Revue mensuelle Almaghrib - 3ème année -Juin 1934
Cher Ibn Abbad[1]
Dieu! Que tu as parfaitement raison dans la décision que tu as prise de te servir de la pioche comme outil de démolition pour détruire ces vieilles images figées de notre vie, ces images plongées dans une profonde léthargie qui, tout en prétendant gouverner notre pensée et notre goût pour la littérature, réduisent les vastes étendues de la vie aux horizons étroits du cercle évanescent qui les entoure.
La méthode de la critique que tu viens d'inaugurer et à laquelle tu comptes faire appel pour argumenter tes écrits, est l'unique moyen d'assurer l'avenir de notre production littéraire au vrai sens du terme, et d'injecter dans les artères de notre parcours intellectuel une énergie qui anime à agir, à rester jeune et à apprécier la beauté dans ce qu'elle a de profond et de simple à la fois.
J'ai l'impression que ceux qui participent à la production littéraire aujourd'hui sont autant de cadavres qui se meuvent en marchant dans leur sommeil, sans se rendre compte de la valeur de leur existence ni se fixer un objectif plus élevé que le niveau dans lequel ils se trouvent. Il ne fait aucun doute que ta conception de la critique - la première en son genre dans notre vie intellectuelle - portera un coup dur à tous ceux qui s'ingénient à se dissimuler sous les plis de ces vieilles images périmées, à éviter de recourir à la violence et à l'usage de la force auxquelles la vie nous convie dans la mesure où nous voulons exprimer ses courants et son évolution.
Jusqu'à une date récente, ces courants se sont amenuisés et étaient en voie de disparition, mais de nos jours, ils ont eu un regain d'énergie et connu un sursaut sans précédent dû à la vitalité de notre jeunesse qui s'est mobilisée pour lutter contre les aspects de notre mode de vie, qui rechignaient à se mettre au diapason des temps modernes avec leur flamboiement de forces et de réactions.
Nos hommes de lettres se sont arrêtés à un moment où la vie a fait un grand bond en avant. Cet arrêt s'est peu à peu transformé en immobilisme ou plutôt en léthargie et ruine de l'âme. Ils ont tout intérêt à engager leur esprit dans une nouvelle voie pour mieux comprendre cette vie que nous voulons mener aujourd'hui et en être le reflet avec l'espoir d'arriver à un but suprême. Je souhaite qu'ils comprennent que, dans notre profession de foi littéraire, nous ne sommes pas pour la tendance moderne parce qu'elle est moderne, pas plus que nous ne sommes contre les conceptions anciennes parce qu'elles sont anciennes. Notre seul souci est que notre vie soit la mieux représentée possible par le biais de la production de nos hommes de lettres, et que tous ensemble nous nourrissions cet espoir.
Je peux alors te garantir, mon cher ami, qu'il n'y aura plus de contestations ni de querelles, quoique notre vie littéraire et son mûrissement aient tout à gagner à ce que les controverses durent et s'intensifient entre deux clans opposés qui s'en prennent l'un à l'autre dans la limite de la défense de leurs principes et de leurs libres opinions. La probité intellectuelle doit les inciter à ne pas verser dans les diffamations et les attaques personnelles qui s'étalent généralement en longueur, et ne sont d'aucune utilité pour la vie littéraire si elles ne lui portent pas préjudice en en livrant une image déformée et sans le moindre rapport avec le prestige de la littérature et le caractère sacré de la beauté.
Ici, je voudrais te poser une question. Est-il dans tes intentions de critiquer l'inspiration poétique d'un poète d'une manière générale, ou bien comptes-tu te limiter à la critique d'un de ses poèmes? Il me semble, à la lecture de tes deux articles, que tu te contentes d'un seul poème que tu présentes comme un échantillon au lecteur avec tout ce qu'il contient comme lieux communs; et te voilà déjà au terme de ta critique, sans demander à ce poète de nous faire l'étalage de ses poèmes - ce qui serait une sorte de conclusion rapide et en tous cas incompatible avec la critique au sens large du terme, - parce qu'il n'est pas absolument nécessaire qu'un poète excelle dans tous ses poèmes.
Si tu parcours la poésie arabe de la période antéislamique à nos jours, tu ne trouveras aucun poète qui a atteint la perfection dans chaque vers de sa composition et qui est arrivé au sommet de la gloire dans chacun de ses poèmes. Cette perfection exhaustive n'est pas l'expression sine qua non du génie d'un poète, ni l'élément déterminant pour que les critiques reconnaissent le talent débordant de sa poétique. Pour que nous puissions porter un jugement valable sur un auteur, nous devons avoir sous les yeux toute son oeuvre pour nous en faire une idée d'ensemble. Ce n'est qu'à ce titre que l'auteur peut ainsi prétendre à la véritable place qui lui revient dans la société des poètes.
Parmi les critères de la critique qui étaient pris en considération dans le passé, il y avait celui qui consistait à reconnaître le talent d'un poète à partir d'un poème ou deux dans lequel (ou lesquels) il a excellé; et le nom de ce poète continue d'être classé parmi les poètes de génie. En demandant à un poète d'exceller dans chaque poème de sa composition, nous lui suggérons de s'imaginer la vie avec l'esprit de celui qui donne et qui ne reçoit rien en retour, et qui voit dans la vie une provocation permanente des sentiments et un éveil de tous les instants de l'inspiration poétique, sans que ni d'un côté ni de l'autre ils puissent se calmer ou se tenir silencieux et impassibles devant les ténèbres et les mauvais présages de l'adversité.
Ceci est bien entendu du domaine de l'impossible. Si nous faisons abstraction de ce que la vie présente au poète comme couleurs et images qui, tantôt excitent les sentiments et la sensibilité, tantôt les heurtent de plein fouet, et que nous cherchions à comprendre le milieu marocain de ces dernières années, et analyser comment il perçoit la vie et quel intérêt il porte aux activités de l'esprit, nous constaterons que tout ce qu'il entreprend va à l'encontre des émotions et de la sensibilité, et est en contradiction avec la conscience et toute élévation des sentiments.
Notre milieu a traversé une sorte de crise réactionnaire. Il ne pouvait pas faire un pas en avant sans faire une dizaine de pas en arrière. Tout se déroulait sous ses yeux dans un geste machinal, ne laissant paraître aucune trace de ses mouvements. Ni son évolution ni sa marche ne dénotent d'une quelconque sensibilité. Nous avons remarqué partout de la nonchalance et un laisser-aller comme si la vie se limitait à ce qu'on se nourrisse d'un morceau de pain et que tout ce qui ne contribue pas à satisfaire ce besoin vital est à craindre et à considérer comme une intrusion dans l'intimité de la vie privée.
Si la jeunesse s'éloigne de cette vision effrayante et se tourne vers son passé et l'héritage que lui ont légué ses ancêtres pour leur demander, dans un accès d'étonnement, si la vie marocaine passée ressemblait à l'image de la vie que mènent actuellement ses parents, entre une âme qui se meurt et un corps en mouvement, elle ne trouverait sûrement pas dans les plis du passé ce qu'elle découvre dans ces êtres qui périclitent vers la mort et le néant ou dans ces images de la vie figée que l'immobilisme a fini par inhiber. Elle trouvera dans le passé de sa patrie une vivacité sur le plan de la réflexion et de la production littéraire qui fait complètement défaut à notre époque où tout est pourri et nous paraît s'acheminer vers la mort.
C'est ainsi que je m'imaginerais la période contemporaine si je devais la peindre avec un oeil détaché de toute considération et que je voulusse faire la mouche du coche, en la considérant comme une ère où le poète ne dépassait guère le talent de l'imitation et de l'arrangement des mots. Nous ne devrions pas oublier ce point si nous voulions critiquer nos poètes et analyser les caractéristiques de leur poétique, compte tenu du milieu qui exerce une grande influence sur l'inspiration créatrice.
Tout comme l'âge d'or qui exerce une influence positive sur la vie culturelle et littéraire, l'ère de la décadence - comme la nôtre - a sur elle un impact négatif. Il est donc pour le moins difficile à nos poètes, qui vivent dans les conditions de la période actuelle, d'accepter d'être jugés sur un poème parmi tant d'autres, dont Dieu sait dans quelles circonstances de temps et de lieu il a été composé. Comment peuvent-ils, dès lors, se soumettre à une discussion ou se livrer à une polémique dont ils savent d'avance qu'elle se terminerait par un verdict des plus sévères de la part du critique littéraire?
L'équité ou plutôt la vraie critique exige de nous que nous les accompagnions dans leur itinéraire poétique afin de suivre les multiples facettes de leur talent et mieux apprécier l'inspiration fortuite qu'ils ont eue à un moment d'enthousiasme créateur arraché au temps qui passe.
C'est la raison pour laquelle il me semble que tu t'es quelque peu éloigné de la voie de la critique productive en voulant juger le talent du poète à partir d'un poème ou deux. La période dans laquelle nous vivons n'est pas celle de l'âge d'or où les poètes rivalisaient de talent les uns avec les autres, et où l'inspiration des uns disputait la primauté poétique au génie créateur des autres, au point où un seul poème suffisait à livrer une image claire et précise du poète et des rapports de son moi et de ses sentiments avec ce que la vie renferme comme scènes de beauté et multitude de réactions.
Le mot "critique" tel qu'il est compris dans son origine linguistique et interprêté par la nouvelle école de la critique contemporaine a une toute autre signification que celle qui lui est donnée dans notre milieu qui ne voit en elle que la mise en évidence de tout ce qui est de nature à porter préjudice aux autres.
Le sens étymologique du terme et celui qui lui est donné de nos jours par l'école de la critique moderne font obligation au critique littéraire d'analyser l'oeuvre du poète dans son ensemble, d'étudier tous les aspects positifs et négatifs qu'elle recèle et d'interprêter les influences extérieures qui se sont exercées sur le poète, talentueux ou manquant de talent, et qui ont abouti à la composition des poèmes qu'il nous présente. Il nous appartient alors de comprendre l'esprit qui a règné en son temps, et d'évaluer l'impact des évènements et des bouleversements de l'époque considérée sur la production poétique.
C'est ainsi que la critique moderne doit être comprise par nos éminents hommes de lettres. Nous devons oeuvrer pour qu'il en soit ainsi et que soient démolis les trônes de prestige qui ont été bâtis sur des chimères. Notre idée doit triompher et recevoir une adhésion rapide de tout le pays. Notre milieu ne craint pas d'adopter ce qui est nouveau, et est disposé à se débarrasser des lourds vêtements que lui a fait porter l'ère de la décadence.
Cher ami Ibn Abbad,
continue sur la voie productive que tu as tracée à notre vie intellectuelle, quels que soient les chocs que tu reçois en retour, et sans prêter attention au fait que le milieu marocain te reproche l'effet qu'il a ressenti de tes "morsures innocentes" et combien agréables. Va de l'avant, sans faire attention à ce qui se passe derrière toi. L'avenir est à nous.
[1] Il s'agit de Mohammed ben Al Abbas Al Kabbaj, auteur de l'ouvrage "La littérature arabe au Maroc" paru en 1929