Le supplément littéraire du journal Almaghrib - 4ème No de la 2ème année daté du 18 avril 1938
Il ne fait nul doute que notre vie s'oriente vers un processus d'évolution, ou plutôt de révolution, qui va bientôt englober tous les contours de notre existence. D'ici quelques années, nous allons troquer notre passé contre un avenir incertain et nous poser des questions sur bien des aspects de notre présent après avoir perdu toutes les traces qui mènent à son origine. Ceci ne fait pas l'ombre d'un doute, mais, si doute il y a, il ne peut se manifester que dans un point:
Nous avions prévu que nous étions à la veille d'un changement radical, qui allait être accompagné de profonds bouleversements. Nous étions pleinement conscients que ce processus, auquel les scientifiques ont établi le plan de déroulement, allait bientôt se réaliser et répercuter l'écho de ce que l'âme marocaine renfermait en elle de vivacité dont elle avait fait preuve tout au long de son histoire, et d'espérance en un avenir meilleur et plus clément.
Il apparaît clairement à tous ceux qui jettent ne serait-ce qu'un seul regard sur notre société, que celle-ci est entraînée par un fort courant qui l'emporte. Aucun réformateur ne lui indique les endroits où elle risque de trébucher; aucun esprit éclairé ne l'engage à faire un pas décidé vers l'évolution souhaitée. Tout ce que l'on constate est que le milieu marocain avance à l'aveuglette, suivant les pas des autres, sans savoir où ils mènent. Il est grand temps d'engager une réflexion sur notre avenir et de jeter de solides fondements au processus de notre émancipation. Il est grand temps de valoriser notre personnalité et de prendre conscience de la force de notre existence.
Mais, avant d'en arriver à ce stade de la réflexion sur notre devenir, il est indispensable qu'une voix parmi nous s'élève pour crier haut et fort, et sans crainte qu'il manque à notre vie une grande partie des forces vives dont elle a besoin, et que nous devons nous mobiliser pour combattre toutes sortes de préjugés qui nous font subir les plus graves des préjudices. Entre notre vie et la lumière se dresse le spectre de l'immobilisme. Notre nation navigue à vue, au milieu d'une nuit noire, livrée sans défense aux microbes infects de la répression, qui se sont installés dans ses cellules et ont contaminé le sang qui circule dans ses veines, l'empêchant de se ranimer pour pouvoir aller de l'avant.
Tout est tributaire de ce cri. Nous n'ambitionnons pas, à ce stade du processus de notre émancipation, que notre nation dispose de capacités dans tous les domaines, mais nous formulons le souhait de voir notre pays prendre conscience de son état de régression et d'immobilisme et, à partir de ce moment, les penseurs pourront se relayer pour proposer la médication la plus efficace et les solutions les plus aptes à engager la nation dans la voie salutaire du réel progrès et du véritable réveil.
Mais qui est capable d'un tel cri? Ce ne sont certainement pas les scientifiques, ni les penseurs, ni les réformateurs, ni les artistes qui en sont capables. Seuls les hommes de lettres peuvent s'acquitter valablement de cette mission. Ils sont les seuls à être en mesure de lancer ce cri qui fait écho aux voix de nos ancêtres disparus, exprime la douleur que ressentent les réformateurs aujourd'hui et symbôlise les efforts que nous devons déployer pour bâtir notre avenir. Les hommes de lettres sont le fondement d'une véritable révolution sociale.
A partir de leurs efforts, réformateurs, penseurs, hommes de sciences et tous les esprits éclairés établiront leur ligne de conduite, parce que l'homme de lettres exprime ce qu'il ressent réellement, s'adresse non pas à des visions fantômes, mais va chercher au plus profond de son moi conscient le moyen de l'arracher à l'emprise de l'immobilismne mortel et le sauver de la vie infecte qu'il mène en la troquant contre une vie débarrassée de la crasse de l'ignorance et des souillures de la régression.
Il verra alors dans quel air de liberté le monde évolue et jugera de lui-même s'il ne doit pas lutter pour avoir la possibilité d'agir sans subir de contrainte; et ce n'est qu'à ce moment qu'il trouvera dans la nation des volontaires pour répondre à l'appel des réformateurs et suivre les conseils des penseurs. Ce cri est une mission qui incombe à l'homme de lettres marocain. Mais celui-ci ne doit pas s'enfermer dans sa tour d'ivoire, à l'instar des hommes de lettres d'autres nations qui ont atteint un haut degré de culture et d'émancipation. Les Marocains, eux, doivent orienter tous leurs efforts dans l'intérêt de la nation, car l'indépendance de l'individu n'a aucune valeur tant que la communauté dans son ensemble reste soumise à l'emprise du mal. De même, l'appréciation individuelle des beaux aspects de la vie ne peut être savourée tant que l'ignorance continue de ronger le corps social.
Un tel cri est la mission de l'homme de lettres marocain. En est-il conscient? S'y est-il préparé?