Daâwat Alhaq - No 232 du 23 novembre 1983 -
Les langues se sont bien déliées ces temps-ci au sujet de la genèse de l'histoire du Mouvement National. Chacun en parle en fonction de sa participation à cet évènement et situe son témoignage à partir du jour de sa participation. Aussi ai-je pensé qu'il était de mon devoir de relater à mon tour ce dont je me souviens encore des faits qui ont marqué la naissance de ce mouvement tels que nous les avons vécus à Salé, dans le souci de donner une vue plus complète du processus historique de cette première phase de la prise de conscience de notre identité, d'autant plus que la ville de Salé y a joué un rôle d'avant-garde.
Nous étions un groupe de jeunes, à peine sortis de l'enfance, et malgré notre âge, nous nous intéressions de près aux évènements tant nationaux qu'internationaux. La guerre du Rif était le sujet de nos préoccupations quotidiennes, et suscitait en nous un sentiment de fierté pour nos héros. Nous suivions avec un immense intérêt les articles de la presse française sur la politique de non violence prônée par Gandhi, que nous traduisait notre ami et regretté Mohammed Hassar, qui parlait le français à la perfection et était féru de lecture de tous les journaux qui étaient mis en vente à Rabat.
C'est lui qui a attiré notre attention sur la constitution d'une commission gouvernementale chargée de la question berbère. Nous suivions très attentivement ce qui se publiait dans la presse sur les travaux de cette commission jusqu'au jour où le dahir berbère a été publié, et que nous avons senti le danger qui menaçait notre pays.
Notre groupe se composait de quelques amis qui venaient pour se baigner à la plage de Salé. C'était au mois de mai de l'année 1930. Nous formions un cercle devant la cabine du Contrôleur Civil français. Nous parlions politique sans nous soucier de sa présence. Ce jour-là, i.e. le jour où nous avons lu dans les journaux français la nouvelle de la promulgation du maudit dahir - ou si vous préférez du dahir béni - le groupe d'amis était au complet. Nous étions environ une douzaine de jeunes, et notre entretien avait pour seul objet le danger que représentait le dahir et les moyens que nous devions mettre en oeuvre pour le combattre.
Les avis étaient partagés en deux clans. Les uns proposaient d'engager la lutte sur le plan patriotique, les autres sur le plan religieux.. Toutefois, comme l'idée patriotique était encore inexistante et que le peuple la voyait avec une certaine méfiance après avoir été déçu par le patriotisme de Mustafa Kémal, le leader turc, que le monde musulman considérait comme un héros de l'Islam, et qui s'est retourné contre sa religion et s'est mis à la combattre et à dénigrer tous ses enseignements, nous avons opté pour la formule qui consistait à transposer la lutte sur le terrain religieux, vu que tous les Marocains étaient accrochés à leur religion et étaient toujours disposés à se sacrifier pour la défendre.
Pendant que nous étions engagés dans cette discussion, le camarade Abdellatif Sbihi, que nous liait à lui l'activité théâtrale, nous a rejoints, et a aussitôt pris la parole pour nous dire:
- Etes-vous au courant de cette calamité qui vient de s'abattre sur le Maroc avec la parution de ce maudit dahir qui divise les Marocains en deux clans?
Nous lui avons répondu:
- Cette question est au centre de notre discussion et nous sommes en train d'étudier les voies et les moyens les mieux appropriés pour le combattre.
Il nous a alors demandé:
- A quelle conclusion êtes-vous donc arrivés?
Nous lui avons dit:
- Nous avons convenu d'engager la lutte sur le terrain religieux, eu égard au fait que la corde des Marocains était plus sensible à ce qui touche à la religion qu'à n'importe quoi d'autre.
Il nous a alors textuellement répondu - que Dieu lui pardonne -:
- Je ne partage pas du tout votre façon de voir. Mon opinion, et c'est ce que j'ai l'intention de faire, est de faire appel à toutes les connaissances que je compte au niveau du Gouvernement et en dehors du Gouvernement, tels que Haj Omar Tazi, Haj Thami Glaoui, le grand savant Bouchaïb Doukkali et d'autres personnalités. Je vais les contacter pour les sensibiliser sur le danger que représente ce dahir pour qu'ils fassent pression à leur tour sur le Gouvernement et l'amènent à faire marche arrière.
Nous lui avons dit:
- Parmi les personnalités qui viennent d'être citées, il y en a qui sont entièrement acquises à la puissance protectrice et d'autres qui font preuve de complaisance à son égard et ne peuvent jamais oser lui dire les quatre vérités.
Le lendemain, vers 16 h, heure de la prière de l'asser, j'ai fait le tour des écoles coraniques de Salé et j'ai demandé aux fqihs responsables de ces écoles de clamer le "latif" à haute voix, après leur avoir expliqué le danger qui nous menaçait. Ainsi, quelques minutes plus tard, le "latif" commençait à être lu dans toutes ces écoles; et les gens se demandaient quelle en était la raison.
Le jour d'après, lorsque l'écho du "latif" est arrivé aux oreilles du Contrôleur Civil, il a fait convoquer un des fqihs de ces écoles, en l'occurence le fqih Bensaïd, et lui a demandé la raison pour laquelle il a prononcé cette prière. Le fqih a répondu que le plus jeune des fils d'Ahmed Hajji lui a remis un quart de rial et lui a demandé de dire cette prière comme celà est de tradition au Maroc.
Le Contrôleur Civil a aussitôt fait convoquer mon frère Saïd, qui est venu en compagnie de notre père, car il était le plus jeune d'entre nous. Mais lorsqu'il s'est rendu compte que ce n'était pas lui le responsable, comme l'a avancé le fqih, il s'est excusé auprès d'eux, et leur a demandé de me dire qu'il voulait me voir au sujet de cette affaire.
Je me suis rendu à son bureau, et l'ai trouvé assis, avec à son côté un interprète, malgré sa profonde connaissance de l'arabe. Il voulait absolument créer un climat de terreur pour m'impressionner et exercer une certaine influence sur mon moral. Mais, Dieu merci, j'avais une grande confiance en moi-même, surtout après les encouragements que mon père m'avait prodigués en m'apprenant que le Contrôleur Civil demandait à me voir. Il a ensuite fait entrer le fqih Bensaïd et lui a demandé si c'était bien moi qui lui ai suggéré de clamer la prière du "latif" . Lorsqu'il s'est assuré que j'étais l'auteur de cette idée, il s'est mis dans tous ses états et a commencé à proférer des menaces à l'encontre du fqih au cas où il se laisserait encore influencer par "ces gamins". Puis, il l'a autorisé à sortir. Il m'a alors posé avec un certain étonnement une question par l'intermédiaire de l'interprète:
- Est-ce que quelque chose de grave, tels que disette ou tremblement de terre est arrivé pour justifier la lecture du "latif"que vous avez demandé au fqih de clamer?
- J'ai répondu, encore plus étonné que lui:
- Ne savez-vous donc pas ce qui est arrivé, Mr le Contrôleur Civil? L'affaire est encore beaucoup plus grave que vous ne le pensez.
- Qu'est-il donc arrivé?
- La publication du dahir qui divise la population marocaine en deux camps arabe et berbère, et éloigne l'élément berbère de la loi musulmane.
- Vous êtes donc contre Sa Majesté le Roi.
- Si c'est Sa Majesté le Roi qui aurait initié un tel dahir, oui.
- Ceci est contraire à vos préceptes islamiques qui vous imposent d'obéir aux ordres de votre Roi quelles que soient les circonstances.
- Vous faites erreur. C'est peut-être la religion chrétienne qui impose ce genre d'obéissance.
- Il ne me reste plus qu'à vous envoyer en prison.
Il s'est mis alors à parler au téléphone avec le responsable de la prison civile, l'informant qu'il allait lui envoyer une personne pour l'interner.
- Je suis disposé à m'y rendre.
Lorsque le Contrôleur Civil a vu la force de caractère dont j'ai fait preuve, il a fait un clin d'oeil à l'interprète et a quitté le bureau. L'interprète s'est adressé à moi avec ménagement, et m'a dit:
- Pourquoi en arriver là et créer ainsi les conditions de votre incarcération? Comment votre maman va-t-elle passer cette nuit où la ville est en liesse en train de célébrer le retour des pélerins de la Mecque? Tout le monde sera heureux sauf elle qui versera des larmes de tristesse.
Je lui ai répondu:
- Je tiens à aller en prison.
Il m'a dit:
- Pourquoi?
Je lui ai rétorqué:
- Si je vais en prison, ce sera l'occasion idéale pour faire de la publicité autour de cette affaire, du moment que nous n'avons ni journaux ni moyens de propagande en dehors de l'emprisonnement. Les gens vont tous se demander pourquoi j'ai été arrêté et finiront par savoir la vérité.
Juste à ce moment, le Contrôleur Civil est revenu. Il m'a trouvé toujours fidèle à mes principes, et m'a demandé d'attendre quelques instants en dehors du bureau. Puis, il a appelé mon beau-frère, Mr Mekki Sbihi, qui était l'adjoint du pacha. Il a eu un entretien en tête-à-tête avec lui, et ils ont convenu qu'il joue les bons offices entre nous. Nous nous sommes serrés la main et je suis rentré chez moi.
Un dicton populaire chez nous dit: "Une sciure d'encens embaume tout Salé". Effectivement, en quittant le bureau du Contrôleur Civil, j'ai trouvé les gens dans les rues en train de se demander pourquoi j'ai été convoqué. J'ai ainsi réussi à atteindre mon but en assurant une publicité adéquate à l'idee pour laquelle j'ai dû répondre devant le représentant de l'Administration du Protectorat.
Dans une autre réunion que nous avons tenue avec le groupe de nos camarades, nous avons décidé que la déclamation du "latif" ait lieu à la grande mosquée de Salé à l'occasion de la prière du vendredi. Nous avons convenu de mobiliser tous nos moyens à cette fin. Les plus ardents défenseurs de l'idée parmi nous se sont mobilisés, tandis que ceux qui craignaient les représailles se sont retirés et ont complètement disparu de la circulation. Nous avons envoyé un émissaire prendre attache avec le responsable de la grande mosquée de Salé, Haj Ali Aouad. Nous avons trouvé chez lui une source d'encouragements qui nous a incités à entreprendre une campagne informative de grande envergure. Lorsque le Gouvernement a appris ce que nous envisagions de faire à l'occasion de la prière du vendredi, le Contrôleur Civil a demandé au pacha de convoquer les meneurs du mouvement chez lui et de veiller à ce qu'ils fassent la prière sous son contrôle et ce, afin de faire échouer l'action que nous avons décidé d'entreprendre. Nous étions quatre au domicile du pacha le vendredi matin et nous y sommes restés jusqu'au moment de la prière qui se faisait à la mosquée "Al Chahba", où la prière se faisait plus tard que dans toutes les autres mosquées de la ville, et nous y sommes restés en compagnie du Khalifa.
La prière du vendredi à la grande mosquée était unique en son genre; la voix des fidèles se faisait entendre dans tous les coins de la mosquée, demandant à Dieu le Très-Haut d'avoir pitié de ses créatures et de les préserver de la division dont ils étaient menacés. Les terrasses étaient bondées de femmes qui écoutaient les prières avec recueillement. Quant à nous qui avons prié sous contrôle dans une mosquée où la prière se faisait plus tardivement que partout ailleurs à Salé, nous avons trouvé à notre sortie une foule nombreuse venue nous informer du succès de l'action entreprise à la grande mosquée. Et ainsi, nous avons pu inciter les gens à se rendre de nouveau à la grande mosquée pour la prière de l'Asser (16h) afin de clamer encore une fois le "latif".
Quant à notre ami Abdellatif Sbihi, il a entrepris la tournée qu'il envisageait de faire, mais il n'a trouvé nulle part de répondant parmi ses interlocuteurs et, après mûre réflexion, il est revenu à ce que nous lui avions dit, et a commencé à prendre avec nous le chemin de la mosquée, à prier et à clamer en commun avec nous la prière du "latif". Lorsque l'idée a pris racine à Salé et que l'administration coloniale s'est rendue compte du danger qu'elle représentait pour son autorité, elle a licencié le camarade Abdellatif Sbihi de son emploi, après lui avoir fait un procès formel par contumace, croyant qu'il était notre leader du seul fait qu'il était le plus âgé d'entre nous et qu'il était au courant du texte du dahir en sa qualité d'interprète à la Direction des Affaires Chérifiennes. Quelques jours plus tard, il a été procédé à son arrestation et à son envoi en exil. Ce soir-là, nous nous sommes réunis et avons décidé de présenter une vive protestation au Gouvernement pour cette arrestation arbitraire. Nous avons désigné un comité dont j'ai fait partie, et nous nous sommes rendus auprès du Contrôleur Civil pour lui remettre la note de protestation. Celui-ci s'est mis à rejeter comme dénuées de tout fondement les accusations portées contre la France aux termes desquelles elle combattrait la religion musulmane, alors qu'elle était innocente de tous ces faits qui lui étaient reprochés. Je lui ai alors répondu avec force détails qu'il m'a été possible de recueillir des informations précises à l'occasion d'une récente tournée que j'ai effectuée dans différentes régions du Maroc:
- Il se trouve dans la bourgade de Ben Ahmed une mosquée dont les travaux d'achèvement ont été arrêtés sur ordre du Contrôleur Civil. Cette mosquée est située juste en face de la porte d'entrée de la maison du caïd Hassan. Un autre exemple nous est fourni par une mosquée à Khémisset pour la construction de laquelle des fonds ont été collectés parmi les habitants de la ville et qui n'a pas pu être construite sur ordre du Contrôleur Civil. J'ai moi-même visité en compagnie de mon ami Mohammed Hassar le village d'Azrou. Nous avons pris contact avec la population et avons été informés qu'il était strictement interdit de porter le livre sacré du Coran aux localités situées dans les montagnes de l'Atlas, ni même à Azrou.
Puis, nous avons voulu visiter l'école d'Azrou. C'était pourtant un vendredi et l'école était fermée. Malgré celà, il nous a été possible de contacter le directeur de l'établissement, qui nous a autorisés à visiter l'école en nous prodiguant toutes sortes de renseignements sur son fonctionnement. Le directeur, Mr Roux, nous a dit que l'école était fermée ce vendredi non pas parce que c'était un jour férié pour des motifs religieux, ni parce qu'on voulait donner aux élèves une éducation exclusivement laïque ou bien parce que c'était une période de vacances, mais tout simplement parce que ce jour-là était un jour de souk, et que c'était une occasion pour les élèves de voir leurs parents. Quant à cette école, a-t-il ajouté, nous l'avons créée à titre expérimental pour éduquer les autochtones dans les langues française et berbère. Pour ce qui est de l'arabe, son enseignement est strictement interdit, au même titre que les cours sur la religion musulmane..
Lorsque nous avons engagé la discussion sur ces thèmes, il nous a clairement dit que le Gouvernement de la République ne voyait aucune attache des Berbères avec la langue arabe et la religion musulmane.
Lorsque le Contrôleur Civil a entendu tout ce que je venais de lui relater, il n'avait plus rien à dire. Il a essayé de nous tranquilliser sur l'état de notre camarade Abdellatif Sbihi, en nous précisant qu'il était installé dans une maison et jouissait des moyens de repos et du confort matériel nécessaire. Il nous a ensuite suggéré de nous prendre rendez-vous avec le Directeur Général des Affaires Indigènes. Nous avons acquiescé; et au moment du rendez-vous, nous avons été reçus par Mr Bénazet dans son somptueux bureau. Il portait son costume officiel, et avait à ses côtés un officier français interprète, qui possédait bien la langue arabe. Après nous avoir souhaité la bienvenue, il a levé les bras en jurant sur l'honneur de la France que son pays ne cherchait aucun mal à la religion musulmane et ne visait rien qui pût lui porter atteinte. Il ne cessait de jurer avec une grande richesse de vocabulaire, et lorsqu'il a terminé, il nous a demandé de tranquilliser la population et lui faire part des bonnes intentions de la France.
Nous lui avons répondu que nous n'avions aucune autorité sur la place publique, que nous étions de simples individus parmi la foule des gens qui manifestaient leur mécontentement, mais que l'intention avec laquelle nous sommes venus à ce rendez-vous pris avec le Directeur Général des Affaires Indigènes était de lui communiquer notre protestation au sujet de l'arrestation arbitraire de notre camarade Abdellatif Sbihi. Il nous a répondu que l'intéressé portait l'entière responsabilité de ses actes, mais qu'il était en sécurité et se portait bien.
Pendant plusieurs jours, Salé était la seule ville au Maroc à lutter contre le dahir berbère. Nous avons pris contact avec nos camarades de Rabat pour leur demander de participer avec nous et assurer leur présence dans ce mouvement de résistance, mais ils nous ont répondu qu'ils étaient toujours à la recherche de volontaires pour renforcer leurs rangs. Néanmoins, au bout de peu de temps, le "latif" a été clamé dans deux mosquées à Rabat. Quelques jours plus tard, nous avons reçu la visite de notre ami Hachmi Filali venu de Fès pour se renseigner sur la situation provoquée par la publication du dahir du 16 mai 1930 et le danger qu'il représentait pour notre milieu marocain et musulman. Quelques jours plus tard, des discours ont été prononcés et le "latif" a été clamé dans les mosquées de Fès; et ceci a eu un très grand retentissement qui a fait vibrer toute la population de cette ville combattante.
Salé - Abdelkrim Hajji