Relecture de l'étude publiée par Gilles Lafuente dans le tome XIV de l'Encyclopédie Berbère, actuellement disponible sur le site internet www.mondeberbere.com

L'avantage de l'essai d'analyse du dahir du 16 mai 1930 publié par Gilles Lafuente dans l'Encyclopédie Berbère est que toutes les idées qui y sont exposées le sont à double tranchant, et peuvent servir à la fois d'appui à la thèse soutenue par les partisans de la politique d'intégration et d'assimilation prônée par les théoriciens du Protectorat et de justification de la thèse inverse qui permet de développer une conception patriotique diamétralement opposée. Selon que l'on se place sur le plan émotionnel d'un côté ou de l'autre, on a tendance soit à vouloir imprimer au débat une tournure passionnelle, soit à avancer des affirmations gratuites, voire à se payer de mots lorsqu'on se trouve à court d'argumentation.

D'emblée, Gilles Lafuente donne le ton en affirmant que le dahir berbère est considéré comme "le catalyseur du nationalisme marocain", ce qui est vrai, et qu'il " n'était aux yeux des Français qu'un dahir parmi tant d'autres", ce qui est pour le moins discutable, surtout lorsqu'on sait que ce dahir était l'aboutissement de plusieurs années d'études et de recherches, et que l'Administration du Protectorat y voyait la pierre angulaire du mur de séparation qu'elle voulait établir entre la communauté d'origine arabe et les populations autochtones de souche berbère.

En citant le dahir du 11 septembre 1914 promulgué par le maréchal Lyautey en sa qualité de premier Résident Général de France au Maroc, et bien que l'auteur de l'article précité admette que la question berbère était née avec ce dahir qui reconnaissait déjà aux tribus berbères le droit de s'administrer en vertu de leurs lois coutumières connues sous le nom arabe de "Orf" qui veut dire "selon les usages reçus", il persiste et signe en maintenant son argumentation de départ, qui laisse entendre que les Français n'accordaient pas plus d'importance au dahir du 16 mai 1930 qu'à un autre dahir de moindre importance, et ne comprenaient pas pourquoi il a été à l'origine de cette levée de boucliers orchestrée par l'intelligentia des villes.

Du reste, le texte du dahir du 11 mars 1914 ne spécifie même pas les moyens de garantir l'application des lois coutumières auxquelles il renvoie, et n'en précise pas davantage la nature, pas plus qu'il ne stipule quelles tribus sont qualifiées de "berbères" et quelles autres échappent à cette qualification. Est-ce un oubli? une lacune juridique non intentionnelle? ou tout simplement un blanc seing donné à l'Administration du Protectorat pour se substituer au silence du texte, et agir à sa guise en réglant ce genre de questions vulgaires et subalternes comme bon lui semble? Il est assez troublant de constater, avec Gilles Lafuente, que

"très vite, étaient déclarés berbères les tribunaux qui se soumettaient aux autorités militaires".

Il eût été très instructif de savoir si cette soumission était spontanée et obtenue de plein gré ou si elle n'était pas dictée par la force des armes.

Non, nous ne pensons pas que le dahir du 16 mai 1930 était un dahir comme tant d'autres. Nous y voyons, au contraire, l'expression avouée d'une volonté délibérée de soustraire les trois quarts de la population du pays à la loi musulmane et, par voie de conséquence, à l'autorité temporelle et spirituelle du Sultan du Maroc, qui en est le garant institutionnel. Si c'était un dahir comme les autres, l'Administration du Protectorat n'aurait pas mobilisé tant d'énergie pendant une décade et demie pour étudier la question berbère sous tous ses angles et la doter d'une série de décrets dont le dahir du 16 mai 1930 est, pour les uns, le couronnement d'une longue réflexion devant aboutir à la concrétisation de l'assimilation de l'élément berbère et, pour les autres, la goutte d'eau qui a fait déborder le vase.

Dès les premières années du Protectorat, les études allaient bon train,surtout depuis la création du "Comité d'Etudes Berbères". On a même commencé à déceler chez ceux-ci des symptômes de superstitions animistes doublées de manifestations de rites païens incompatibles avec les enseignements de l'Islam, tout en reconnaissant qu'ils disaient à qui voulait les entendre qu'ils étaient de vrais musulmans. Mais ce qui est étonnant, c'est qu'à partir d'une déduction d'un phénomène observé subjectivement et qui n'en demeure pas moins sujet à caution, et d'une appréciation a contrario de la profession de foi du Berbère, on en arrive à conclure que son attachement à l'Islam n'avait rien de solide et qu'il etait aisé de l'en affranchir.

D'aucuns sont allés jusqu'à envisager d'en faire des Français et de les convertir au christianisme, vu qu'ils étaient "comme nous issus de la race aryenne". Nous nous interdisons de commenter de tels propos pour laisser le soin au monde civilisé d'en apprécier la monstruosité. Tout ce qui nous intéresse, par delà les vagues de racisme provoquées par le sentiment d'appartenance à la race aryenne qui avait secoué l'Europe dans l'entre-deux guerres en voulant se faire passer pour une race supérieure, est de relever ici que l'intelligentia marocaine était en droit, et avait même le devoir d'exprimer son inquiétude devant ce genre de propos de funeste mémoire.

Et pourtant, l'Administration du Protectorat n'a pas hésité à s'engager dans cette voie puisque, dès 1923, elle commençait à installer des écoles franco-berbères, où l'enseignement de l'arabe était banni et toute manifestation en rapport avec l'Islam rigoureusement écartée. Fort heureusement, le nombre global d'inscriptions a à peine atteint le chiffre de 700 élèves répartis sur une vingtaine d'écoles de 1923 à 1930. Est-ce là l'engouement de la jeunesse berbère pour la culture française et laïque qu'on voulait leur inculquer au détriment de la culture arabe et de l'enseignement islamique? Le chiffre ci-dessus est assez éloquent en lui-même, puisqu'il nous donne une moyenne annuelle de 100 élèves répartis entre une vingtaine d'écoles, soit 5 élèves par établissement. Une véritable performance!

Par conséquent, le dahir du 16 mai 1930 n'est pas, tant s'en faut, un dahir comme les autres, puisqu'il s'inscrit dans la logique ségrégationniste fidèle à la devise "divide et impera".

Le retour au droit coutumier en territoire berbère n'était en fait qu'un prétexte derrière lequel se cachaient les intentions réelles des autorités du Protectorat. Il suffit, pour s'en convaincre, de citer le président de la commission chargée de l'étude de l'organisation judiciaire des tribus des coutûmes berbères qui, pour justifier la proposition qu'il avait faite en 1930 de donner "compétence aux tribunaux français pour la répression des crimes commis en pays berbère", avait expliqué en 1934 que

"... le Résident Général. en 1930, se préoccupait d'étendre à tous les indigènes marocains la compétence des tribunaux français".

Nous sommes ainsi bien loin du respect du "orf" berbère auquel la puissance protectrice semble s'accrocher d'une manière particulière. Nous n'en voulons pour preuve que le renforcement des compétences et la révision des règles de procédure en faveur des Djemaâs judiciaires qui se sont opérés au détriment du système d'arbitrage consacré par la coutûme que l'Administration coloniale prétendait vouloir remettre au goût du jour.

Où est donc le "orf" berbère lorsqu'on voit ces Djemaâs, qui n'étaient que de simples assemblées de notables, s'ériger en instances judiciaires et couvrir, outre les domaines de leurs prérogatives traditionnelles, les compétences du pacha et du caïd en matière civile et commerciale? De plus, si le cadi continue d'exercer des attributions limitées aux affaires pénales, tout en dépendant du Haut Tribunal Chérifien pour les affaires criminelles, où en est-on du "orf" berbère lorsqu'on voit que le législateur a décidé la création de "Tribunaux d'Appel Coutûmiers" pour le Haut Tribunal Chérifien qui juge en fonction du chraâ et qui n'est plus considéré comme une juridiction d'appel? Où en est-on, a fortiori, du droit coutûmier berbère lorsqu'on voit que le législateur donne compétence aux tribunaux de la puissance protectrice pour connaître de tous les crimes commis à l'encontre de colons ou de soldats français? Comment le Résident Général Lucien-Saint est-il parvenu à faire accepter par le Sultan d'entériner le texte du dahir berbère qu'il lui a présenté? C'est ce que l'histoire ne tardera pas à dévoiler; mais, d'ores et déjà, nous partageons entièrement les réserves émises par Gilles Lafuente et qu'il a exprimées en ces termes:

"Il est très difficile, pour ne pas dire impossible de déterminer quels furent les arguments invoqués par le Résident pour convaincre son interlocuteur.Il n'en demeure pas moins que c'est le Représentant de la France qui porte l'entière responsabilité du dahir du 16 mai 1930, tant il semble évident que le futur Mohammed V ne pouvait saisir à ce moment toutes les implications juridiques, morales et religieuses du texte au bas duquel il allait apposer son sceau".

Ce dahir, qui a été signé par le Sultan le 16 mai 1930 et promulgué par le Résident Général le 23 du même mois était l'erreur la plus grave commise par l'Administration du Protectorat au Maroc. Les nationalistes n'allaient pas tarder à en faire leur cheval de bataille. Ils ont saisi l'article 6 du dahir pour dénoncer sa violation de la loi musulmane que le Traîté de Fès de 1912 était censé protéger. Et Gilles Lafuente d'ajouter:

"ledahir, au grand étonnement des Français, fut considéré comme une attaque contre l'Islam, mais aussi comme un complot visant l'évangélisation du Maroc".

Au grand étonnement des Français! L'expression est savoureuse. Comme si tout ce que vient de relater l'auteur de l'article, qui a eu le mérite d'exposer les faits avec objectivité, malgré quelques observations qu'il était indispensable de relever, laissait une quelconque place à l'étonnement, à moins que, par les temps qui courent, interdire aux Berbères d'apprendre l'arabe, qui est la langue du Coran, les amener à rejeter la législation islamique qui les a régis pendant plus d'un millénaire et les évangéliser au motif qu'ils descendraient de la race aryenne, n'était pas de nature à étonner!

Abderraouf Hajji

Réflexions sur la question berbère
Texte du Dahir du 16 mai 1930 (le Dahir Berbère)