"Al Alam" - 29 janvier 1990

Commémoration des évènements du 29 janvier 1944 - Fermeté dans les principes et abnégation: telles sont les forces qui ébranlèrent la tyrannie du colonialisme.

A l'occasion du 46ème anniversaire du soulèvement de la ville de Salé le 29 janvier 1944, le bureau régional du Parti de l'Istiqlal a organisé, en commémoration de cet important évènement historique, une manifestation qui a eu lieu le 28 janvier 1990 au domicile d'Abdelhadi Sbihi, un des cadres du Parti.

A cette occasion, il a été procédé à une cérémonie en hommage aux services rendus à la nation par le grand patriote Abdelkrim Hajji, un des pionniers du Mouvement National à Salé. La manifestation a été présidée par le Secrétaire Général du Parti de l'Istiqlal, Maître M'hammed Boucetta, Abou Bakr Kadiri, membre du Comité Exécutif, M'hammed Douiri, Vice-secrétaire général et le Dr Abdelhamid Aouad, responsable du Parti pour la région de Rabat-Salé. Ont assisté à cette manifestation les membres de la Commission Nationale et du Comité Régional ainsi que les cadres du Parti, la jeunesse istiqlalienne et quelques invités.

Prenant la parole au nom du bureau régional, Aziz Haylali a commencé par souhaiter la bienvenue à l'assistance, et a ensuite rappelé la portée de l'organisation de cette manifestation en l'honneur du patriote Abdelkrim Hajji, qui coïncide avec l'anniversaire d'un très grand évènement historique, à savoir le soulévement des masses populaires de cette ville combattante en janvier 1944 dans le cadre de la lutte du peuple marocain dans son ensemble contre la présence coloniale.

Cette manifestation, a-t- il ajouté, est un témoignage de reconnaissance rendu à tous ceux qui se sont sacrifiés pour créer cet évènement et qui sont demeurés fidèles à son esprit, militant et luttant pour faire triompher la justice, la dignité et la liberté auxquelles aspire le peuple marocain.

Il a exprimé également sa fierté de participer à l'organisation de cette cérémonie en hommage aux services rendus à la patrie par Abdelkrim Hajji, un des patriotes de la première heure et l'un des militants du Parti de l'Istiqlal les plus méritants, qui est toujours resté fidèle à ses principes et qui est partout cité en exemple pour son engagement patriotique et la droiture de sa conduite.

Il a rappelé à la fin de son allocution le programme de l'école régionale de formation que le bureau régional compte organiser à partir des tout prochains jours.

Prenant ensuite la parole, Ali Alachak, membre du bureau régional, a brossé un tableau de la vie militante d'Abdelkrim Hajji, depuis sa fréquentation de l'école coranique jusqu'à son inscription dans les universités de Beyrouth, puis de Damas et du Caire. Il a ensuite évoqué son séjour aux Etats Unis d'Amérique et son retour au Maroc au lendemain de l'indépendance pour prendre de nouvelles fonctions en tant que cadre du Ministère des Affaires Etrangères. Puis, il a donné un aperçu rapide sur son combat patriotique et le rôle qu'il a joué dans les rangs du Mouvement National.

C'était ensuite au tour d'Abou Bakr Kadiri de prendre la parole en sa qualité d'un des pionniers les plus fervents du Mouvement National, de membre du bureau exécutif du Parti et de père spirituel des Istiqlaliens de la ville de Salé. Il a dit en substance:

"Je suis heureux de prendre la parole à l'occasion de cette manifestation pour saluer un combattant qui a toujours eu le sens de l'honneur et un compagnon de lutte connu pour la générosité de son coeur et le dévouement de son amitié, mon frère Abdelkrim Hajji, que j'ai eu le plaisir de connaître il y a plus d'une soixantaine d'années, au courant desquelles je l'ai jugé à sa juste valeur et l'ai intimement connu. J'ai grandement apprécié la sincérité de son patriotisme et sa détermination dans la lutte ainsi que sa compétence et son dévouement.

Je voudrais souligner ici que si Abdelkrim Hajji n'a jamais rien fait pour se faire connaître et valoriser ses apports à la cause patriotique, ceci est dû à un certain nombre de valeurs morales auxquelles il a toujours cru, jointes à un don de soi exemplaire qui a marqué toute sa conduite, parce que son passé, dont je ne me limite pas à dire qu'il lui fait honneur et c'est tout, cache des aspects dont rares sont ceux qui peuvent se prévaloir. Il me serait pour le moins impossible, eu égard au temps qui m'est imparti, d'exposer avec force détails tout ce que je sais sur lui, mais je me contente de vous relater certaines péripéties seulement de l'histoire d'Abdelkrim Hajji.

Abdelkrim Hajji est celui qui a appelé à la lecture du "latif" en guise de protestation contre le dahir berbère. C'est lui qui a eu l'initiative du mouvement de protestation, et je le dis en toute connaissance de cause.

Lorsque la teneur du dahir a été divulguée, seuls se sont rendus compte de sa gravité quelques camarades, avec à leur tête Abdellatif Sbihi, alors interprète à l'Administration des Affaires Chérifiennes, qui jouait les intermédiaires entre la Résidence Générale et le Makhzen. Aussitôt qu'il a pris connaissance du texte du dahir, il n'avait d'autre choix que de le combattre. Il était dans un tel accès de colère qu'il se mettait à en dénoncer les visées dans les coulisses.

Après sa publication au journal officiel, il a pris contact avec un groupe de jeunes, parmi lesquels il y avait Abdelkrim Hajji, et lorsqu'il a exposé ce qu'il savait de cette affaire, il était gagné par une très forte émotion. Notre ami, Mohammed Elyazidi, qui avait beaucoup de contacts avec lui à cette époque, m'a raconté qu'il avait remarqué qu'il était pleinement conscient de la portée du nouveau dahir et des dangers qu'il représentait pour l'unité nationale et la sauvegarde de la foi religieuse des Marocains, bien avant que personne ne s'en fût rendu compte. Il a multiplié ses contacts avec les jeunes et leur a expliqué que le dahir allait complètement transformer le visage du Maroc et déposséder le Roi de toutes les prérogatives du pouvoir.

Mais Abdelkrim Hajji y voyait, outre la séparation des arabes et des berbères, un grave complot qui visait l'évangélisation du Maroc, et il a commencé à réfléchir au moyen le plus efficace de le combattre. Il a alors pris l'initiative de faire le tour de toutes les écoles coraniques et de toutes les mosquées de la ville, demandant aux Imams de réciter la prière du "latif" pour demander à Dieu de venir en aide à notre patrie et la sauver de cette calamité qui s'est abattue sur elle. Et c'est ainsi que la prière du "latif" fut dite dans certaines écoles coraniques, dont celle du fqih Bensaïd.

Lorsque le contrôleur civil chef de la circonscription de Salé, Gabrielli, qui comptait parmi ceux qui ont arrêté le chef riffain Abdelkrim Khattabi, a été mis au courant de ce mouvement de révolte, il a fait convoquer le fqih Bensaïd et l'a interrogé sur les raisons qui ont motivé la lecture de cette prière à un moment où le pays ne connaissait ni tremblement de terre ni disette.

Le fqih lui a répondu qu'il n'en savait pas la raison, mais que tout au plus le plus jeune des fils de Sidi Ahmed Hajji lui a demandé de réciter cette prière, et qu'il ne pouvait pas refuser d'accéder à son désir de demander l'aide de Dieu.

C'est alors que Saïd a été convoqué, mais il a nié tous les faits qui lui étaient reprochés.

Puis, Abdelkrim a été à son tour convoqué et a dû subir un interrogatoire en bonne et due forme. Toute cette affaire a été relatée par l'intéressé lui-même dans un article qui a été publié dans la revue "Daâwat Al Hak" et repris par le journal "Al Alam".

Lorsque l'idée du "latif" s'est répandue et qu'Abdellatif Sbihi et le groupe de jeunes avec lesquels il se réunissait se sont rendus compte que les Français ont été fortement secoués par la lecture du "latif", ils ont décidé que cette prière fût dite de nouveau à la grande mosquée de Salé.

C'est ainsi que le 20 juin 1930 a été le jour de départ du mouvement de protestation.

Mon ami Mohammed Elyazidi m'a rapporté que, pendant qu'il se trouvait à la terrasse d'un café à Rabat en compagnie d'Abdellatif Sbihi, celui-ci fut appelé au téléphone, et lorsqu'il était revenu, il avait les larmes aux yeux après avoir été informé par Mohammed Hassar que la prière du "latif" a été dite comme convenu à la grande mosquée de Salé.

Le 4 juillet, cette prière a été dite dans toutes les mosquées de Rabat comme cela a été rapporté par Haj Hassan Bouâyad dans son livre sur la question berbère. Elle a été dite ensuite à Fès où elle a été suivie d'une importante manifestation qui a été durement réprimée par les forces d'occupation. Celles-ci ont procédé à l'arrestation d'un nombre très important de militants à qui elles ont fait subir toutes sortes d'atrocités.

Ainsi, le mérite du recours à la prière du "latif" comme moyen de combattre un dahir qui porte atteinte à nos valeurs identitaires et religieuses revient sans conteste au patriote Abdelkrim Hajji auquel nous rendons hommage aujourd'hui pour les éminents services qu'il a rendus à sa patrie. Nous ne sommes pas loin de penser qu'en prenant l'initiative qu'il a prise, il a été guidé et soutenu dans son action par la main de Dieu.

Un autre point que je voudrais soulever concerne la célébration du premier anniversaire de la revue " Almaghrib" d'expression française que supervisait le patriote Ahmed Balafrej à Paris. La célebration de cet anniversaire a été décidée en 1933 par un groupe de nationalistes - et non pas par le Comité d'Action Nationale, comme certains l'ont prétendu -. J'étais pendant toute cette période en contact permanent avec mon ami Mohammed Elyazidi après son retour de l'exil. Il m'a demandé de lui indiquer un endroit pour organiser cette manifestation à Salé, car il avait rencontré beaucoup de difficultés tant à Rabat qu'à Fès pour trouver un endroit convenable.

J'ai pris contact avec Abdelkrim Hajji pour lui demander si son père ne voyait pas d'inconvénient à ce que cette manifestation se déroulât à son domicile. Il m'a aussitôt répondu par l'affirmative, sachant d'avance que son père serait ravi de recevoir la classe politique marocaine chez lui.

C'est ainsi que cette rencontre - la première en son genre - a été organisée. D'importantes délégations y ont pris part: celle de Rabat a été conduite par Mohammed Elyazidi, celle de Fès par Allal El Fassi. Ont également assisté Mohammed ben Hassan Elwazzani, Haj Omar ben Abdeljalil, Hachmi Filali, Haj Hassan Bouâyad et bien d'autres. Cette manifestation a revêtu un éclat particulier. Des discours y ont été prononcés, ouvrant ainsi une nouvelle ère à la promotion de la question nationale. Dans son allocution, Omar ben Abdeljalil a informé l'assistance que la revue "Almaghrib" aura bientôt son pendant au Maroc avec un journal en langue française qui va bientôt voir le jour sous le nom de "l'action du peuple". Ainsi, notre ami Abdelkrim Hajji fait honneur à son appartenance au premier noyau du Mouvement National dans ce pays".

L'orateur est passé ensuite des années trente au 10 décembre 1952, date à laquelle le syndicaliste tunisien Ferhat Hachad a été assassiné. Les Français étaient à cette époque décidés à sévir dans les rangs du Parti de l'Istiqlal.

"Ce soir-là", a poursuivi Abou Bakr Kadiri, "je savais qu'ils allaient venir m'arrêter; j'attendais de pied ferme les agents de sécurité. Puis, un traître notoire, nommé Aïssa, a frappé à la porte, en compagnie de soldats français. Ils m'ont conduit devant l'école "Alnahda" où un véhicule militaire attendait dans un endroit retiré à l'ombre.

En montant dans ce véhicule, j'ai constaté qu'Abdelkrim Hajji s'y trouvait aussi. Il a été arrêté avant moi dans la même soirée. Puis ils nous ont conduits dans une caserne militaire, et de là, ils nous ont dispatchés dans différentes régions du sahara".

"Abdelkrim Hajji est un homme d'une grande droiture patriotique; il a de tout temps été entièrement dévoué à la cause nationale, et il s'est toujours caractérisé par la modestie et le don de soi. Ce n'est pas pour rien", a-t-il ajouté," qu'il porte le nom d'Abdelkrim (qui veut dire littéralement "le serviteur du Généreux"), il est généreux de coeur et d'esprit; il est généreux dans toute l'acception du terme. L'avarice est pour lui un mot totalement étranger. C'est la raison pour laquelle nous sommes particulièrement heureux de lui rendre hommage en cette soirée. Nous lui adressons nos plus vives félicitations et prions Dieu de lui accorder longue vie et de couronner de succès tout ce qu'il entreprend, lui et sa noble famille".

Le Secrétaire Général du Parti de l'Istiqlal, Maître M'hammed Boucetta, a ensuite pris la parole pour exprimer la profonde émotion qu'il a ressentie en écoutant l'allocution que venait de prononcer Abou Bakr Kadiri au cours de laquelle il a passé en revue des étapes de la vie militante d'Abdelkrim Hajji qui lui font honneur.

Il a félicité le bureau régional du Parti à Salé pour le succès remporté par cette très heureuse initiative qui consiste à rendre hommage aux patriotes de cette ville en valorisant les actions qu'ils ont entreprises au service de la patrie et la lutte qu'ils ont menée pour faire triompher la cause nationale.

C'est ainsi, ajoute Mr Boucetta, qu'après l'hommage rendu aux militants Ahmed Belyamani et Mohammed Bekkali le 29 janvier 1989, la cérémonie organisée aujourd'hui en hommage au patriote Abdelkrim Hajji continue cette très louable tradition.

Les jeunes qui veillent à l'organisation de ce genre de manifestations appartiennent à une génération qui a pris en mains le flambeau de la relève pour s'engager dans la voie tracée avec courage, abnégation et détermination par ces patriotes qui les ont précédés. Ils donnent ainsi un sens concret au respect des engagements pris à leur égard. Le Secrétaire Général a ensuite incité la jeunesse à prendre le combat mené par les pionniers du Mouvement National en exemple pour défendre la cause de l'Islam et du Maroc uni.

Il a en outre exprimé sa profonde satisfaction d'apprendre au travers de l'allocution prononcée au nom du bureau régional que l'hommage rendu aujourd'hui au patriote Abdelkrim Hajji et l'activité déployée par le bureau s'inscrivent dans le cadre du programme adopté par le Parti, ce qui prouve qu'ils ont au coeur de réaliser les objectifs d'avenir, et les a félicités pour leur mobilisation pour la poursuite de la lutte dans la voie indiquée par les pionniers du Mouvement National.

Maître Boucetta a précisé à la fin de son allocution qu'il connaissait très bien le frère Abdelkrim Hajji, et qu'il entendait partout le plus grand bien de cet homme enraciné et résolu dans son patriotisme, modeste et oeuvrant dans un silence absolu, mais avec un sérieux et une droiture exemplaires. Puis, le Secrtétaire Général lui a offert, au nom du bureau régional du Parti, un présent sous forme de cassette sur laquelle sont enregistrés les 60 versets du Coran déclamés par le cheikh Ali Abderrahman Al Hudayfi.

A la fin de la cérémonie, Almahdi ben Lahcen s'est adressé à l'assistance, pour exprimer, au nom d'Abdelkrim Hajji, ses plus vifs remerciements à toutes les personnes présentes, avec à leur tête le Secrétaire Général du Parti, Maître M'hammed Boucetta, ainsi qu'aux membres du bureau régional et à l'hôte de la soirée, Mr Abdelhadi Sbihi.

Le lendemain lundi 29 janvier 1990, Les istiqlaliens de la ville conduits par Abou Bakr Kadiri se sont rendus au "cimetière des martyrs" pour demander à Dieu d'accorder sa miséricorde à toutes les victimes des évènements sanglants du 29 janvier 1944.