Evolution et manifestations de faiblesse
Le supplément littéraire du journal "Almaghrib" - 5 août 1938
Le Maroc peut tirer un titre de fierté de son passé, en étant le seul pays dans le monde de l'arabité à avoir résisté aux bouleversements de l'histoire et conservé l'usage de la langue arabe à la fois en tant que langue parlée, langue de culture et langue officielle pendant plus de 12 siècles.
La domination des pays arabes, de Bagdad à l'Algérie soeur, par l'Empire Ottoman s'est traduite par le rayonnement de la langue turque et sa pénétration dans les cabinets ministériels ainsi que dans toutes les instances officielles. Partout dans ces royautés, on a assisté à un recul de la langue arabe pendant que le turc s'imposait comme langue de communication au niveau de la classe aristocratique des gouvernants et gagnait peu à peu les classes des administrés.
Si l'arabe n'était pas la langue du coran, il eût été facile aux Turcs de la marginaliser et d'en limiter l'accessibilité à la seule classe cultivée dans l'ensemble du monde arabe qu'ils ont dominé pendant plus de 300 ans, période largement suffisante pour l'asservir à la langue turque.
Quant au Maroc, qui a échappé à la domination ottomane, il a conservé à la langue arabe toute sa popularité auprès des différentes classes de la nation, ainsi que son caractère de langue officielle du gouvernement aussi bien dans ses rapports avec les administrés sur le plan interne que dans ses relations avec le monde extérieur.
Lorsque la Syrie et l'Egypte sont entrées dans une ère de renouveau, la langue arabe y était alors une sorte de mélange d'arabe classique, de dialectes locaux et de turc imposé par la puissance occupante. La classe cultivée dans ces pays s'est mobilisée pour lutter contre l'état de dégradation et d'effritement dans lequel leur langue se trouvait. Leur but était de la libérer de la banalité du discours dialectal et de l'étrangeté des mots et des expressions empruntés à la langue turque. Ils ont mis plus d'un siècle à en revoir les fondements linguistiques dans le souci d'apporter les modifications nécessaires aussi bien au langage parlé qu'au style officiel de l'écriture des cabinets ministériels pour les adapter à l'esprit et à la lettre de la langue arabe.
Les journaux et les publications du siècle dernier fournissent tout un répertoire des différentes étapes de ce processus, chaque étape nous renseignant sur les caractéristiques de l'oeuvre qui y a été accomplie. C'est ainsi que nous savons que telle étape a été dominée par les traductions utilisant quelquefois un vocabulaire emprunté aux langues étrangères. Nous savons aussi que telle autre période a été marquée, sur le plan de la création, par l'imitation du style prosaïque traditionnel rythmé et rimé, et que telle autre a donné naissance à un style nouveau d'une fluidité artificielle.
Puis, la grande guerre est venue, bouleversant tout sur son passage et provoquant un profond changement dans les modes de vie. Les lettres arabes ont adopté des styles nouveaux et des horizons de pensée plus larges. Elles ont commencé à adopter une précision de vocabulaire qui leur donnait une plus grande maîtrise de la langue et contribuait largement à leur procurer une plus grande maturité sur le plan du mode d'expression des idées. Le mouvement des éditions s'est accéléré, l'article littéraire s'est imposé, le roman a été créé, le théâtre a vu le jour, et nous assistons actuellement à de nouvelles tentatives dans l'art de la description minutieuse, du dialogue alerte et de l'ironie corrosive.
Telle est l'évolution qu'ont connue les lettres arabes en Egypte, en Syrie et en Iraq. Quant au Maroc, il n'a pas vécu ce processus d'évolution à cause de circonstances particulières et de raisons bien connues. Les lettres marocaines n'ont pas souffert de la langue des cabinets ministériels. La langue arabe n'y a jamais atteint un niveau aussi bas. Elle y est restée la langue de l'enseignement et la langue officielle du gouvernement marocain. Les rédacteurs avaient un style châtié et maîtrisaient l'art d'écrire comme celà a été le cas au temps d'Abdelhamid et rappelant à bien des égards le style d'Ibn Khakan. Malheureusement, les conditions de vie peu brillantes dans leur ensemble les ont empêchés de fournir une production de qualité; mais malgré celà, la langue arabe est demeurée saine sous la plume des Marocains.
Après la rupture de nos relations avec le monde arabe au cours des deux derniers siècles, le contact a été rétabli par le biais de la production littéraire qui a commencé à nous parvenir du Moyen-Orient. Avant la première guerre mondiale, un groupe d'intellectuels marocains s'était intéressé à l'évolution de la littérature arabe. Leur nombre a considérablement augmenté au lendemain de la guerre. Les Marocains ont été charmés par le nouveau style des lettres arabes et se sont mis à régler leur propre style d'écritures sur son exemple.
Il y a quelques années, nous pensions que l'évolution du style d'écriture au Maroc avait encore besoin de passer par plusieurs étapes avant d'atteindre le niveau du style d'écriture qui fleurissait dans les pays arabes avec lesquels nous sommes unis par la communauté de langue. De rares tentatives ayant émergé çà et là nous ont fourni la preuve que notre mode d'écriture, malgré la modestie de sa production, essaie de s'adapter à cette évolution et en franchit les étapes timidement mais sûrement.
Dès les premiers jours de l'apparition de la presse nationale, des rédacteurs marocains se sont manifestés. Ils ont traduit des textes étrangers dans un arabe châtié. Leur mode d'écriture, exempt de toute fioriture, dénotait d'une maîtrise solide de la langue arabe, se caractérisant par une certaine fluidité du style et une aisance dans le choix des mots les plus justes et des expressions les plus éloquentes. C'est ainsi que la renaissance culturelle arabe a exercé une influence considérable sur le cours de notre vie d'une manière générale, et sur le style de l'écriture littéraire d'une façon plus particulière. Cette influence s'est manifestée à maintes reprises dans un certain nombre d'articles publiés par la presse marocaine.
Si nous avons lieu de nous réjouir un peu de cette évolution des lettres marocaines, force nous sera donnée d'y constater plusieurs motifs de faiblesse, dont le redressement nécessitera de gros efforts car, entre le processus de l'évolution et le stade de la maturité, il existe de nombreuses étapes qu'il convient de franchir rapidement pour que les lettres marocaines puissent prendre leur place parmi les lettres des nations arabes. Quels sont ces points de faiblesse et quels sont les remèdes que nous devons leur apporter pour que nous puissions les éradiquer et atteindre le stade de la vraie maturité? Ce sera l'objet de mon entretien dans le prochain numéro.
Influence du passé
Le supplément littéraire du journal "Almaghrib" - 1er septembre 1938
Entre le processus de l'évolution et le stade de la maturité, il existe plusieurs étapes intermédiaires, qui nous obligent de profiter de l'expérience des autres nations pour pouvoir les franchir dans les délais les plus courts et par les voies les plus rapides. Les facteurs de la renaissance culturelle qui ont mûri dans les pays arabes pendant des générations ne peuvent pas avoir un effet dans notre pays du jour au lendemain. Nous ne pouvons pas enterrer nos méthodes anciennes qui sont incompatibles avec la vie nouvelle sans laisser le terrain vide aux partisans de ces méthodes qui cherchent à le remplir avec des discussions souvent byzantines et de nature à retarder le processus d'un réel redressement et d'un véritable renouveau.
Il est donc de notre devoir d'orienter notre style d'écriture de telle façon que nous pourrons le sauver du gouffre des méthodes anciennes, et le placer sur la voie du style d'écriture moderne fondé sur l'expression sincère des sentiments et la cohérence harmonieuse des idées, tout en évitant les lassantes longueurs, le choix abusif des mots rares et la recherche des synonymes que nous nous faisons un devoir de nous imposer.
Il semble que notre mode d'écriture se soit débarrassé en très peu de temps de ces phrases rythmées et rimées de manière artificielle, de ces constructions pompeuses et vides de sens, de ces expressions emphatiques et exagérées qui convenaient au passé et que le goût littéraire du présent a rejetées. La plupart de nos rédacteurs d'aujourd'hui ne recourent plus aux méthodes d'écriture de la génération qui les a précédés et jettent le discrédit sur tous ceux qui essaient d'imiter le passé. Mais - comme je l'ai mentionné dans mon précédent article - le style marocain d'écriture, pour novateur qu'il soit, n'en renferme pas moins des aspects de faiblesse ayant pour origine trois facteurs principaux: l'influence du passé, la faiblesse du présent et l'incertitude quant aux orientations de l'avenir.
Je ne prétends pas que les écrivains marocains ont abordé tous les styles d'écriture moderne et y ont réussi. Une telle prétention serait contraire à la vérité. Mais je peux avancer que l'article littéraire commence à prendre racine chez nous et que nous connaîtrons bientôt une autre révolution dans le domaine des éditions auquel je prédis un avenir florissant; j'en dirais autant des autres genres littéraires comme le roman, le théâtre, etc.
L'article littéraire - ou l'article de style - remonte à une date récente; il a été créé par la presse et était inconnu de nos écrivains des époques passées, du moins dans le degré de précision que nous lui connaissons aujourd'hui. En effet, il existe une grande différence entre l'édition d'un ouvrage et la publication d'un article dans un journal ou une revue. Parmi les influences que l'ancien style d'écriture continue d'exercer sur notre façon de concevoir la rédaction d'un article littéraire, il y a lieu de noter le fait que certains de nos écrivains pensent toujours que la maîtrise du sujet traité par un auteur se mesure à la longueur du texte qui lui est consacré.
Selon les règles modernes, le rédacteur d'un article doit rendre l'idée d'une manière concise et mesurée et la rédiger en un style dépouillé de nature à mettre en valeur l'esprit de discernement qui permet de juger aussi sainement que possible. Les longueurs non justifiées par le souci d'approfondir l'explication d'une pensée risquent de lasser le lecteur; et cette lassitude peut le détourner définitivement des écrits par trop prolixes de ce rédacteur.
Il est vrai que les études littéraires ou scientifiques appellent quelquefois de longs développements dictés par la démarche d'analyse du sujet traité. Mais la science moderne a établi des critères selon lesquels le sujet doit être décomposé en paragraphes pouvant faire l'objet d'autant d'articles séparés, ou bien en parties sous-titrées abordant chacune un aspect du sujet traité, tout en continuant de constituer un tout homogène.
S'il plaît à certains hommes de lettres de s'engager dans une causerie agréable et entendent exposer leur récit en détail et le développer longuement, ceci n'est l'apanage que d'une minorité d'écrivains doués d'un talent exceptionnel et connus pour le sarcasme de leurs traits d'esprit, l'aspect attrayant de leurs descriptions et le brio de leurs analyses. Mais si n'importe quel écrivain se permet de telles prolixités, il ira à l'encontre du goût actuel des lecteurs et sera en porte-à-faux avec les méthodes modernes de la critique littéraire.
Certains écrivains au Maroc attaquent rarement de front le sujet qu'ils se proposent de traiter, parce qu'ils croient utile de l'annoncer par des préludes qui leur font perdre l'idée centrale de leur article. Souvent, d'ailleurs, ces préludes sont ou bien hors sujet ou bien des banalités bien connues du lecteur, alors que le style moderne de l'écriture se caractérise par l'entrée directe dans le vif du sujet, car le lecteur d'aujourd'hui a une vision globale des différentes branches du savoir qui lui permettent de saisir l'idée que le rédacteur entend développer, sans qu'il y ait besoin de lui consacrer une longue entrée en matière, qui commence avec la chute d'Adam avant d'arriver au sujet en question.
Ainsi, lorsque le rédacteur marocain veut, par exemple, décrire un évènement mettant en lumière la vertu de la confiance en soi chez l'Européen, il se met d'abord à décrire la nature humaine, puis à rappeler tout ce qui a été écrit sur l'éloge des vertus, à flatter ceux qui en sont pourvus et, de fil en aiguille, il arrive au sujet annoncé par le titre. Ainsi, il aura produit un très long article, qui n'est ni une étude des vertus, ni une description de l'évènement, ni un exposé des leçons à en tirer. Ceci est valable pour toutes sortes de sujets. Celui qui veut relater un évènement historique commence par un cours d'histoire du pays où cet évènement s'est déroulé.
S'agissant de l'écriture littéraire, les rédacteurs marocains ont tout intérêt, dorénavant, à procéder à une analyse aussi fine que possible du comportement ou de l'idée qu'ils veulent mettre en valeur; et sur le plan scientifique, ils doivent veiller à l'établissement d'un exposé très précis de la question qu'ils se proposent d'élucider, car nous vivons à une époque où le savoir s'est largement répandu, liant la sensibilité la plus profonde aux reflets mobiles de l'esprit, plus qu'il ne s'attache à la musicalité des mots, dont personne ne nie la valeur, sous réserve qu'ils s'accouplent avec une formulation nette et précise des idées.
Nous avons ainsi pris nos distances par rapport au style ancien de l'écriture, qui orientait tout notre intérêt vers les airs de la prose rimée et les affinités analogiques, alors que nous étions devant une difficulté à surmonter, un problème à resoudre ou une idée à débroussailler.
Faiblesse du présent
Si le style marocain d'écriture a connu une évolution qui mérite d'être signalée, notre mode de pensée, lui, est resté dominé par la coloration d'un passé lointain, et les éléments de notre culture se sont établis sur des fondements aussi faibles que fragiles. Notre production intellectuelle contemporaine et les rapports que nous entretenons avec la nouvelle vie occidentale ne sont pas de nature à favoriser l'avènement d'un changement radical de nos structures mentales ni de notre conception de l'existence. Au contraire, nous continuons de rester figés, au cours de notre vie intellectuelle et sociale, dans des images périmées, héritées d'un passé chaotique et marquées par un immobilisme absolu qui a envahi notre vie pendant deux ou trois siècles.
Ce qui manque à l'écriture marocaine c'est l'effort de réflexion, le sérieux avec lequel les études doivent être conduites et la relation étroite qu'il convient d'instaurer entre l'héritage du passé et la production intellectuelle des temps présents. La conception d'un article dans un moule rédactionnel qui reprend celui d'un écrivain bien connu ne peut pas être considérée, dans le domaine de l'écriture, comme l'expression sincère d'un sentiment intime ou le souci légitime de faire part au lecteur d'une réflexion profonde. Les écrivains marocains ne font que suivre le chemin tracé par leurs homologues arabes contemporains. Où est donc notre vaste culture au regard de celle de ces écrivains? Où sont nos recherches et où sont les leurs? Où se situe la matière de notre savoir par rapport à l'état de leurs connaissances?
Nous ne trouvons aucune réponse aux questions ainsi posées. La plupart de ceux qui prennent la plume au Maroc se mettent à écrire avant de se donner la peine de réfléchir à ce qu'ils vont écrire. C'est ainsi que l'écriture marocaine, à de rares exceptions près, est constituée par une succesion d'expressions imitées de la manière d'écrire d'un certain nombre d'écrivains de grand talent, sans qu'elle fournisse le moindre indice qui puisse permettre de mesurer la force et la solidité de la culture de notre écrivain. Les hommes qui se piquent de connaissances littéraires chez nous, à l'exception d'une minorité d'entre eux, se sont exercés dans la profession de l'écriture par le biais de la lecture. Mais la lecture, à elle seule, même si elle aide à élargir le champ de réflexion, ne suffit pas à consolider dans l'esprit du lecteur la somme considérable de connaissances qu'elle met à sa disposition. Seules peuvent donner accès à une certaine maîtrise de ces connaissances les études méthodiques de l'enseignement universitaire.
Incertitudes quant aux orientations d'avenir
Il existe trois voies d'accès à cette culture universitaire à laquelle nous aspirons pour asseoir notre mode de pensée sur une base solide:
-
L'université de la Karaouiyine, dans son état actuel, ne peut, malgré tous les espoirs fondés sur elle, aider l'étudiant à affermir sa culture et à l'adapter à l'esprit de la recherche et à la précision des moyens d'expression dictés par les méthodes scientifiques. Or, l'introduction de réformes structurelles au système de l'enseignement et la révision des matières qui sont dispensées actuellement à la Karaouiyine, toutes deux préconisées par ces méthodes, risquent de demander un temps fort long avant que notre université ne soit en mesure de prodiguer à ses étudiants le niveau de formation que nous attendons d'eux. Néanmoins, ceux parmi les diplômés qui ont fait de brillantes études, peuvent faire preuve de dynamisme en apprenant une langue étrangère et en s'appliquant à étudier les méthodes de la recherche moderne. Lorsque l'étudiant de la Karaouiyine cesse de se considérer comme un savant par le diplôme qui lui a été décerné, et accorde plus d'importance à une recherche qu'il aura effectuée personnellement soit dans le cadre d'une des disciplines enseignées à l'université, soit dans le cadre de ses propres lectures ou des études qu'il aurait réalisées en dehors du programme universitaire, le Maroc disposera alors d'une nouvelle génération d'étudiants qui aura l'avantage de tirer un grand profit de l'héritage du passé et de remplir ainsi sa mission envers le Maroc nouveau de la meilleure manière possible.
-
La plupart des étudiants admis à l'Institut des Hautes Etudes à Rabat ou à l'une des universités françaises ont une formation arabe déficiente, car non fondée sur un enseignement primaire et secondaire solide. Si l'intellectuel marocain ne connaît pas la langue de son pays, il sera considéré comme ces spécialistes qui viennent au Maroc pour y exercer une profession libérale telle que la médecine, l'ingénierie ou le barreau. Sa culture et sa spécialisation, si elles ne sont pas étayées par la maîtrise de la langue arabe, ne permettront guère au mode de pensée marocain d'évoluer et de s'épanouir; et notre étudiant ne sera, sur le plan culturel, d'aucune utilité pour son pays.
-
Pour que les jeunes intellectuels remplissent leur mission au regard de la nation qui fonde sur eux de grands espoirs, il faut impérativement qu'ils reçoivent un enseignement adéquat de la langue arabe pour qu'ils puissent diffuser les nouvelles idées dans une langue que comprennent les masses populaires en quête de culture. En participant dans le domaine de l'écriture après avoir obtenu leur diplôme supérieur, ils contribueront à l'avènement d'une renaissance bien orientée vers les horizons de la pensée et de la littérature arabes.