Al Taqafa Almaghribia - No 13 - 21 juillet 1938.

C'était par une chaude nuit d'été. Je n'avais plus sommeil. J'ai ouvert les fenêtres de ma chambre et me suis assis pour me détendre sur un long banc entre les étagères de mes livres. Je lisais, ou plutôt je feuilletais les revues sous une faible lumière pour tuer le temps en attendant que souffle la brise des denières heures de la nuit. Finalement, j'étais dans un état de quelqu'un qui était à la fois éveillé et somnolent, tantôt ouvrant l'oeil, tantôt pris d'une légère inertie.

Je vagabondais dans le monde des rêves agréables et, pendant que j'étais plongé dans ce calme profond, mes oreilles percevaient un bruissement de feuilles. Je pensais que c'était une souris venue cette nuit rendre visite à ma bibliothèque et ne faisais plus attention à elle.

Mais, très vite, l'affaire prenait des proportions inquiétantes; les étagères commençaient à trembler, les livres tombaient par terre et se mettaient à sautiller, voleter et s'entrechoquer. J'avais une peur bleue et fus pris d'une terreur panique. J'ai failli m'évanouir lorsque j'ai entendu des voix s'élever des replis des livres:

"Mon ami ... oui... mon ami est meilleur que le tien ... Rafiî ... Al Akkad ..."

Sans cette magie musicale des voix, ce dialogue affable et ce débat littéraire, une souris en serait sortie, et j'aurais crié "au secours". Mais, j'ai rassemblé tout mon courage et, après avoir examiné attentivement ce qui se passait, j'ai remarqué que la querelle à laquelle j'assistais opposait des livres d'Al Akkad et de Rafiî et les derniers numéros de la revue "Arrissala" qui contenaient des articles de leurs partisans et leurs détracteurs respectifs.

Ce tohu bohu augmentait et les échauffourrées se faisaient de plus en plus violentes. Une tête énorme émergeait du livre "la littérature antéislamique", criant:

"C'est possible que Rafiî soit meilleur qu'Al Akkad, ou que celui-ci soit meilleur que Rafiî. Mais, ni Rafiî n'est meilleur qu'Al Akkad, pas plus que celui-ci n'est meilleur que Rafiî; et nous pouvons nous demander si Al Akkad existe vraiment et si Rafiî lui aussi peut se prévaloir d'une existence réelle. Nous sommes en droit de nous poser la question de savoir si tous ces livres attribués à l'un ou à l'autre prétendent à une authenticité confirmée par le sceau qui en garantit l'inviolabilité, ou bien s'ils ne sont pas comme les poèmes antéislamiques faussement attribués à d'autres qu'à leurs auteurs ..."

Puis de nouvelles têtes se sont penchées d'autres livres, protestant, défendant et luttant, comparant et exhibant leurs préférences. L'ouvrage consacré à "La prose artistique" a bousculé les rangées de livres pour se mettre en avant. Son auteur en est sorti et a dit sur un ton arrogant et péremptoire:

"Soyez en désaccord entre vous tant que vous voulez. Al Akkad ne pourra pas être meilleur que Rafiî, ni Rafiî meilleur qu'Al Akkad avant que je consacre à l'un d'eux un ouvrage comme celui que j'ai édité sur Chérif Arradi".

Je me suis dit en moi-même:

"Il n'y a aucun doute que ces gens sont en contact avec les démons des poètes; et c'est là une belle occasion de m'enquérir sur le sort du démon introuvable de l'homme de lettres de Salé".[2]

Je me suis penché sur un livre qui venait de se calmer après avoir été exténué de fatigue par la polémique à laquelle il a pris part. Je l'ai salué, puis resalué, abusant de formules de politesse et d'expressions comme "Monsieur", "Maître". Le livre s'est alors mis dans tous ses états, et a laissé s'échapper ce cri:

"Epargne-moi cette mosaïque de civilités et ces marques de politesse vides de sens qui font partie des convenances sociales parmi les hommes".

Je lui ai répondu:

"Excusez-moi si j'ai été impoli et n'ai pas su comment m'adresser à vous. Je suis malade - que Dieu vous préserve du mal dont je souffre - "

"Nous autres démons ignorons ce genre d'excuses. Les maladies ne s'attaquent qu'à la matière".

Il a sursauté et frappé dans son mouvement un autre livre qui se trouvait à ses côtés et qu'il a entendu dire du mal. Puis, il s'est de nouveau rapproché de moi. Je lui ai dit:

"La maladie qui m'a atteint - que Dieu vous en préserve - n'a pas touché mon corps; sinon, j'aurais pu consulter un médecin et cherché le moyen de me guérir".

Il a aussitôt rétorqué:

"C'est ton cerveau qui est atteint".

"Non, même pas", lui dis-je, "parce que si j'étais atteint au cerveau, je me serais trouvé à l'heure actuelle enfermé entre les quatre murs de Sidi Benacher. Je suis - que Dieu vous protège - un jeune inconscient; et voici mon diplôme et ma licence qui attestent cette honte et cette ignominie".

Il m'a arraché mes attestations de la main et les a aussitôt déchirées, en me disant:

"Je ne tiens nullement compte des diplômes. Et qui t'a dit que tu étais inconscient?"

"Al Taqafa", répondis-je.

"Al Taqafa?", dit'il, "glorifions-la, Al Taqafa est sacrée chez nous, les démons, les soldats de la culture, de la poésie et de la littérature; nous n'oeuvrons que pour elle, nous n'existons que pour être à son service. Là où nous nous trouvons, elle occupe le devant de la scène, et si elle s'éclipse, nous disparaîtrons. Elle est "nous" et nous sommes "elle". Nous l'avons plantée il y a longtemps en Grèce où ses feuilles ont mûri. Nous l'avons attendue en Orient, et ses branches ont donné leurs fruits, et nous voilà..."

"Pardon, ce n'est cette "Taqafa" (entendez la culture grecque) à laquelle je fais allusion", lui dis-je, "j'entends par là une publication que son éditeur a appelée ainsi".

Il a éclaté de rire au point de faire trembler les murs de la pièce, et m'a dit:

"Je m'étonne que vous soyez en proie au délire, vous autres les êtres humains. Ecoute, je n'ai pas suffisamment de temps pour ces absurdités. Nous autres, démons de la littérature arabe, sommes engagés dans une violente bataille. Nous avons formé deux clans: un clan qui soutient Al Akkad et un second clan qui se range du côté de Rafiî. Chaque nuit, nous plongeons dans les livres de l'un ou de l'autre, dans quelque bibliothèque où le hasard nous conduit. Nous organisons des débats acharnés à leur sujet".

"Que je suis heureux de vous rendre visite", lui dis-je. "Puissiez-vous me donner des nouvelles du démon de l'homme de lettres de Salé que tous "les jeunes inconscients" sont en train de chercher?"

"De quel homme de lettres s'agit-il?" me dit-il. "Abou Zayd", lui répondis-je.

- "Qui est cet Abou Zayd?" - "Celui qui habite à Salé".

"C'est drôle", me repliqua-t-il, "ce que vous me dites me rappelle étrangement ces vers d'un poète de l'antiquité":

Je leur ai demandé: y a-t-il encore un fond
De vie dans leur contrée? Lequel? me répond-on. 
Mohammed ben Yazid fait sans doute partie d'eux.
Maintenant, tu ne les connais ni prou ni peu.

"Qu'est-ce que Salé? Et où est-elle? Si tu fais partie des lecteurs de "Taqafa", tu apprendras ce qu'y a écrit un "jeune inconscient" et tu sauras que c'est une jolie ville qui donne sur l'océan atlantique et que s'y trouve le mausolée de Sidi Benacher. Est-ce que tu ignores que les hommes de sciences sont les ennemis des démons, et que nous autres les démons ne pouvons fréquenter que les hommes de lettres, les poètes et les artistes? L'homme de lettres de Salé dont je parle prétend être un poète, mais ..."

"Mais quoi?" dit-il - "Depuis qu'il a eu la malchance d'être en contact avec "les jeunes inconscients" dans l'exercice de ses fonctions, il prétend que son démon l'a quitté. Notre souci d'être au service de la littérature et notre fidélité à l'art nous incitent à le retrouver".

"Ce poète est pour le moins bizarre", a-t-il dit, et il s'est mis à répéter: "Abou Zayd ... Salé ..."

C'est alors qu'un démon qui nous écoutait est sorti d'un livre et a dit:

"Oui ... Oui ... je connais un homme de lettres à Salé". Puis, après un moment de réflexion, il poursuivit:

"Maintenant que je sais de qui il s'agit, allons lui rendre visite".

Il m'a pris par la main, et nous nous sommes envolés vers un quartier de Salé, calme et retiré. Nous avons atterri sur des murs en ruine que nous avons pris pour des vestiges d'une vieille habitation.

Nous y sommes entrés et nous nous sommes trouvés dans une cour en terre au milieu de laquelle était assis un homme assez corpulent, le teint basané, les cheveux blancs, portant des lunettes pour voir de près et tenant ouverts entre les mains d'un côté les recueils de poèmes de "Chérif Arradi" et de "Safyi Eddine Alhilly" et de l'autre une pile de feuilles de papier pleines de poèmes d'inspiration dialectale de "Thami Lamdaghri" et d'autres.

J'ai dit à haute voix:

"Ce n'est pas l'homme de lettres de Salé dont nous recherchons le démon"

Et notre démon de répondre: "Ne dérangeons pas notre sage, dont nous apprécions l'effort qu'il fait pour conserver la littérature populaire de votre pays dans de vieux papiers contenant des poèmes d'inspiration dialectale qui sont ce qu'il y a de mieux qui aient été composés, et le meilleur héritage que les poètes peuvent léguer à la postérité. De plus, notre cheikh descend d'une branche généalogique très appréciée, et c'est un devoir pour nous de nous comporter vis-à-vis de lui avec tous les égards qui lui sont dus".

"Je ne pensais pas", dis-je, "que ce cheikh qui vit retiré puisse faire l'objet de tant d'égards de votre part".

"Malheur à toi", lui dis-je, "croyez-vous que la poésie chez nous est ce langage rythmé dont les poètes modernes vont chercher les rimes dans les manuels de linguistique tels que les précis "Al Sihah" et "Al Misbah", n'expriment pas ce qu'ils ressentent et ne font que suivre le rythme des vers et les impératifs de la rime . La poésie exprimée en langage dialectal qu'on appelle "Al Malhoun", même si elle n'est pas imprimée sur du papier de qualité et n'est pas illustrée par de belles photos ni mise en valeur par des titres trompeurs, n'en est pas moins inspirée par le génie des démons. Mais, ses partisans se font de plus en plus rares. Vous l'avez reniée et abandonnée à quelque aveugle pour qui elle est devenue le moyen de son gagne-pain, ou à quelque affreux personnage pour qui elle est devenue un moyen de mendicité ou encore à quelque faible d'esprit qui la débite avec une voix abominable".

En sortant de chez le cheikh, il a dit: "Où est la demeure de ton homme de lettres?"

"Pas loin d'ici", répondis-je, "C'est une maison élégante, rehaussée par une bibliothèque remplie de livres de linguistique, de philologie, de recueils de poèmes et de leurs analyses".

Il m'a alors dit: "Malheur à toi. Si tu m'avais dit celà au début de notre entretien, les choses auraient été claires pour moi. Maintenant, je comprends pourquoi le démon, notre ami, l'a quitté. Ce n'est certainement pas à cause des "jeunes inconscients", mais parce que les démons que nous sommes, cohabitent difficilement avec les livres de linguistique au même endroit. Nous sommes des ennemis jurés des critères et des mesures. Nous aimons celui qui adhère spontanément aux idées que nous lui inspirons. Ces idées sortent du fond de nos entrailles; il nous serait pénible de les voir prisonnières dans le moule étroit et sec de la grammaire et de la linguistique".

Pendant que nous étions plongés dans cette discussion, un vaste bâtiment nous est apparu, de construction récente, avec beaucoup de fenêtres.

"Qu'est-ce que c'est comme bâtiment?" dit le démon.

"Cest une école (i.e. une usine qui fabrique les jeunes inconscients)", lui dis-je.

Puis j'ai poursuivi en disant:

"Y a-t-il parmi vous un démon qui connaît les jeunes inconscients, ou bien êtes-vous de l'avis de l'éditeur de "Taqafa" qui soutient que les jeunes inconscients n'ont aucun lien avec le monde des lettres et de la poésie?" "Qu'à Dieu ne plaise", a-t-il répondu, "les jeunes inconscients sont nos enfants, ce sont des soldats parmi nos soldats, et nous les chérissons beaucoup. Nous les avons envoyés à l'étranger pour s'insurger contre l'ordre établi, pour se révolter, attaquer et démolir. S'ils remplissent ce rôle, et se reposent après s'être insurgés et révoltés, après avoir attaqué et démoli, nous pourrons leur offrir comme récompense les trésors de poésie, de littérature, d'art et de philosophie que nous amassons pour eux. Mais maintenant, c'est l'heure de la destruction. On n'a pas le loisir d'écouter le luth du poète, seul le marteau piqueur résonne aux oreilles".

Des bruits de pas nous ont interrompus dans cet entretien que nous avons engagé au lever paisible du jour au milieu du silence impressionnant qui nous entoure. Nous nous sommes tus et nous avons retenu notre haleine en essayant de voir par dessus les murs qui était ce passant bien matinal. C'était l'éditeur de "Taqafa".

J'ai dit au démon:

"Sais-tu qui passe à cette heure-ci? C'est l'éditeur de la revue culturelle".

Je lui ai ensuite demandé de m'informer s'il avait un démon parmi les démons de son espèce.

Il m'a répondu que son démon faisait partie des êtres humains et non des Djinns. Mais, pour que tu sois bien averti, sache que le démon humain est plus violent et plus oppresseur que les démons des djinns. et puis, malheur à celui autour duquel se réunissent les démons des hommes et des djinns!

Il m'a fait cette confidence, puis il m'a attiré vers lui en me disant:

"Partons, l'aurore va bientôt pointer à l'horizon; il est temps pour nous de disparaître. Nous sommes les ennemis de la lumière, seule l'obscurité nous convient".

En un clin d'oeil, je me suis trouvé couché sur mon siège. Il m'a dit:

"Adieu".

Je lui ai demandé s'il pouvait m'informer de quel homme de lettres il était le démon.

Il m'a répliqué sur un ton sarcastique:

"crois-tu que tu peux badiner avec un démon? Pauvre de toi! Comme il avait raison celui qui t'a qualifié de ...

Jeune inconscient".

Ahmed Bennani

De d. à g.: Ahmed Bennani, auteur de la controverse avec Saïd qu'on voit au milieu avec à sa droite Mohammed El Fassi, président de l'Association des Etudiants Musulmans d'Afrique du Nord à Paris - 1937.

De d. à g.: Ahmed Bennani, auteur de la controverse avec Saïd qu'on voit au milieu avec à sa droite Mohammed El Fassi, président de l'Association des Etudiants Musulmans d'Afrique du Nord à Paris - 1937.

"Le poète de Salé" Abderrahman Hajji désigné du doigt par notre pamphlétiste Ahmed Bennani - Photo prise à Vichy en 1954.

"Le poète de Salé" Abderrahman Hajji désigné du doigt par notre pamphlétiste Ahmed Bennani - Photo prise à Vichy en 1954.



[2] L'homme de lettres de Salé auquel il est fait allusion ici est le frère aîné de Saïd Hajji, le poète Abderrahman Hajji.