La renaissance littéraire du monde arabe doit-elle s'établir sur une base compétitive ou sur un esprit de solidarité que seule la création d'une littérature éternelle intéresse?

Nous considérons la littérature pure, sous toutes ses formes et ses couleurs les plus variées, comme un miroir qui reflète la vie au sens large du terme. Nous ne pouvons pas nous empêcher de taxer de pseudo littérature toute forme d'écriture artificiellement chargée de fleurs de rhétorique et de phrases redondantes, où n'existe aucune trace de sérieux ni aucune manifestation de sensibilité.

Notre littérature se doit d'exprimer cette sensibilité et être en mesure de s'adapter aux orientations de nos tendances et des principes supérieurs qui nous guident dans la lutte que nous menons ici-bas. Le coeur humain ne se transforme pas d'une manière radicale du jour au lendemain. Il s'adapte aux circonstances en fonction de l'influence qu'exercent sur lui les empreintes extérieures, les orientations de la collectivité au milieu de laquelle il évolue et les chocs du monde environnant.

Une simple comparaison nous permet de saisir ce qui distingue la culture littéraire d'une nation de celle d'une autre nation, surtout si nous étudions les facteurs qui exercent une influence décisive sur la production littéraire, sans même qu'ils aient un rapport direct avec le monde des lettres, mais qui n'en dévient pas moins le cours, à l'insu des hommes de lettres eux-mêmes qui ne s'en rendent même pas compte.

Ainsi, nous pourrons nous imaginer l'existence d'une littérature universelle si nous cherchons à y trouver l'expression d'une sensibilité qui, du fait qu'elle rend accessible à certains sentiments et aux plaisirs esthétiques, est le motif principal de la littérature pure, ne différant d'une nation à une autre que sur le plan de la forme, mais jamais sur le fond.

L'aspect formel qui caractérise la littérature nationale ou régionale dans son acception étroite, lui confère une aura de prestige et le pouvoir d'être affectionné par tous les peuples. Plus les tendances de deux nations se rapprochent et leurs orientations s'unissent, plus le fossé régionaliste disparaît entre elles. Ainsi, à mesure que l'état de conscience de l'homme de lettres se développe, il aura tendance à élargir le champ de sa réflexion et voir les horizons de la vie s'étendre au-delà de leurs limites géographiques. Il quittera alors le domaine de la littérature nationale pour celui de la littérature universelle qui aspire à l'éternité, et qui ne risque pas de s'anéantir avec la disparition de ce qui l'entoure comme influences conjoncturelles.

Tel est le fondement de l'immortalité de la littérature et telles sont les conditions de sa maturité dans la nation.

Nous rédigeons cette entrée en matière à l'occasion du débat qui a cours ces jours-ci au sein des milieux littéraires égyptiens, où les opinions sont très partagées en ce qui concerne la littérature arabe. Certains n'admettent aucune substitution à "l'égyptianisation de la littérature"; d'autres ne partagent nullement ce point de vue et même s'y opposent farouchement, niant qu'il existe une littérature égyptienne pure et soutenant, au contraire, que ce que l'Egypte a produit, aussi bien par le passé qu'à l'heure actuelle, n'est qu'un volet de la littérature arabe en général, à laquelle participent d'autres peuples musulmans ayant choisi l'arabe comme langue de communication.

Les deux courants précités s'appuient l'un sur le passé lointain, l'autre sur la période islamique de l'Egypte.

La première tendance estime que la production littéraire de l'Egypte renferme des caractéristiques propres à l'héritage culturel de ce pays, et qu'elle se fixe comme objectif de les mettre en valeur d'une manière claire et sans équivoque. Mais elle ne nous renseigne pas sur la nature de ces caractéristiques pour nous permettre de les analyser et de les comparer à la production littéraire des autres nations. Tout au plus, se penche-t-elle sur l'étude de la littérature égyptienne contemporaine en y portant un intérêt particulier, ce qui est digne d'éloges et mérite la considération de toutes les autres nations arabes.

En revanche, la seconde tendance - celle qui nie l'existence de telles caractéristiques - craint fort que l'Egypte ne se pharaonise par sa littérature et ne s'attribue un autosatisfecit déplacé. La plupart des représentants de ce courant de pensée font partie de la catégorie des Egyptiens qui ont étudié la littérature arabe ancienne, et ne voient dans cette spécificité - si tant est qu'elle existe - que le résultat de circonstances factorielles, à l'instar d'autres nations arabes, qui ont aussi leurs circonstances particulières et autres facteurs leur ayant conféré des caractéristiques propres.

Pour départager les deux courants, il est nécessaire de réfléchir longuement, car on est devant une question d'une extrême gravité, dont dépend notre renaissance littéraire et son évolution.

L'Egypte a obtenu le leadership du monde arabe dans le domaine littéraire. Les hommes de lettres des autres nations arabes le lui ont reconnu. Mais la question se pose de savoir s'il est de l'intérêt de la littérature arabe que le leadership de l'Egypte s'y perpétue, ou bien s'il ne convient pas de lui demander de défendre ce leadership, en entrant en compétition avec elle.

En termes clairs, comment devrons-nous concevoir notre renaissaance littéraire, et sur quelle base devrons-nous l'établir? Est-ce sur une base compétitive ou bien sur l'esprit de solidarité que seule la création d'une littérature éternelle intéresse? Telle est la question que nous posons aujourd'hui aux hommes de lettres arabes.

Il me semble que le courant qui veut attribuer à la littérature égyptienne une spécificité propre, excluant une quelconque appartenance à la littérature arabe en général, ne s'est engagé dans cette voie audacieuse que pour insuffler l'esprit de la compétition dans les autres nations arabes après que la suprématie littéraire égyptienne ait contribué à la stagnation de ces nations qui ont fini par reconnaître leurs limites, alors qu'il était de leur devoir d'entrer en compétition avec elle afin de participer ensemble, et côte à côte, au rayonnement de la production littéraire arabe.

Certes, l'Egypte est le leader incontesté du monde arabe dans le domaine littéraire, mais nous ne devons pas nous résigner à ce qu'elle le reste ad vitam aeternam. Il est du devoir de chaque nation arabe d'essayer de conquérir ce leadership par le sérieux et la suprématie qu'elle est susceptible d'exercer sur les autres pays du monde arabe.

Mais, si nous persistons dans cette solidarité avec la production littéraire des autres sans rien produire nous-mêmes, ni essayer de concurrencer les pays qui produisent, le résultat auquel nous parviendrons sera une autocondamnation à l'arrêt, voire au recul du mûrissement de notre renouveau littéraire.

La vie ne fonctionne pas tant sous l'impulsion de la solidarité que sous celle de la concurrence qui permet à chaque individu de montrer son talent en ne comptant que sur lui-même et ne se solidarisant pas avec les autres.

Notre histoire littéraire fournit la preuve que la concurrence a toujours été le plus grand motif de stimulation de l'essor littéraire au Maroc, alors que les habitants de ce pays ne connaissaient pas l'arabe, et auraient pu facilement se solidariser avec l'Orient arabe et se contenter de sa production littéraire.

En reconnaissant le leadership de l'Egypte, nous ressentons pour elle un égard déplacé, à un moment où doit dominer le respect que suscitent la concurrence loyale, la reconnaissance de la suprématie des autres et la possibilité de la leur contester.

Ces nations qui partagent une vocation spirituelle commune et parlent la même langue, qui sont en plus liées par les mêmes objectifs et une histoire commune peuvent, grâce au stimulant de la concurrence, asseoir leur littérature sur des fondements solides et s'étendre jusqu'à l'extrêmité de ses horizons pour atteindre ses limites universelles, après s'être débarrassées du régionalisme étroit auquel elles semblent accorder une importance primordiale.

Ce n'est donc que grâce à l'esprit de compétition qui met chaque nation aux prises avec la littérature la plus évoluée des autres nations que la littérature pourra prétendre à une très longue durée de vie.

La littérature a tout à gagner à ce que les nations dépassent leurs contingences locales et régionales et atteignent une forme de pensée commune à tous les peuples de la même communauté linguistique.

Nous sommes donc enclins à soutenir que les nations arabes ont intérêt à entrer en compétition les unes avec les autres et considérer leur solidarité comme un moyen de rehausser leur niveau littéraire, non de perpétuer l'état de dépendance culturelle qui les incite à compter les uns sur les autres.

Il est pour le moins étonnant qu'un pays comme la Syrie qui n'a rien à envier à l'Egypte sur le plan de l'éducation et de l'enseignement, et dont la jeunesse est des plus intelligentes du monde arabe, ne participe dans le domaine littéraire qu'avec une très faible production comparée à celle exubérante de l'Egypte. De plus, lorsque le Syrien aborde le sujet de la renaissance contemporaine du monde arabe, il se montre fier des réalisations des enfants du Nil estimant que tout ce qui s'écrit en langue arabe est porté à l'actif de tous ceux qui pratiquent cette langue. Cette façon de voir dénote d'une absence totale de l'esprit de compétition.

Cet esprit doit nous guider dans tout ce que nous comptons entreprendre pour l'avenir qui nous offre la chance de bâtir de nouveau.

Quant au passé, qui nous permet d'aller sur les traces des anciens et de fouiner dans les secrets de ce qu'ils nous ont légué comme héritage littéraire, il engage à exercer l'esprit de solidarité jusqu'à un certain point et encourage l'esprit de compétition quand il s'agit d'effectuer des recherches dans les vestiges du passé en en attribuant le prestige à la communauté musulmane dans son ensemble, parce que l'interpénétration des peuples ayant adopté l'Islam comme religion n'a pas été un simple mélange de peuplades de différentes contrées, mais a donné lieu à une véritable intégration où l'individu s'est complètement effacé devant le courant communautaire.