Altaqafa Almaghribia - No 12 - 8 juillet 1938.

On a beau chercher dans les dictionnaires de langue pour tâcher d'y relever le mot idoine susceptible de s'appliquer à la jeunesse marocaine qui essaie de se mettre au diapason de la civilisation moderne, en apprenant une de ses langues vivantes, on ne trouve, pour qualifier les jeunes de la génération actuelle, vocable plus juste que le mot "inconscient". Cette catégorie de jeunes, en tant que cordon ombilical qui relie le Maroc délabré d'hier au Maroc ouvert au renouveau de demain, représente la couche de la population qui comprend le moins bien le rôle qu'elle doit jouer dans la vie. L'éducation moderne a rajouté une nouvelle dose à sa léthargie et a renforcé sa tendance à vivre isolée.

Mais, pourquoi aller si loin et demander à la jeunesse de se mettre au service de la société marocaine au milieu de laquelle elle vit, alors qu'elle ne sert même pas ses propres intérêts en tant que composante d'une communauté vivante, civilisée et consciente de ses droits et de ses obligations? Sa culture - ou plus exactement son niveau d'instruction - s'est arrêtée au seuil de l'école après qu'elle l'ait quittée.

La jeunesse dite évoluée d'aujourd'hui jure ses grands dieux de ne jamais aller au-delà de ses acquis scolaires étroits. Rares parmi les jeunes de cette génération sont ceux qui s'intéressent à une réflexion scientifique ou dont les actes sont susceptibles de s'inspirer d'un élan d'enthousiasme créateur dans le domaine artistique ou d'un esprit d'entreprise dans le domaine économique. Ce qui est encore bien plus étonnant est que la grande majorité de ces jeunes n'a même pas le goût de la lecture, ne serait-ce que pour se distraire, et ne cherche même pas à se divertir avec des pièces de théâtre ou des romans dont foisonne la bibliothèque française. Plus grave encore, elle ne se donne même pas la peine de lire les journaux pour s'informer sur les évènements de l'actualité internationale et vivre ainsi en parfaite harmonie avec son époque.

Essaie de contacter cette catégorie de jeunes qui a eu accès à des fonctions dans le secteur public ou privé et qui se plait dans les postes qu'elle occupe, et tâche de trouver un seul parmi les jeunes de cette catégorie dont l'esprit serait hanté par une idée philosophique qu'il approuve ou qu'il rejette, ou par un concept social qu'il estime être l'échelle de secours de la nation, quand elle n'est pas la cause de son retard, ou par un recueil de poèmes dont il déclame des vers, se délecte de leur mode d'expression poétique et se laisse bercer par le rythme et la musicalité des strophes, ou encore qui se réjouit d'une pièce de théâtre réunissant tous ensemble les idées, le style et l'imagination créatrice. Cette catégorie de jeunes doit faire l'objet d'une campagne de propagande ciblée qu'il appartient à tous les intellectuels marocains d'orchestrer contre son laisser-aller.

Elle est en marge de la vie moderne et ne s'en approche que par certains aspects n'ayant aucun rapport avec les multiples facettes de l'esprit du renouveau. C'est une jeunesse inconsciente du monde changeant qui se renouvelle tous les jours et à la suite de chaque évènement. Elle préfère ne pas être dérangée dans son sommeil et reste profondément attachée au genre de vie qu'elle mène, se laissant distraire par des jouissances futiles de la compréhension de l'esprit de son époque et de la nécessité de changer de mode de vie pour mieux s'adapter à son évolution. L'instruction qu'elle a reçue n'exerce aucune influence ni sur sa sphère familiale ni dans ses rapports avec le monde extérieur. Mieux encore, elle n'a pas davantage eu le moindre impact sur ses aptitudes psychologiques. Il est pour le moins difficile de la distinguer de cette autre catégorie de jeunes marocains qui ont passé des années dans les locaux étroits des écoles coraniques.

Nous plaignons la civilisation moderne qui se fait représenter chez nous par cette catégorie de jeunes qui ne se nourrissent d'aucun espoir et dont toutes les actions sont vouées à l'échec. L'image qu'ils donnent d'eux-mêmes ne représente sous aucun de ses aspects la civilisation moderne. Le public marocain doit comprendre qu'il n'existe aucun lien ni aucune comparaison entre cette jeunesse inconsciente et le monde dans lequel nous vivons. Ce n'est qu'ainsi que la civilisation moderne ne sera pas dévalorisée aux yeux du commun et qu'il sera possible aux Marocains de s'inspirer de ses aspects positifs.

La jeunesse qui a poursuivi ses études en langue française a mal compris son rôle et n'a nullement rempli sa mission vis-à-vis de la vie marocaine. Elle est, en outre, et par delà tout ce qu'on peut lui reprocher, paresseuse, et se contente de son niveau de médiocrité. Elle ne ressent aucune souffrance et n'est aiguillonné par aucun espoir, n'aspire à aucune grandeur et est loin de penser à son prestige ou à celui de sa nation. C'est une jeunesse insouciante, incapable du bien comme du mal, sur laquelle aucun espoir ne doit être fondé. C'est ainsi qu'elle est hiérarchisée dans l'échelle de classification des hommes de ce pays. Se rendra-t-elle compte de la situation peu enviable dans laquelle elle s'est réfugiée?