasme; et la revue bi-mensuelle publiée par la section arabe de la B.B.C. a rendu compte de cette visite dans les termes suivants:
"Le sieur Ahmed Hajji est une des notabilités de la ville de Salé au Maroc. Il entretient des rapports d'amitié avec la Grande Bretagne, et compte parmi les rares Marocains qui bénéficient de la sollicitude de la couronne britannique dans les pays du Maghreb arabe.
C'est un commerçant notoirement connu, respecté par ses concitoyens marocains, estimé par ses amis anglais et aimé de tous ceux qui sont entrés en contact avec lui.
C'est un Marocain dévoué à son pays, qui n'hésite pas à consentir les plus grands sacrifices pour la cause de sa nation, et ne ménage aucun effort pour développer les relations commerciales du Maroc avec les pays européens en général et la Grande Bretagne en particulier.
Sa force réside dans la conjugaison de la volonté de la jeunesse, la sagesse du troisième âge et le savoir-faire des hommes d'expérience.
Il a toujours exhorté ses concitoyens à lutter contre l'ignorance et la paresse, et a participé dans beaucoup d'actions de bienfaisance visant à élever le niveau des enfants de sa race.
Ahmed Hajji est connu pour sa prédilection pour les voyages et le tourisme. Il revient chaque année en Angleterre pour répondre à l'invitation que lui adresse le gouvernement de Londres pour assister à la cérémonie d'ouverture du Salon des Industries Britanniques".
"Pendant son séjour à Londres cette année, il rendu visite à la section arabe de la B.B.C. où les membres de cette section lui ont réservé un accueil affable et chaleureux.
Puis, notre artiste-peintre Abdeslam Ali Nour l'a invité à l'accompagner dans son atelier de peinture qui se trouvait dans le même bâtiment, et a pu exécuter de notre hôte ce beau portrait avec lequel nous illustrons la première page de couverture du présent numéro".
Ahmed Hajji souhaitait inculquer l'esprit commercial à son fils aîné Abderrahman à l'instar de ce qu'il a fait avec son fils cadet Mohammed en l'envoyant le rejoindre en 1928 à Londres, dans l'espoir d'apprendre l'anglais et de s'exercer au métier du commerce.
Mais Abderrahman, plus enclin vers les lettres et la poésie, passait la majeure partie de son temps à composer des poèmes qu'il adressait à ses amis hommes de lettres au Maroc, et ne manifestait aucun intérêt pour le négoce, si bien qu'au bout d'un an et demi, il s'est vu dans l'obligation de rentrer au Maroc pour y chercher une occupation plus conforme à ses penchants littéraires.
Le père d'Abderrahman, qui était convaincu que seul le secteur privé permettait d'entreprendre de grandes choses, a essayé de l'aider pour s'installer dans le secteur d'activités de son choix; mais il a dû se résigner devant le choix d'Abderrahman qui a opté pour le métier d'enseignant et adhéré, dès 1930, à la fonction publique.
Ahmed Hajji était un homme d'une grande lucidité d'esprit. Pendant que le pays traversait une ère des plus sombres de son histoire, ère marquée par la politique d'intégration et d'assimilation linguistique imposée par la puissance protectrice, au détriment de la langue arabe, il a refusé d'inscrire les derniers de ses enfants, Abdelmajid, Abdelkrim et Saïd, dans les écoles publiques, dites écoles franco-musulmanes nouvellement créées, et qui étaient réservées aux seuls fils des notables, préférant les maintenir dans les écoles traditionnelles, quitte à leur permettre de suivre des cours particuliers d'arabe et d'anglais à domicile, avant de les envoyer en 1929 pour un an parfaire leurs connaissances de l'anglais à Londres, et de 1930 à 1935 au Moyen Orient où ils se sont inscrits d'abord dans un établissement d'enseignement à Naplouse en terre palestinienne, puis à Beyrouth avant de s'inscrire à l'Université de Damas et terminer leur cycle d'études à l'Université du Caire.
Lorsqu'Abdelkrim a initié avec le soutien de son frère Saïd le mouvement de protestation contre le Dahir berbère du 16 mai 1930, et qu'ils ont été convoqués par les Autorités du Protectorat pour répondre de leurs actes, leur père leur a demandé, au moment de les informer de cette convocation, de garder la tête haute et surtout de ne pas se laisser ébranler par les menaces du Contrôleur Civil qui allait chercher par tous les moyens à les intimider avec l'éventualité de les envoyer en prison et de leur faire subir de mauvais traitements.
Le 28 août 1930, Ahmed Hajji était lui-même co-signataire d'une pétition adressée à Sa Majesté le Roi, au Ministre français des Affaires Etrangères et au Résident Général de France à Rabat. Par lettre datée du même jour, revêtue de trois signatures, dont la sienne, et portant en marge la liste d'une délégation composée des trois signataires et de cinq autres notabilités de la ville, Ahmed Hajji et les membres de cette délégation ont sollicité l'autorisation de représenter la ville de Salé à l'audience qui allait être accordée par Sa Majesté le Roi aux délégations des patriotes des différentes villes au sujet de la question berbère, et d'avoir le privilège de lui remettre la pétition exprimant l'indignation de la population de Salé.
Le 11 décembre 1935, soit un an jour pour jour de la présentation du "Cahier des Revendications" au Roi et aux Autorités du Protectorat, un télégramme de rappel émanant de la branche de Salé du Mouvement National, revêtu d'une quarantaine de signatures dont celle d'Ahmed Hajji, a éte adressé à ces mêmes Autorités.
Le 11 décembre de l'année d'après, une nouvelle pétition a été adressée au Souverain, déplorant qu'aucune suite n'a été donnée aux revendications présentées depuis deux ans aux Autorités compétentes, et sollicitant en outre l'élargissement de tous les détenus du Comité d'Action Nationale, victimes de la vague de répression consécutive aux évènements intervenus au lendemain de la visite royale à Fès qui a dû être interrompue en raison des conditions inacceptables posées par le Représentant de la Résidence française à Rabat.
Le domicile d'Ahmed Hajji, une maison traditionnelle de style mauresque avec un très grand patio pouvant contenir une assistance qui se compte par centaines, était le lieu idéal pour abriter les principales manifestations nationalistes et ce, d'autant plus que son propriétaire inspirait aux Autorités françaises une certaine retenue en raison des rapports de courtoisie qu'il entretenait avec les hautes sphères britanniques et des échanges commerciaux qu'il avait avec les milieux d'affaires d'outre-manche.
Aux yeux des Français, il passait pour un protégé anglais, ce qu'il n'a jamais été; mais l'accueil qui lui etait réservé en Grande Bretagne à l'occasion de chacune de ses visites au Salon des Industries britanniques et le fait qu'il fût reçu par le Roi George VI en personne les confirmaient dans leur conviction qu'il bénéficiait d'une certaine protection qui le rendait intouchable.
C'est ainsi qu'à un moment où l'Administration du Protectorat était en pleine ébullition et que les tribunaux étaient saisis pour des motifs insignifiants et prononçaient des jugements sur la base d'actes d'accusation sans commune mesure avec les faits reprochés, fut organisée dans l'enceinte de cette maison le 8 juillet 1933, à la demande du Mouvement National, la cérémonie commémorative du premier anniversaire de la revue "Almaghrib" d'expression française que supervisait à Paris le patriote Ahmed Balafrej, et dont la direction était confiée à un membre influent du Parti Socialiste français et grand ami du Maroc, Robert Jean Longuet.
Cette revue dont le premier numéro remontait au mois de juillet 1932, a été créée dans l'esprit de faire entendre la voix du Maroc à l'étranger et en particulier en France où elle était assistée par un Comité de Soutien composé d'un certain nombre de personnalités politiques françaises ou originaires d'autres pays européens.
Les frais engagés par cette revue nécessitaient l'organisation de collectes de fonds périodiques auxquelles Ahmed Hajji participait, convaincu qu'une telle publication était le meilleur moyen de servir l'intérêt national en France et dans le monde.
A l'exception de Balafrej qui se trouvait en déplacement à l'étranger, la manifestation a groupé tous les dirigeants du Mouvement National. Mohammed Hassan El wazzani a prononcé un discours programme et fait le bilan d'un an d'activités de la revue; il a mis en exergue les efforts entrepris par le Comité de Soutien en faveur de la cause nationale. Puis, c'était au tour d'Omar ben Abdeljalil d'annoncer le projet de création d'un second journal en langue française: "l'action du Peuple".
A l'issue de la manifestation, du thé et des gâteaux ont été distribués à l'assistance, tandis qu'un petit comité s'est réuni pour rédiger des télégrammes destinés au Président Herriot, à Robert Jean Longuet et au Comité de Rédaction de la revue "Almaghrib" à Paris.
Il est à signaler l'absence de Saïd Hajji qui se trouvait à Damas, mais le mérite de l'organisation de cette importante manifestation dans les circonstances que l'on sait revient à son frère Abdelkrim qui s'est occupé du côté matériel de la manifestation et qui a veillé à ce que cet important évènement se déroulât dans les meilleures conditions.
Le domicile d'Ahmed Hajji, sis 19 Bab Hsaïn à Salé, était le point de mire de ces auxiliaires de la police qu'on appelait vulgairement les indicateurs et que les milieux patriotiques qualifiaient de traitres.
Ceux-ci avaient pour mission d'observer toutes les personnes qui se présentaient à la porte d'entrée, de noter à leur insu leurs nom et qualité sur les fiches de renseignements avec le jour, l'heure et la durée de chaque visite, de s'enquêrir autant que faire se pouvait de l'objet de l'entretien que les visiteurs auraient eu avec le maître de céans intra muros, de relever l'heure exacte de leur sortie et de les filer discrétement pour savoir où ils allaient se rendre par la suite.
Le lecteur pourra trouver une illustration de ce scénario dans une des fiches de renseignements relative à la réunion des dirigeants nationalistes qui s'est tenue au domicile d'Ahmed Hajji le 10 février 1935, dans la partie de cet ouvrage consacrée à l'intérêt porté par les renseignements généraux aux activités politiques de la famille Hajji, père et fils.
D'ailleurs, même les activités à caractère commercial sont suivies de près par les autorités de contrôle. Il suffit de lire "la note politique" établie par les renseignements généraux au sujet de la promotion par Ahmed Hajji du commerce anglais au Maroc pour se rendre compte que le personnage constituait une énigme aux yeux des Français qui croyaient, à tort, qu'aussi bien lui que ses enfants étaient des protégés anglais, alors qu'ils avaient seulement des rapports de courtoisie et de commerce avec la Grande Bretagne.
Il a été maintes fois signalé au cours de cet essai de description du milieu familial dans lequel ont évolué les frères Hajji, que leur domicile paternel, sis 19 Bab Hsaïn à Salé, était considéré comme un véritable sanctuaire du patriotisme. C'est là que les milieux nationalistes organisaient les plus importantes manifestations pendant la période du protectorat. C'est là aussi qu'a eu lieu la grande réception donnée par Ahmed Hajji en l'honneur de M'barek El Bekkaï après sa nomination au Conseil du Trône, nomination qui avait reçu l'aval de Mohammed V. Cette réception à laquelle ont été conviés les partis politiques, toutes tendances confondues ainsi que les représentants de "Conscience Française" qui ont soutenu le Maroc dans sa lutte pour l'indépendance, avait une portée politique qui dépassait de loin le cadre des simples civilités. Aucun accord n'était encore intervenu au sujet des personnes qui devaient faire partie avec Bekkaï du Conseil du Trône. Les partis politiques marocains qui étaient engagés dans le processus de négociations ont opposé leur veto à la constitution du Conseil telle que l'avait proposée le Résident Général Boyer de la Tour, estimant qu'il y avait rupture d'équilibre avec les candidatures proposées. Ils ont clairement fait savoir à leurs interlocuteurs français qu'ils rangeaient le Grand Vizir Mohammed El Mokri et le caïd Tahar Ben Ouassou parmi les traditionalistes, et le pacha de Salé, Mohammed Sbihi, parmi les personnes qui n'étaient engagées ni d'un côté ni de l'autre. C'est dans ces circonstances que Bekkaï a été prié par le Président du Conseil Edgar Faure de se rendre au Maroc pour constituer le Conseil du Trône.
La réception organisée au domicile d'Ahmed Hajji a eu lieu pendant que Bekkaï logeait chez Mohammed Sbihi, le pacha de Salé. Il semble que c'était pendant cette réception que la décision a été prise d'admettre au Conseil du Trône, aux côtés de Bekkaï, Tahar Ou Assou, Mohammed Sbihi et Fatmi Benslimane. Le lundi 17 octobre, le Conseil du Trône a été installé solennellement au Palais Royal où ses quatre membres ont été reçus par le Grand Vizir qui a donné lecture d'une proclamation précisant que la première tâche qui incombait à ce Conseil était de former le premier gouvernement marocain.
On peut ainsi lire dans le tome 2 des Mémoires d'Edgar Faure paru chez Plon, page 577, sous le titre
"Un début de dégel" :
"Si Bekkaï a obtenu l'accord de Mohammed V et il réussit à dégeler le Parti Démocratique de l'Indépendance. L'Istiqlal, craignant d'être débordé, fit connaître qu'il ne participerait pas, mais sa réaction n'alla pas au-delà".
Lorsque Mohammed V a quitté son lieu d'exil à Antsirabé pour regagner son nouveau lieu de séjour à Paris, Ahmed Hajji a été parmi les premiers, avec son fils Abdelkrim, à se rendre dans la capitale française pour souhaiter la bienvenue au Souverain et lui renouveler leur profond attachement à son auguste personne et au Trône Alaouite.
En ce qui concerne la suite des évènements, ils se sont déroulés dans l'ordre suivant:
-
16 novembre 1955: Retour triomphal de Mohammed V au Maroc
-
7 décembre 1955: Formation du premier gouvernement indépendant de coalition présidé par M'barek El Bekkaï
-
15 février 1956: Abrogation du Traîté de Fès
-
7 avril 1956: Reconnaissance de l'indépendance du Maroc par l'Espagne, qui s'engage à respecter la souveraineté du pays et son intégrité territoriale
- 4 -
L'ascendance des frères Hajji du côté maternel
La mère des frères Hajji, de son nom d'origine Fatma Msattas, est la fille de l'honorable Mohammed Msattas, du même nom que son père, qui faisait partie de l'élite cultivée de la ville où il comptait parmi les grands orateurs de la mosquée de Salé. Les cours qu'il y professait attiraient une foule très importante de disciples et d'auditeurs.
Dans une étude biographique ayant servi de préface à la première édition du Recueil de Poèmes d'Abderrahman Hajji qui date de 1991, l'historien Mohammed Zniber a notamment écrit:
"... La famille Msattas peut être considérée comme faisant partie des familles qui ont complètement disparu aujourd'hui faute de descendants mâles. Elle compte, selon certaines versions, parmi les plus anciennes familles de Salé, dont l'origine remonte à l'ère des Bergwata et des Beni Al Ichra. Elle a produit une série d'hommes de culture, dont un des grands savants de Salé, Mohammed Msattas père, qui enseignait et commentait l'oeuvre de Boukhari au cours de la seconde moitié du XIX ème siècle".
Son fils qui porte le même prénom que lui dont il est question ici, doit être né vers 1850, à en juger par la date de sa disparition qu'on situe au milieu des années trente, alors qu'il était très âgé.
Un autre document est de nature à corroborer cette estimation: il s'agit d'une lettre datée du 7 novembre 1874 adressée par un haut dignitaire du royaume, du nom de Moussa ben Ahmed au représentant des chérifs de Salé, Mohammed ben Omar, l'informant de la sollicitude du Sultan qui a bien voulu accéder à la demande de Mohammed Msattas en ordonnant que lui soit accordée une aide financière sous forme de bourse à prélever sur le budget des Habous pour lui permettre d'achever ses études.
Un autre point de repère nous est fourni dans une lettre qui lui a été adressée de Médine en date du 19 août 1891 par un autre notable de Salé, Mohammed Lahrech, dans laquelle celui-ci lui écrit qu'il a pris connaissance de la décision de sa mise en disponibilité et qu'il était heureux d'apprendre qu'il projetait de se rendre aux lieux saints pour effectuer son devoir de pélerinage.
Une autre lettre datée du 28 janvier 1904, soit quatre à cinq ans après qu'Ahmed Hajji eût épousé la fille de Mohammed Msattas, nous apprend que le premier nommé avait inscrit au nom de son beau-frère une propriété destinée au jardinage qu'il venait d'acquérir de Tahar ben Larbi au prix de 67 rials . Cette propriété, précise la lettre, se trouvait à proximité des jardins appartenant à la société Doukkala et n'en était séparée que par une canalisation d'eau.
Dans un papier laissé par feu Omar Aouad sous le titre
"Une grande figure parmi les personnalités de Salé"
il a notamment écrit:
"Les circonstances ont voulu que les familles Msattas et Hajji renforcent leurs relations d'amitié par des liens d'alliance réciproques. Le domicile des Msattas est très connu à Salé. C'est une des grandes maisons de cette ville qui se distingue par son élégance et sa conception architecturale. Elle est située dans un cul de sac, à proximité du domicile du grand historien auteur de l'"Istiqsa", Ahmed ben Khalid Naciri, donnant sur la rue qui mène vers la grande mosquée". "Il est probable", précise le papier précité, "qu'avec sa mort, cette famille ait entièrement cessé d'exister à Salé, puisque l'unique garçon que Mohammed Msattas a pu avoir est décédé à un âge précoce et n'a pas été remplacé par un autre descendant mâle pouvant assurer la succession et donc la continuité de la lignée familiale".
- 5 -
Saïd le plus jeune des frères Hajji
Les Hajji tels qu'ils sont décrits sur les fiches de renseignements établies par les services du Contrôle Civil du temps du protectorat français au Maroc et actuellement déposées au Centre d'Archives de Nantes, appartiennent à une famille notable de Salé et sont alliés aux meilleures familles de la ville: les Sbihi, Aouad, Hassar et Msattas. Le pacha de Salé, Mohammed Sbihi, et Ahmed Hajji sont d'après l'une de ces fiches mariés avec les filles de Mohammed Msattas, ce qui est vrai pour ce dernier et est, pour le premier nommé le fruit d'une confusion entre le pacha et son demi frère, Omar Sbihi, puisque c'est ce dernier et non pas le pacha qui s'est allié avec l'une des deux filles précitées, qui sont elles-mêmes issues de deux lits différents. La même fiche comporte deux autres erreurs, l'une relative au nom du grand père maternel désigné sous le nom de "Mefettech", l'autre au sujet des projets de mariage d'Abderrahman et de Mohammed, donnés comme prétendants à une alliance avec la famille Aouad, alors que seul Mohammed envisageait de s'allier avec cette famille, tandis qu'Abderrahman, le plus âgé des deux, allait se marier beaucoup plus tard avec l'une des filles du Cadi de Salé, Abdelkader Touhami. La fiche ajoute une précision concernant l'unique fille de la famille, Zhor Hajji, mariée avec Mekki Sbihi, qui allait plus tard succéder à son frère Mohammed Sbihi comme pacha de la ville.
Après ce tour d'horizon, les fiches de renseignements fournissent les indications suivantes sur les cinq enfants mâles qui ont été décrits en ces termes:
-
Abderrahman, "l'aîné, âgé de 30 ans environ" (il en avait 28), "jeune turc. Illettré en français, mais assez lettré en arabe. Célibataire. Sans aucun emploi. Hébergé par son père. Esprit remuant, toujours à la tête de tous les mouvements. Promoteur de la mise en circulation à Salé d'une liste de souscriptions en faveur des musulmans de Jérusalem au cours des derniers évènements palestiniens. Visite très souvent l'ancien vizir de la justice, Bouchaïb Doukkali. A fait de nombreux séjours à Londres où il n'est plus retourné depuis un an (n'a fait en réalité qu'un seul voyage à Londres où il a séjourné un an et demi chez son frère Mohammed entre 1927 et 1928)".
-
Mohammed, "âgé d'environ 26 ans. Réside habituellement à Londres. C'est lui qui s'occupe du commerce installé dans cette ville par son père et n'a plus reparu à Salé depuis plus d'un an. Passablement lettré en arabe. Parle couramment l'anglais et suffisamment le français".
-
Abdelmajid, "âgé d'environ 22 ans. A fréquenté pendant quelque temps l'école des fils de notables de Salé, mais a quitté cet établissement pour compléter ses études musulmanes à Naplouse (Palestine). Parle un peu le français. Infirme, pied-bot".
-
Abdelkrim (20 ans - il en avait 19) et Saïd (17 ans): "Ce sont les auteurs de la lettre à Abdelkrim. Ont fréquenté l'école des fils de notables de Salé pendant deux mois. Ne disent que quelques mots français, mais parlent suffisamment l'anglais. De retour d'Angleterre depuis une huitaine, se sont mis en instance d'obtenir un passeport pour être autorisés à rejoindre à Naplouse leur frère Abdelmajid et y compléter eux-mêmes leurs études musulmanes".
Interrogé sur les mobiles qui les ont amenés, lui et son frère Saïd, à écrire la lettre qu'ils ont adressée au chef riffain Abdelkrim Al Khattabi, Abdelkrim aurait répondu au contrôleur chef de la région civile de Rabat que cette lettre a été écrite sous l'influence des milieux musulmans de Grande Bretagne, qui s'intéressaient beaucoup au sort réservé au héros du Rif surtout depuis qu'il a été condamné à l'exil. Cette déclaration a été assortie du commentaire suivant:
"Abdelkrim Hajji est un tout jeune homme, mais il semble appartenir à cette catégorie de jeunes Marocains exaltés qui sont à la merci de toutes les suggestions et qui voient dans la terre d'Islam d'Orient le pays qui détient le monopole de la science islamique. C'est un agitateur en herbe qui mérite d'être surveillé". Et d'ajouter que l'intéressé avait "décidé d'aller s'instruire hors du Maroc parce que ses compatriotes recevaient dans leur pays une éducation défectueuse".
Le Résident Général a saisi cette occasion pour écrire au Ministre des Affaires Etrangères qu'il n'acquiessait pas à la demande de passeport introduite par les frères Hajji pour se rendre dans la ville palestinienne de Naplouse.
"Il est hors de question, selon lui, d'accepter que l'éducation de nos jeunes protégés se fasse par d'autres contre nous".
Cette décision a été communiquée à la Direction Générale de l'Instruction Publique, en réponse à une lettre adressée par cette Direction le 24 février 1930 à la Direction Générale des Affaires Indigènes à Rabat l'informant des conclusions d'un rapport établi par Mr Terrasse, pofesseur à l'Institut des Hautes Etudes Marocaines à la suite d'une mission qu'il a effectuée au Moyen-Orient. Mr Terrasse a notamment écrit à propos de l'Université de Naplouse qu'elle était
"réputée pour son fanatisme musulman et sa xénophobie". De plus, "On y reçoit des leçons de nationalisme et de fanatisme dont les puissances coloniales font les frais".
Un autre rapport fait état d'une fréquentation assidue des frères Hajji de la librairie Chemao à Salé, dépositaire pour le Maroc de journaux égyptiens, syriens, tunisiens et algériens non frappés d'interdiction. Deux de ces publications - des périodiques égyptiens - ont publié la relation de voyages dans différentes parties du monde effectués par le journaliste Younès Bahri, qui n'a pas manqué de juger avec une extrême sévérité l'action du Protectorat français au Maroc. Le second périodique qui vient de commencer la publication des impressions de voyages du publiciste irakien a reproduit une photographie de l'intéressé au milieu d'un groupe de nationalistes marocains prise dans le patio de la maison des Mérini à Salé. Parmi les personnes qui figurent sur cette photo, on reconnaît:
Abderrahman et Saïd Hajji
"deux frères qui se sont signalés, le premier par son agitation, le second par la lettre qu'il a écrite à Abdelkrim".
Abdellatif Sbihi, le 1er à avoir pris connaissance du texte du Dahir du 16 Mai 1930 avant sa publication au journal officiel et en avoir informé le groupe des jeunes nationalistes à Salé.
Parmi les personnalités présentes, on reconnaît l'historien Abderrahmane Benzidane, le savant Abdellah Jirari et assis au milieu du groupe le journaliste et homme de lettres irakien Younes Bahri.
L'épisode du mouvement de protestation contre le dahir du 16 mai 1930 ayant été largement commenté dans la partie de cet ouvrage consacrée à la question berbère, il suffit de rappeler ici que l'idée du "latif" a été le fruit d'une initiative personnelle d'Abdelkrim Hajji, qui a été considéré comme l'âme du mouvement et le principal instigateur des manifestations de protestation qui ont fait tâche d'huile à travers tout le pays. Il a été signalé aussi qu'un groupe de meneurs slaouis composé d'Abderrahman Hajji, Abdellatif Sbihi et Mohammed Hassar ont dépêché un émissaire auprès de certains notables et jeunes réunis dans une maison de Rabat pour
"leur demander de secouer leur torpeur et faire cause commune avec leurs voisins".
Les documents d'archives nous renseignent également sur la visite effectuée par de nombreux visiteurs de Rabat et de Salé au domicile de la mère d'Abdellatif Sbihi pour lui exprimer leur entière solidarité avec son fils qui a été le premier à stigmatiser le texte du dahir berbère et qui venait de faire l'objet d'une arrestation arbitraire. Celle-ci les a encouragés à persévérer dans la résistance et a décliné l'assistance financière qui lui a été proposée pour l'aider à subsister.
Les deux frères Hajji auteurs de la lettre à Abdelkrim, accusés de recidive en raison du rôle de premier plan qu'ils ont joué dans le cadre des derniers évènements en relation avec la question berbère, ont fait l'objet d'une mesure d'interdiction de quitter le territoire national. Il a fallu attendre la mi-octobre pour que le Gouvernement du Protectorat se montrât disposé à leur accorder l'autorisation d'aller poursuivre leurs études, non pas à Naplouse comme demandé précédemment par les intéressés, mais à l'Université Islamique de Beyrouth où, en raison de leur présence au Liban, les autorités françaises pouvaient exercer une stricte surveillance sur leurs activités extra-scolaires.
Début novembre, ils ont embarqué de Tanger pour Alexandrie via Marseille, et de là ils se sont rendus par voie ferrée au Liban, où les attendait leur frère Abdelmajid qui a dû quitter l'Université de Naplouse pour rejoindre ses deux frères et s'inscrire ensemble à l'Université Islamique de Beyrouth. Le Résident Général de France à Rabat, Lucien Saint, a informé le Haut Commissaire de France au Liban de leur départ et lui a demandé de les faire suivre dans tous leurs faits et gestes et de le tenir au courant au cas où ils ne respecteraient pas les engagements qu'ils ont pris avant leur départ de s'abstenir de toute activité à caractère politique ou journalistique. Mais cette correspondance diplomatique ne les a pas empêchés d'alimenter la presse orientale d'articles dénonçant les méfaits de la politique du Protectorat français au Maroc, à partir de leur lieu de résidence qu'ils ont transformé en une véritable antenne du mouvement patriotique marocain qui commençait à se manifester dans les principales villes du Maroc, et en particulier à Salé.
Les frères Hajji ont à maintes reprises été signalés pour leur participation régulière aux collectes de fonds ordonnées par le mouvement nationaliste.
Abderrahman, l'aîné, déjà signalé pour la part active qu'il a prise dans la collecte des souscriptions en faveur des musulmans de Jérusalem, a été convoqué par les autorités de contrôle à
"verser les fonds recueillis à une oeuvre de bienfaisance ou à restituer les souscriptions aux donateurs".
Le même Abderrahman a été chargé de faire partie d'un comité de soutien groupant, outre l'intéressé au niveau de Salé, Abdelkhalek Torrès à Tétouan, Allal El Fassi à Fès, Mohammed Elyazidi à Rabat et Abdelkader Zhiri à Tanger, pour recueillir des fonds de secours destinés à venir en aide aux habitants de Médine qui étaient menacés de famine.
Abdelkrim, qui était au nombre des visiteurs qui s'étaient rendus au domicile de la mère d'Abdellatif Sbihi, a fait connaître à cette occasion qu'il était en possession d'une somme d'argent recueillie auprès de trois notables de Salé, dont il n'a pas dévoilé l'identité, et que cet argent était destiné à constituer un avocat pour défendre Mohammed Chemao qui avait été écroué pour avoir adressé une lettre anonyme jugée injurieuse pour le cadi qui se serait gardé, semble-t-il, d'ordonner la prière d'"Al Istighfar" pendant le mouvement de protestation contre le dahir berbère.
Une note des services de police datée du 24 juillet 1931 précise qu'Abdelmajid Hajji, qui se trouvait au Maroc, a été désigné par ses jeunes camarades pour recueillir les subsides destinés à Mohammed Chemao, en résidence forcée à Meheridja.
Pendant les vacances d'été de l'année 1932, Saïd et ses deux frères Abdelmajid et Abdelkrim ont profité de leur séjour au Maroc pour reprendre le cycle de réunions avec leurs camarades de Salé afin de poser les jalons d'un cadre organisationnel aux activités politiques qu'ils déployaient jusque-là au gré des circonstances et de manière quasi improvisée. Au cours de ces réunions s'est constitué le premier noyau d'une organisation politique avec l'adoption d'un programme d'activités assorti d'un plan d'action délimitant le domaine d'intervention de chaque membre du groupe et précisant les voies et moyens auxquels il peut avoir recours pour mener à bien les missions qui lui sont imparties.
Il convient de noter que, parmi les points qui étaient inscrits à l'ordre du jour de ce cycle de réunions, il y avait la question de la Fête du Trône. Pour lever toute équivoque, il me semble nécessaire, sur ce point particulier de remettre les pendules à l'heure afin de préciser, pour l'exactitude historique, que le jeune Mohammed Hassar a effectivement été le premier à propager l'idée d'introduire dans nos moeurs la célébration de la fête du Trone dans un article qu'il avait publié vers le mois de février 1933, et l'honnêteté intellectuelle exige que ce mérite lui soit reconnu. Mais il n'en demeure pas moins que l'initiative de créer un tel évènement dans le but d'exploiter l'union de la monarchie et du peuple à des fins politiques, revient au frère aîné de Saïd, Abderrahman. C'est celui-ci qui, revenu de son séjour en Grande Bretagne où il a vu comment fonctionnait l'institution monarchique, a proposé au groupe de ces jeunes nationalistes réunis au domicile de son grand père maternel d'inscrire à l'ordre du jour de ses réunions l'étude des voies et moyens pour concrétiser cette idée qui germait dans son esprit depuis 1929. Les réunions se sont poursuivies pendant tout l'été 1932 et au mois de février 1933, le jeune Mohammed Hassar qui faisait partie du groupe précité a eu le mérite de publier l'article sur "les fêtes islamiques" que nombre d'auteurs, faute de document écrit attestant la version orale qui m'a été relatée par mon père Abderrahman Hajji lui-même et confirmée par mon oncle Abdelkrim qui assistait aux réunions en question, ont considéré par la suite comme document de base, ce que personne ne conteste, pour attribuer la paternité de l'initiative de la fête du trône à l'auteur de cet article, ce qui laisse passer sous silence les circonstances dans lesquelles l'idée même de créer un tel évènement au Maroc a été initiée.
Pour revenir à la question des collectes de fonds, signalons que Saïd s'est vu confier la mission de réunir au niveau de Salé, avec son compagnon Abou Bakr Kadiri, des souscriptions destinées à alimenter la caisse instituée pour couvrir les frais d'impression du "Plan de Réformes" et procurer à la revue "Almaghrib" qui paraissait en langue française à Paris, sous la direction de Robert Longuet et la supervision du patriote Ahmed Balafrej, la subvention annuelle qui lui était versée par les milieux nationalistes marocains. Un bulletin de renseignements du 19 juin 1935 fait état d'une soirée musicale organisée au domicile de Mohammed Msattas, le grand père maternel des frères Hajji. Au cours de cette soirée, une collecte de fonds a été faite par Saïd Hajji pour couvrir les frais de déplacement à Tétouan des membres du Comité d'Action Marocaine. Dans le même ordre d'idées, une lettre du 20 janvier 1938 émanant des services de police, signale que Saïd a offert à son domicile un déjeuner à un groupe de nationalistes locaux et qu'à l'issue de ce déjeuner,
"il a été décidé d'ouvrir une collecte auprès des nationalistes et des sympathisants pour venir en aide à l'école libre de Salé, dont le directeur Abou Bakr Kadiri est actuellement détenu".
Le 11 février 1935, une note confidentielle du Commissaire Divisionnaire adressée au sous-directeur chef du Service de la Police Générale fait mention d'une réunion tenue la veille au domicile d'Ahmed Hajji et à laquelle ont pris part les leaders nationalistes Allal El Fassi, Mohammed Elwazzani, Mohammed Elyazidi et un groupe d'une dizaine de patriotes de Salé "connus pour leurs sentiments francophobes", parmi lesquels les frères Abderrahman et Saïd Hajji, Mohammed Hassar, Haj Ahmed Maâninou, Mohammed Chemao et Abou Bakr Kadiri. Selon la même source,
"Il aurait été longuement question, au cours de cette réunion, qui s'est prolongée tard dans la nuit, d'une délégation marocaine à la Société des Nations à Genève, dont les frais de voyage et de séjour devaient être pris en charge sur le montant d'une collecte substancielle effectuée à Casablanca et à Rabat parmi les éléments nationalistes de ces deux villes par Mohammed Hajji, commerçant à Londres, dont les fréquents déplacements ont été signalés récemment par le poste frontière d'Arbaoua" (séparant les deux zônes d'influence française et espagnole).
Le 8 novembre 1935, des nationalistes de Rabat et de Salé, dont le leader Mohammed Elyazidi, sont venus rendre visite à Mohammed Hajji, de retour de Londres, pour écouter ses commentaires sur les retombées de presse relatives à la cause marocaine, et s'informer sur la nature des festivités organisées chaque année en Grande Bretagne pour célébrer la fête du Trône. Cette réunion a été par ailleurs l'occasion de décider de la création d'un comité chargé de recueillir des fonds pour soutenir l'effort de lutte des patriotes de l'Abyssinie contre l'occupation italienne.
Il serait fastidieux, dans un chapitre qui se propose de retracer à grands traits les activités du milieu familial dans lequel Saïd a évolué et cultivé sa fibre patriotique, de s'attarder sur les repères biographiques de ses frères, qui doivent faire l'objet chacun d'un essai separé à l'instar de l'ouvrage sur les "témoignages et études poétiques" ayant accompagné "le recueil de poèmes" d'Abderrahman Hajji. Aussi allons- nous rester au niveau de certaines généralités pour permettre au lecteur de se faire une idée d'ensemble de ce qu'était l'environnement familial de Saïd à cette époque.
Les services de renseignements exerçaient une surveillance méticuleuse sur les activités des frères Hajji. Mohammed, en particulier était signalé à chacun de ses déplacements au Maroc qui n'ont cessé de les intriguer. Une note confidentielle du 7 février 1934 a évalué ces déplacements qu'il effectuait par voie aérienne à raison d'un voyage par mois à un montant supérieur à 20.000 francs et estimé que cette somme ne pouvait en aucun cas être supportée par son commerce qui "se limitait à écouler des objets marocains de modeste valeur", et que
"cette activité anormale était provoquée par des raisons plus politiques que commerciales".
Citant certains Slaouis acquis à l'Administration du Protectorat, le document a laissé planer le doute que
"ce jeune suspect recevrait de l'argent de l'ambassadeur du Reich à Londres ! et qu'il est urgent de signaler ces allées et venues suspectes à la Direction des Affaires Indigènes, qui doit avoir la possibilité de faire exercer même à Londres, et à Londres surtout, une surveillance discrète sur l'activité politique de Mohammed Hajji".
Le 12 avril 1935, sa présence a été signalée à un dîner offert par le leader Allal El Fassi auquel a pris part le groupe des nationalistes de Fès. Le 10 juillet, une lettre adressée au Directeur des Affaires Indigènes fournit les informations suivantes:
"Mohammed Hajji, nationaliste révolutionnaire connu...a séjourné le 3 juillet à Paris venant du Maroc, et a pris le même jour le train à destination de Londres... où son frère Abdelmajid exploiterait un commerce de maroquinerie. L'intéressé serait chargé d'une mission auprès des dirigeants du Mouvement Panislamiste à Berlin, et qu'il n'a pas été possible d'avoir de plus amples renseignements sur les buts de cette mission".
Le 23 septembre de la même année, il est de nouveau signalé à Fès au domicile du leader précité. Le 18 octobre, il a envoyé par la poste anglaise un télégramme à son père par le biais du Consul Général de Grande Bretagne à Rabat, qui est venu en personne à Salé pour remettre le message à son destinataire qui l'a retenu à dîner. Cette dernière fiche fait état des fréquentes visites d'Abdelkrim et de Saïd au Consulat Général de Grande Bretagne à Rabat
"pour y retirer des journaux anglais, déclarant que la presse anglaise rapporte l'exacte vérité sur l'état des hostilités en Ethiopie...",
et d'ajouter que
"ces deux nationalistes qui ont la pratique de la langue anglaise traduiraient à leurs camarades les commentaires de ces journaux en les accompagnant de vives critiques contre les journaux du Maroc qu'ils accuseraient de subir la censure résidentielle".
Le 3 novembre 1937, l'arrivée à Tanger de Mohammed Hajji est signalée à la Direction des Affaires Politiques. Puis il a été rapporté à la Direction Générale de la Police que l'intéressé aurait tenu des propos anti français dans un café de Tanger,
"disant notamment que, pour les Marocains, c'est un honneur d'aller en prison après une révolte".
Le 18 juin 1938, il est signalé à sa sortie de la zône française, en compagnie de Moussa Doukkali, le fils de l'ex ministre de la justice. La même note ajoute que
"la fouille opérée par les services de douanes tant sur sa personne que dans ses bagages n'a donné aucun résultat".
Mohammed Hajji a souvent été chargé d'effectuer des missions pour le compte du Mouvement National. De plus, il n'a jamais hésité de venir en aide à ses autres frères, qui ont tous résidé chez lui à tour de rôle à Londres pendant un an ou plus. C'est grâce à lui que le jeune Saïd a pu financer l'acquisition du matériel d'équipement de son imprimerie et qu'Abdelkrim a réussi à s'installer à son compte en Amérique.
En ce qui concerne Abdelmajid, une note de renseignements établie par le Commissaire Divisionnaire de Rabat, signale son arrivée à Salé le 21 octobre 1935, après un séjour de plus d'un an en Angleterre et relève que le même soir un dîner a été offert en son honneur, auquel le Vice Consul d'Anglettre a été invité à prendre part.
"Le lendemain, une grande réunion a eu lieu dans la maison Msattas appartenant aux Hajji, à laquelle ont assisté presque tous les jeunes nationalistes de Salé"
Au cours de cette réunion, Abdelmajid a souhaité la bienvenue à l'assistance, et a fait à cette occasion un exposé au cours duquel il a insisté sur la nécessité de rester unis et de respecter à la lettre les consignes des dirigeants du Mouvement National afin d'atteindre les buts que nous nous sommes fixés. Il s'est montré extrêmement peiné de la translation des cendres du Maréchal Lyautey, et a exhorté l'assistance de profiter de l'arrivée des journalistes invités pour assurer la couverture médiatique de cet évènement pour les encadrer, leur exposer la situation du Maroc et leur faire part de notre mécontentement de ce qui s'y passe. Le 29 octobre 1935, il est signalé sur une des fiches de renseignements adressée par le Contrôleur Civil chef de la circonscription de Salé au Contrôleur Civil chef de la Région de Rabat que
"Abdelmajid Hajji fait journellement un déplacement entre Salé et Rabat" et qu'"il a été à plusieurs reprises chez Balafrej, directeur de l'Institut Guessous".
Saïd et Abdelkrim, les plus jeunes des frères Hajji, ont toujours eu les atomes crochus, et se sont trouvés associés dès la fin des années vingt et le début des années trente à toutes les démarches à caractère politique. Nous avons vu qu'ils ont rédigé en commun la lettre adressée de Londres au chef riffain Abdelkrim Al Khattabi dans son exil de la Réunion provoquant une importante levée de boucliers au niveau de l'appareil gouvernemental français. Ils ont également signé tous les deux un véritable manifeste politico-culturel qu'ils ont adressé pendant leur séjour en Angleterre au Club littéraire de Salé, après avoir pris connaissance qu'il a obtenu l'autorisation officielle d'exercer ses activités deux ans après sa création. Ils ont participé ensemble au mouvement de protestation contre le dahir berbère dans lequel Abdelkrim en particulier a joué un rôle de tout premier plan, ce qui a les a exposés tous les deux à une mesure d'interdiction de quitter le territoire national à un moment où ils s'apprêtaient à rejoindre leur frère Abdelmajid au Moyen Orient pour la poursuite de leurs études. Ils ont été inscrits dans les mêmes établissements scolaires, depuis l'école coranique et les cours particuliers qu'ils recevaient à domicile jusqu'à leur inscription aux universités de Beyrouth, de Damas et du Caire, en passant par l'école qu'ils ont fréquentée à Londres pour parfaire leurs connaissances de l'anglais. Avec leur frère Abdelmajid, ils ont mené une vaste campagne de sensibilisation de la presse orientale à la question marocaine et aux conséquences néfastes du dahir du 16 mai 1930. A l'occasion des vacances d'été, ils initiaient à Salé une série de réunions avec un groupe d'amis qui partageaient les mêmes idéaux et nourrissaient la même fibre patriotique qui les animait. C'est ce groupe de jeunes intellectuels qui a constitué dès 1932 le noyau du Mouvement National. Ils ont signé les mêmes pétitions et les mêmes télégrammes de protestation qui étaient adressés aux Hautes Autorités du pays, au Résident Général de France au Maroc et au Gouvernement français. Ils comptaient parmi les pionniers les plus engagés dans la lutte politique et ont été admis à faire partie de la "taïfa", qui était la cellule la plus secrète du Mouvement National. Ils ont procédé aux collectes de fonds ordonnées par les instances dirigeantes chaque fois que les circonstances politiques l'exigeaient. On les voyait ensemble parcourir les journaux étrangers à la librairie Chemao qui était dépositaire pour le Maroc de journaux du monde arabe. On les voyait aussi au Consulat Général de Grande Bretagne à Rabat où ils se procuraient les journaux anglais auxquels ils accordaient plus de crédibilité qu'aux journaux imprimés au Maroc sous la férule des autorités du protectorat.
Cette présence commune sur la scène politique s'est poursuivie jusqu'en 1936, date à laquelle Abdelkrim est parti pour New York où il s'est installé à son compte. Mais son éloignement n'a fait que le confirmer dans sa foi patriotique. Il s'est mis à faire connaître la question marocaine au public américain en alimentant la presse d'articles dénonçant la politique coloniale. Il adressait ces articles aussi bien aux journaux publiés par la colonie arabe résidant en Amérique qu'aux journaux américains tel que le New York Times qui les a repris sur ses colonnes. Il avait également accès à "la voix de l'Amérique" grâce aux rapports de courtoisie qu'il a su développer avec les responsables de cet organisme, et notamment avec Mr Roosevelt, le directeur de la section arabe.
Une lettre d'Allal El Fassi datée du 3 septembre 1950 en provenance de Tanger, nous informe qu'Abdelkrim entretenait une correspondance suivie avec les dirigeants du Comité d'Action Nationale, et en particulier avec Ahmed Balafrej et Mohammed Elyazidi. Cette lettre fait état du grand intérêt porté par les instances dirigeantes aux contacts établis avec la Voix de l'Amérique et annonce l'envoi de rapports concernant les activités du Comité aux fins de diffusion dans la presse écrite et par la voie des ondes. Dans cette même lettre, le leader Allal El Fassi lui demande de ne pas se hâter à entrer au Maroc avant de recevoir de nouvelles instructions. Même de loin, il continuait de participer aux actions de collecte de fonds décidées par le Comité d'Action Nationale et plus tard par le Parti National. Il envoyait régulièrement à sa famille des habits destinés aux indigents. Lorsque les principaux responsables du Parti National avec à leur tête Allal El Fassi, ont été condamnés à l'exil après les évènements de 1937, Abdelkrim a adressé au Quai d'Orsay et au Résident Général des télégrammes par lesquels il dénonçait les mesures arbitraires prises à l'encontre des dirigeants nationalistes.
En 1939, Abdelkrim est rentré au Maroc, son père ayant fait appel à lui pour l'accompagner en Angleterre où ils devaient être reçus par le Roi George VI à l'occasion des cérémonies d'ouverture du Salon des Industries Britanniques. En retournant de Londres, il ne savait pas qu'il n'allait plus revoir son frère Mohammed qui mourut en 1941 des suites d'une grave maladie. La nouvelle du décès de son frère lui est parvenue à New York, ce qui l'a obligé de revenir au Maroc pour partager l'affliction de la famille. Mais lorsque son plus jeune frère Saïd est mort un an plus tard, il n'en a pas été informé. Etait-ce pour le ménager? Ou en raison des difficultés de communication dues à l'intensification des hostilités avec l'entrée en guerre de l'Amérique? Toujours est-il qu'il n'a appris la nouvelle que d'une manière incidente, longtemps après le triste évènement. Abdelkrim n'a pu entrer au Maroc que bien après la fin de la guerre. Il ne pouvait même pas correspondre avec sa famille à Salé, les liaisons postales étant quasi inexistantes. Fort heureusement, il connaissait un officier américain qui était stationné à l'époque au Maroc; et c'était à travers lui qu'il pouvait de temps en temps donner de ses nouvelles et assurer la transmission du courrier destiné à sa famille. A la fin de la guerre, il s'est vu refuser la prorogation de son passeport par les autorités consulaires de France à New York au motif que le Maroc n'avait pas besoin de sa présence et qu'il ferait mieux de rester là où il était; mais malgré ce refus, il a risqué de venir dans son pays avec un passeport périmé et a réussi à déjouer les services de contrôle des passeports au port d'accès.
Au lendemain de la disparition du fondateur du journal "Almaghrib" début mars 1942, la direction du quotidien a été confiée par le père du défunt à Kacem Zhiri qui était le plus proche collaborateur de Saïd et son bras droit tant sur le plan de l'organisation et du fonctionnement de l'activité journalistique qu'au niveau de la participation effective aux travaux du comité de rédaction. Au moment de sa prise de fonctions, la nouvelle direction s'est trouvée confrontée aux difficultés d'approvisionnement et de renouvellement du matériel d'impression qu'elle ne pouvait plus importer de l'étranger en raison de l'intensification des hostilités et surtout du blocus qui était alors imposé en temps de guerre à tous les pays de la région. Mais, malgré l'état de pénurie et les conditions matérielles et financières auxquelles le nouveau responsable du journal devait faire face, "Almaghrib" a continué de paraître jusqu'au 29 janvier 1944, soit trois semaines après la proclamation du "Manifeste de l'Indépendance" qui était l'acte politique majeur que le Parti de l'Istiqlal a pris un mois seulement après sa formation qui datait du 30 décembre 1943. La proclamation du "Manifeste de l'Indépendance" a été très mal accueillie par l'Administration du Protectorat qui a aussitôt eu recours à l'intervention de l'armée pour venir à bout des soulèvements populaires déclenchés par la grande manifestation organisée dans l'enceinte du Collège Moulay Youssef à Rabat.
Il est troublant de remarquer que le journal "Almaghrib" a dû cesser de paraître au lendemain même de l'audience accordée le 28 janvier 1944 par Sa Majesté le Sultan à l'émissaire du Général De Gaulle aux Affaires Etrangères, Mr Massigli, venu l'inviter, au nom du Général, "à respecter les dispositions du Traîté de Fès".
Le 10 avril 1947, le Roi a prononcé un discours historique à Tanger réclamant l'indépendance du pays et son intégrité territoriale. La réaction du Gouvernement français ne s'est pas laissée attendre puisque moins de deux semaines plus tard, le Résident Général de France à Rabat, le Maréchal Erik Labonne a été remplacé le 13 mai 1947 dans ses fonctions au Maroc par un tenant de la ligne dure, le Chef d'Etat-Major général de la Défense Nationale, le Général Alphonse Juin. Les rapports franco-marocains se sont détériorés, et le climat de tension qui règnait depuis son arrivée a atteint des proportions que le pays n'avait jamais connues auparavant. Le Nouveau Résident Général se faisant le leader du lobby colonialiste, a adressé le 26 janvier 1951 un avertissement au Sultan lui donnant le choix entre désavouer le Parti de l'Istiqlal, ou renoncer au trône, avec la menace d'être destitué. En Septembre 1951, le Général Juin est remplacé par le Général Augustin Guillaume. Un mois après l'installation du nouveau Résident, il a voulu mettre sur pied des chambres consultatives marocaines; mais les élections qu'il a organisées le 27 octobre 1951 ont été boycottées par le peuple marocain, et une grande manifestation a eu lieu à Casablanca.
L'arrêt du journal s'est poursuivi jusqu'au 7 avril 1952, date à laquelle Abdelkrim Hajji, de retour de son long séjour aux Etats Unis, a décidé de remettre le train sur les rails et réussi à faire paraître le premier numéro de la nouvelle série. Ainsi, le journal aura connu une éclipse d'une huitaine d'années et aura été repris dix ans après la disparition de son fondateur. C'est grâce donc à Abdelkrim que les fonds nécessaires au redémarrage du journal ont été réunis et que de nouvelles énergies ont été mobilisées. On lui doit le réaménagement des locaux de l'imprimerie Al Oumnia à Rabat, le renouvellement du matériel d'exploitation, la formation professionnelle d'une nouvelle génération de linotypistes et surtout le renouvellement de l'équipe rédactionnelle qui était composée en partie de quelques collaborateurs traditionnels du journal et en partie de nouvelles recrues. En ce qui concerne les anciens rédacteurs, ce n'était pas facile de les regrouper en totalité puisque, au moment où le journal devait reparaître,une partie de l'ancienne équipe se trouvait enfermée dans les prisons pour avoir pris part aux évènements qui avaient secoué et endeuillé les régions du sud marocain.
La réapparition d'"Almaghrib" sous la houlette d'Abdelkrim Hajji a ainsi eu lieu en avril 1952, à une période marquée par la reprise du dialogue entre le Roi et le Gouvernement Français. Le 14 mars 1952, le Souverain demande au Gouvernement Français de reconnaître au Maroc son droit à l'indépendance et à la jouissance des libertés publiques et syndicales et l'exhorte à ouvrir au plus vite des négociations devant aboutir à la réalisation de ces objectifs. Le Gouvernement Français propose, quant à lui, dans un message daté d'octobre 1952, la formule de l'interdédépendance avec la création de conseils communs et d'une administration mixte. Cette contreproposition a été rejetée par le Roi. Puis, les évènements se sont précipités avec l'assassinat du leader syndicaliste tunisien Ferhat Hachad, et le mouvement de solidarité exprimé par les milieux nationalistes marocains avec l'organisation syndicale tunisienne. C'est dans ces circonstances qu'Abdelkrim Hajji a été arrêté et envoyé en exil à Goulimine, aux portes du Sahara, où il est resté plus de deux ans, pour avoir signé avec Abderrahim Bouabid et Mohammed Ghazi un télégramme de condoléances adressé au nom des journalistes du parti de l'Istiqlal à l'Union Générale des Travailleurs Tunisiens.
C'était la période la plus noire de l'histoire du protectorat français au Maroc.Au mois de mars 1953, les services de la Résidence ont orchestré une mise en scène de basse facture en faisant signer un pseudo manifeste par une vingtaine de notables acquis à la puissance dite protectrice, accusant le Sultan de conduire le pays vers le chaos et de s'allier à des partis politiques illégitimes. Le 13 août 1953, le Général Guillaume demande au Sultan, sous menace de le déposer, de renoncer à ses attributs de souveraineté et à la jouissance de ses droits politiques. Le 20 août, le Gouvernement Français cède sous la pression du lobby des colons qui a fini par obtenir l'exil de Mohammed V et des membres de la famille royale d'abord à Ajaccio, puis à Tananarive.
Ce n'est pas le lieu ici de rappeler les mouvements d'insurrection populaire provoqués par l'éloignement de Mohammed V de son trône et son remplacement par un roi fantoche qui a été à plusieurs reprises la cible d'attentats perpétrés contre sa personne. L'essentiel est que le retour de Mohammed V de son exil a coïncidé avec l'indépendance du pays, et qu'il fallait dorénavant penser à l'édification du Maroc nouveau. Le pays a connu une période euphorique, au cours de laquelle plusieurs opérations ont été lancées pour rattraper le terrain perdu. La première d'entre elles était la Route de l'Unité dont la construction devait sceller la réunification du Maroc en reliant entre elles les anciennes zônes d'obédience française et espagnole à travers la chaîne montagneuse du Rif. Cette mobilisation sans précédent de la jeunesse marocaine a permis de poser la première pierre de l'édification du Maroc indépendant. Le Maroc a procédé pendant cette même période, au lancement d'opérations ponctuelles, dont l'opération "labours", l'opération "écoles" et une action en profondeur de lutte contre l'analphabétisme.
C'est ainsi qu'au lendemain de l'indépendance, le journal "Almaghrib" retrouvait une nouvelle jeunesse, toujours sous la direction d'Abdelkrim Hajji, avant de se transformer, à l'initiative de Mehdi ben Barka, en un journal au service de la lutte contre l'analphabétisme, se démarquant ainsi nettement du journal "Al Alam" qui était l'organe officiel du parti de l'Istiqlal. "Almaghrib" a alors pris le nom de "Manar Almaghrib" (le flambeau du Maroc) et commençait à paraître entièrement vocalisé pour être accessible au menu peuple auquel il était désormais destiné. Cette nouvelle édition du journal, unique en son genre, était accompagnée de cours du soir qui étaient dispensés par de jeunes bénévoles, qui trouvaient dans "Manar Almaghrib", faute de livres disponibles sur le marché, l'instrument pédagogique idoine pour orienter l'enseignement de manière uniforme dans tout le pays, en même temps qu'un document pouvant servir pour apprendre les rudiments de l'écriture et se familiariser avec la lecture.
Abdelkrim était un patriote qui aspirait à une vie de dignité dans un pays débarrassé du joug du colonialisme. Il s'était fixé comme objectif de servir sa nation pour q'elle recouvre sa liberté pleine et entière et prenne conscience de son appartenance à un pays aux multiples facettes civilisationnelles. La phase de la lutte pour l'indépendance à laquelle il a participé depuis son plus jeune âge lui a permis de prêcher les idéaux et les principes de sauvegarde de notre marocanité et de notre identité politique et culturelle. A la demande de son ami Ahmed Balafrej, qui se trouvait à la tête du Ministère des Affaires Etrangères, il s'est rendu à New York pour renouer les contacts avec la presse américaine et reprendre à titre officiel le travail de relations publiques qu'il y avait entâmé à titre privé afin de soutenir l'effort d'édification du Maroc nouveau. C'était une période marquée par l'adhésion du Maroc à l'Organisation des Nations Unies qui s'est concrétisée le 20 juillet 1956, suivie l'année d'après par la visite que Mohammed V a effectuée aux Etats Unis le 23 novembre 1957 et le discours qu'il a prononcé devant l'Assemblée Générale des Nations Unies le 9 décembre de la même année.
Le 29 janvier 1990, à l'occasion de la commémoration du 46ème anniversaire du soulèvement du 29 janvier 1944 des masses populaires de Salé et de Rabat, le Parti de l'Istiqlal a tenu à associer à cet évènement historique la célébration d'une cérémonie honorifique exaltant les services rendus à la nation par Abdelkrim Hajji, patriote de la première heure et l'un des principaux pionniers du Mouvement National. C'est dans ce milieu familial où le patriotisme se transmet de père en fils au fil des générations que Saïd Hajji et ses frères ont évolué. Il n'est donc pas étonnant qu'ils aient eu une conscience précoce de leur marocanité et aient tout mis en oeuvre pour être à la mesure de ce que leur patrie attendait de chacun d'eux.
Abderraouf Hajji