Le supplément littéraire du journal Almaghrib
Il existe deux catégories d'hommes de lettres au Maroc aujourd'hui:
- Il y a la catégorie des hommes de lettres vieillis, mais toujours aptes à distinguer les éléments épars de l'univers matériel qui les environne, très attentifs à ce qu'ils voient, fort épris par la vie qu'ils mènent, ne pensant à aucun autre genre de vie puisqu'ils n'en connaissent pas d'autre. Leurs productions littéraires - si on peut les qualifier ainsi - sont autant de créations industrielles dominées par l'appât du gain qui dénote d'une âme mercenaire et d'un esprit mercantile. Leur talent se limite à la composition d'un poème de quelques vers, faisant le panégyrique d'un grand homme, ou sollicitant la générosité d'un haut dignitaire susceptible de les combler de ses bienfaits, que ce soit à l'occasion d'une circonstance particulière ou en l'absence de toute occasion.
Leurs poèmes - ("qasaïd" où il est possible de remplacer la lettre q par la lettre arabe ` et lire "`asaïd" en français "bouillie" qui veut dire: "du travail qui ne vaut pas grand'chose") sont conçus sur le même modèle et visent tous le même but, à savoir chanter les louanges d'un bienfaiteur en le couvrant d'un concert de compliments, ou manifester de la douleur en déplorant sa disparition. Ceux-là ne représentent ni la littérature éternelle des anciens ni celle vivante des modernes. Ils sont la continuation d'une époque de régression et de décadence, au cours de laquelle les poètes s'étaient installés dans l'immobilisme et ne voulaient pas qu'on les dérangeât dans leur profond sommeil.
-La seconde catégorie est constituée d'hommes de lettres ayant à peine dépassé l'âge de raison, mais dont le coeur ne bat pas au rythme de la jeunesse. La vie qu'ils mènent n'a rien à voir avec celle exubérante et sensible aux appels du coeur et aux rêves de leur âge. Ils se contentent d'un bout de pain et sont satisfaits des conditions de misère qui les entourent de tous les côtés, s'abandonnent aux caprices du sort sans ronchonner et se soumettent à toutes les influences qui s'exercent sur eux pour qu'ils se résignent à demeurer à la traîne. Ceux-là sont encore jeunes d'âge, mais ils semblent tout-à-fait séniles, ne sont aiguillonnés par aucun espoir et donnent l'impression d'être ensevelis corps et âme.
Peut-être vais-je faire preuve d'un excès de franchise en disant sans la moindre hésitation que le jeune marocain n'est pas né littérateur pour qu'il prenne à bras le corps le message littéraire. De plus, il fait tout pour se détourner du monde des lettres auquel il ne consacre pas plus de quelques heures bien comptées dans sa vie. La jeunesse marocaine a opéré une véritable diversion qui l'a arrachée à elle-même, elle s'est éloignée de la vie littéraire pour poursuivre mille et une préoccupations qui obéissent toutes à un même courant, celui d'une très grande étroitesse d'esprit.
Après avoir nourri un semblant d'espoir à l'aube de la vie scolaire, les jeunes d'aujourd'hui se rangent dans un grade auquel ils s'attachent, qui leur permet de toucher quelques dirhams sonnants et trébuchants, et les voilà qui font partie du commun, se laissent asservir sous la férule de l'immobilisme et de l'ignorance. Ces deux fléaux ont fini par avoir raison de leur vivacité d'esprit et par en faire des spectres qui hantent les rues à la recherche de moyens d'existence, mais toujours en butte à l'échec qui dresse devant eux une barrière infranchissable.
Les jeunes marocains se sont éloignés des belles-lettres, ou plutôt en ont été détournés par un environnement malsain, dont ils ne peuvent s'approcher sans qu'il les contamine, au point qu'ils perdent conscience de ce qu'ils font et qu'ils ne pensent pas au résultat de leurs actions. La dépravation des moeurs qui tue l'âme et transforme le corps humain en un corps animal se met au travers de leur chemin pour éveiller leurs mauvais instincts et provoquer chez eux les plus basses réactions. Nos jeunes n'arrivent pas à se débarrasser de ces instincts et de ces réactions parce que leur éducation n'est pas fondée sur une assise solide, leur culture est superficielle et le message littéraire n'a pas exercé sur eux l'impact nécessaire pour qu'ils comprennent qu'il existe une vie bien meilleure que la leur et un air de fraîcheur bien plus stimulant pour les sensations que cet air étouffant dans lequel ils se débattent.
Pour cette raison, les jeunes d'aujourd'hui ne comptent dans leur rang aucun homme de lettres qui ait l'ambition de franchir ces barrières en acier qui se dressent entre eux et la lumière. Il n'existe pas de différence entre un adulte qui se pique de littérature et un jeune qui ne s'y intéresse qu'occasionnellement. Ni l'un ni l'autre ne répondent aux critères des lettres modernes qui associent le sérieux aux plaisirs de l'esprit et constituent un facteur important de structuration d'une nouvelle vie qui ménagera une place privilégiée à la culture et aux belles-lettres.
Que l'homme de lettres qui n'est plus très jeune pense à cette nouvelle vie et essaie de suivre ses courants. S'il réussit, sa production littéraire sera appelée à durer et l'écho de sa voix ne s'éteindra pas de sitôt. Que l'homme de lettres encore jeune jette un regard lumineux sur les larges horizons qui promettent la liberté à tous ceux qui associent leur voix à une véritable renaissance marocaine et apprécient leur mission à sa juste valeur.