La revue "Assalam" de Tétouan - Section littéraire - 1ère année - No 8 - 1933

La revue "Assalam" a publié à la page 38 de son sixième numéro un article de Saïd Hajji dans lequel il a émis diverses opinions sur l'oeuvre du poète de génie "Abbas Mahmoud Al Akkad", voyant juste dans la plupart d'entre elles. Cependant, j'aimerais débattre avec lui d'une opinion parmi celles qu'il a émises que je me propose de soulever plus tard car, avant d'entrer dans le vif du sujet, je voudrais mettre en exergue le mérite de l'auteur qui a abordé un thème aussi vaste et aussi complexe que l'oeuvre littéraire d'Al Akkad, faisant preuve d'un courage intellectuel digne de tous les éloges, d'autant plus qu'il a choisi de nous entretenir d'un poète et d'un écrivain que seules quelques exceptions lui sont comparables dans la littérature arabe contemporaine. L'oeuvre littéraire d'Al Akkad est une des nourritures les plus saines pour le coeur et l'esprit. Nous avons besoin de nos jours plus que jamais de ce genre de littérature d'une si rare facture.

Notre auteur a écrit dans son article précité ce qui suit:

"Après avoir étudié avec soin les écrits en vers et en prose d'Al Akkad, je peux avancer que son style n'exprime pas son état psychique et qu'une conception de l'écriture basée sur le psychisme n'est pas la sienne, puisque son oeuvre est de bout en bout dominée par les activités de l'esprit et qu'il ne trouve son inspiration pour décrire les scènes de la vie que dans la profondeur de sa réflexion, ce qui lui a permis de produire une oeuvre des plus fertiles, alors que beaucoup de personnes ne s'imaginent pas la littérature en dehors de la sphère des sentiments que je qualifierai volontiers de reflet de l'état général de l'homme plus qu'il ne restitue la maturité d'une mentalité adulte".

Il résulte de cette citation que les écrits d'Al Akkad représentent un courant littéraire entièrement soumis à la réflexion et ne faisant aucune place aux sentiments. A ma connaissance, un tel jugement ne se justifie ni dans les opinions qu'il a exprimées au sujet de ses écrits littéraires ni dans ses réflexions sur les beaux arts, pas plus qu'il ne trouve une quelconque justification dans ce qu'il a écrit en vers ou en prose.

Je pense que si message il y a dans l'oeuvre d'Al Akkad, cet écrivain est avant tout un messager des sentiments à une époque où le sectarisme de l'esprit a tendance à prendre de grandes proportions. Selon Al Akkad, le sentiment est la raison d'être dans la vie; il est la vie et le fondement de toute littérature authentique et de toute belle création artistique. Pour ma part, je constate qu'il est le substrat de l'oeuvre d'Al Akkad. Ce sont donc là trois points que je me propose de traîter un à un.

Al Akkad estime - avec raison - que la vie se développe, se renforce, s'étend et se diversifie au fur et à mesure que les sentiments connaissent les mêmes tendances, et inversement. C'est pourquoi nous le voyons conseiller aux coeurs secs de s'ouvrir sur les sentiments et de s'entraîner à les cultiver petit à petit et à les aider à se développer, parce que ceci ajoute à la vie une dimension de profondeur et d'élargissement et permet à l'homme de communiquer avec la vie du monde cosmique qui l'environne.

"Passe une heure de ta vie entièrement livré aux influences cosmiques auxquelles d'autres renoncent et mêle ta nature à celle beaucoup plus grande qui est la sienne, tu auras alors vécu tout ce qui est donné à l'homme de vivre, et tu auras ainsi profité des meilleurs moments du temps qui passe".

Lorsque le coeur de l'individu devient aride et que celui-ci ne s'en remet qu'à son esprit, c'est un signe de mort pour lui-même. Le recours aux seules facultés spirituelles ne lui servira à rien.

C'est la thèse que soutient Al Akkad dans un poème magistral qu'il a intitulé: "Premier amour", et dans lequel il a notamment écrit:

Vis par les sentiments car sépulcre est l'esprit
Suaire le calme lent de la rêverie
La vie ne se conçoit que par les sentiments
Et n'a donc nul besoin d'esprit ni d'arguments

Quant à l'importance des sentiments par rapport à la force morale et matérielle, Al Akkad y a une conception particulière, qui me semble être une vue juste. Les psychologues distinguent dans notre vie psychique trois lignes de forces: sentimentale, intellectuelle et matérielle. Ces forces se mêlent les unes aux autres. Chaque aspect de la vie psychique est en partie conditionné par ces trois courants, lesquels présentent des forces et des faiblesses selon les individus et les circonstances. C'est du moins l'idée unanimement admise par les psychologues. Mais qui détient le leadership et la prééminence? Est-ce le coeur? Est-ce l'esprit? Est-ce la volonté? Contrairement à ce que l'on croit, Al Akkad soutient que c'est le coeur qui détient le pouvoir et que l'esprit et la volonté sont placés à son service, exécutent les ordres qu'ils reçoivent de lui et cessent d'agir à défaut de son commandement. C'est le coeur qui les soumet, là où il veut et quand il lui plaît, au service des sentiments les plus forts, que ce soit des sentiments dont on a parfaitement conscience ou de ceux qui demeurent vagues et refoulés dans le subconscient. C'est ce que j'ai déduit des propos qu'il a tenus dans son "Recueil de Poèmes", page 121, sous le titre: "l'esprit et les sentiments", et dans lequel on peut lire les vers suivants:

Ce n'est point l'esprit qui domine notre vie,
C'est la vie qui sévit et souvent l'asservit.
Vraie source de jouvence et d'ardeur juvénile,
Elle enferme l'esprit dans un état servile.
Plein de vie est l'enfant, même si l'esprit mûr
Lui manque pour exposer ses actes à la censure.
Jadis l'esprit était au stade embryonnaire,
Enfoui tel un foetus au sein de son repaire.
C'était nos sentiments qui nous menaient en laisse,
Preuve de leur ascendant que nul regard ne perce.

Al Akkad n'a pas prononcé dans ces vers le mot "volonté", mais l'ascendant des sentiments sur la volonté s'inscrit en filigrane dans ses propos, comme le montre l'expression "nous menaient" dans l'avant dernier hémistiche. C'est ce point de vue qui me paraît juste comme je l'ai dit, car nous n'agissons que pour une cause et ne pensons qu'en vue d'une action. Toutes les causes pour lesquelles nous agissons trouvent leur origine dans la recherche de l'attrait du désir et la protection contre le mal. Si nous hésitons avant d'entreprendre une action quelle qu'elle soit, ceci est dû au conflit qui oppose, non pas le coeur et la raison ou le coeur et la volonté, mais uniquement les sentiments qui luttent les uns contre les autres dans le coeur jusqu'au moment ou l'un d'eux triomphe des autres et finit par exercer un pouvoir sans partage, ne laissant aucune marge à l'hésitation.

Voilà un homme, par exemple, qui cherche le leadership et en fait l'objet de toutes ses ambitions mais, malgré celà, il aime la justice et l'équité. Si le penchant vers le leadership chez lui est plus fort que son goût pour la justice et l'équité, il sera porté, après une certaine hésitation, à recourir à tous les moyens, licites ou illicites, pour arriver au but qu'il s'est fixé. En revanche, si l'attrait de la justice et de l'équité prédomine, sa conduite sera différente et reculera devant tout ce qui est de nature à aller à leur encontre.

En résumé, nous ne pouvons pas dire que nous sommes conduits dans toutes nos actions uniquement par un motif d'intérêt, ou par les seules considérations d'ordre moral ou esthétique, que ces motifs et ces considérations soient cachés ou apparents selon les individus et les circonstances. La fonction de l'esprit n'est autre qu'une fonction de recherche prospective et la fonction de la volonté n'est qu'une fonction d'exécution de tout ce que le sentiment triomphant commande, que ce soit en amont ou en aval de l'effort de réflexion ou que le résultat en soit ou non conforme à celui de la recherche.

Telle est l'importance des sentiments dans la vie aux yeux d'Al Akkad. Mais dans le domaine des lettres et des arts, le poète considère le sentiment véritable comme le fondement de toute littérature authentique et de tout bel art. Il pense que l'esprit sera dans l'incapacité de produire et mettre au point une création de valeur s'il ne cherche pas son inspiration dans un sentiment fort bien enraciné chez lui. Il nous suffit ici de citer ce qu'Al Akkad a écrit à ce sujet pour que le lecteur se rende compte de la place que cet auteur a réservée au sentiment dans le monde des lettres et des arts. On peut lire dans la préface du premier tome de son "Recueil de Poèmes" ce qui suit:

"Le critique littéraire doit distinguer entre la littérature de l'intellect et celle des caractères. La littérature produit de l'intelligence est une mosaïque de mots, un racolage de sentiments, un agencement de chimères. Elle reste lettre morte. Quant à la littérature qui dépeint les caractères, elle émane d'une foi réelle, d'une sensibilité débordante et d'une action claire. Elle est constituée de mots en chair et en sang. Personne ne doute que la littérature authentique soit intimement liée aux caractères forts et aux vivantes dispositions naturelles ... Le critique littéraire doit distinguer entre l'intelligence et l'esprit. Celui-ci trouve son origine dans la force du tempérament et non pas dans l'inspiration évocatrice, malgré son contrôle des situations conflictuelles, son refoulement des passions et l'équilibre qu'il cherche à réaliser entre les sensations et ce, contrairement à l'intelligence qui prend sa source dans l'intellect, lequel ne saurait être mis en valeur s'il n'était pas mu par un naturel posé et des facteurs qui le maintiennent en mouvement".

Ces observations concernent le domaine de la littérature. Quant à l'art, on peut lire à son sujet, à la page 208 sous le titre: "l'exposition photographique", ce qui suit:

"Si nous disons qu'une vie dépouillée du sens artistique est une pure perte, nous n'innoverons certainement pas par rapport aux personnes averties dans ce domaine, qui goûtent le sens de la vie et qui connaissent ne serait-ce qu'un minimum de ce qui doit y être apprécié et aimé grâce à l'apport de l'art. Mais, nous ne pouvons que nous étonner devant les opinions de ceux qui vivent sur terre sans manifester de sentiments ou qui existent sans se donner la peine de vivre".

"En vérité, l'homme ne peut vivre pleinement sa vie qu'en nourrissant ses sentiments de ce qui l'environne et en dotant son esprit des images de ce qui lui tombe sous les sens. C'est celà ce qui s'appelle vivre; c'est celà aussi ce qu'on entend par esprit artistique dont beaucoup se privent bien qu'ils soient en mesure de créer en eux-mêmes les conditions de son épanouissement s'ils se trouvent devant une occasion propice".

Ces citations que nous avons extraites des écrits d'Al Akkad sur ce sujet sont on ne peut plus claires et n'appellent aucune explication ni démonstration. Seul doit leur être ajouté un avertissement pour attirer l'attention sur la préface du livre intitulé "La révélation des 40" où Al Akkad définit la poésie authentique comme étant "une belle illustration de la réalité des sentiments", qui n'est conditionnée ni par le caractère enfantin ni par l'esprit mûr de l'âge adulte, et où il suffit d'exprimer honnêtement ce que l'on ressent en prenant bien soin de le formuler d'une manière esthétique.

Après avoir résumé la thèse d'Al Akkad relative au rôle positif des sentiments dans la vie ainsi que dans les lettres et les arts, il nous reste à savoir si cette conception théorique est ou non conforme à ce qu'il a écrit en vers et en prose. Laissons de côté pour l'instant l'oeuvre en prose d'Al Akkad et concentrons-nous sur ce que nous avons commencé à analyser, à savoir que les sentiments sont les facteurs qui nous mettent en mouvement dans tout ce que nous entreprenons ou ce à quoi nous renonçons, limitons-nous à la poésie en raison de la grande importance qu'Al Akkad lui a accordée dans son oeuvre littéraire, et disons: Al Akkad est avant tout un "flamboiement de sentiments" et est en parfaite concordance avec ses principes. Sa poésie est entièrement jalonnée d'amour et d'espoir, de désespoir et de haine, de désir et de crainte, de colère, de satisfaction et d'irritation, en passant par toutes les variantes que chacun de ces sentiments est susceptible de présenter séparément ou en association avec d'autres sentiments.

Le mobile qui a poussé Al Akkad à exprimer ce qu'il ressentait est le besoin qu'il ressentait à l'exprimer; et le mobile qui l'a incité à s'exprimer dans une forme rythmée et rimée tient à son amour pour la beauté et à son goût artistique qui ont atteint chez lui l'apogée de leur splendeur. Les thèmes que ses poèmes ont abordés sont les sentiments que suscitent en lui les influences endogènes et exogènes, sous toutes leurs formes et leurs couleurs, qu'elles soient en état de guerre ou de paix. Ouvrons "le Recueil de Poèmes" d'Al Akkad. Nous y lisons à la page 209 sous le titre "Jardin paisible" ce qui suit:

Mon jardin s'étend sous l'ombre de la mort
Mais la vie l'humecte d'une fine rosée d'or
Dissipant des vans les nuages de poussière
Protégeant les arbres des miasmes délétères.
Les oiseaux adoptant un air mélancolique
Se préparent, en rêvant, à l'ivresse euphorique.
Mon coeur y a trouvé, dans toute sa plénitude,
Embaumée de senteurs une douce quiétude,
Tel l'oeil qui, chaque nuit, dans son état de veille,
Tombe de fatigue, gagné par le sommeil.
Dans l'un et l'autre états, une vague distraction 
Le saisit, suivie d'un grand regain d'attention.
Le rêve, dans sa vision, devient réalité
Qu'il caresse avec douceur et tant de doigté.
C'est ainsi qu'il perçoit la beauté comme un rêve
Qu'enjolive le voile qui, sur la nuit, se lève.
Don du ciel, cette terre que sillonne l'araire
Comble de ses bienfaits les âmes solitaires.
Fraîches et légères, des brises lénifiantes
Venues d'un autre monde nous semblent reposantes.
C'est le lieu de rencontre des spectres de tous bords,
Des âmes égarées, bourrelées de remords.
Pourvu que le repos qui régle notre sort
A la fois regroupe les vivants et les morts.
Avant de trépasser, à quoi celà sert-il
De geindre, de s'angoisser? L'épreuve est inutile.

Ne voyons-nous pas ici une joie sereine et un enchantement devant l'air paisible du jardin, le calme de l'esprit, la délectation des rêves, la griserie de l'imaginaire, loin du monde du réel? Ne remarquons-nous pas une jouissance de la contemplation du beau qui se dégage de l'ambiguité des choses et de la rencontre des contraires? Tout celà - et bien plus - nous est révélé, et nous pouvons le toucher du doigt à travers ces vers coulants et limpides.

Nous pouvons également lire à la page 210 de son "Recueil de Poèmes" ces vers extraits de son poème intitulé: "Souffle":

Oh mon temps! telle est ma récompense, oh mon temps!
Pour avoir enduré dans ma vie tant et tant.
Que m'as-tu donc laissé après t'être échappé?
Quelque sérénité? Non, tu l'as dissipée.
Rien ne m'inspire l'espoir, pas même au demeurant
Les plus doués des hommes et les plus clairvoyants.
Je ne vois rien de beau dans les scènes de douleur;
Mais pourquoi la beauté devient-elle une horreur?
Un certain discrédit a été attaché
Au secret des conduites, apparent ou caché.
Qu'est-ce que l'espoir si ce n'est un vain désir
Et la femme? un être apte à reproduire?
Où est cette amitié dont les gens se prévalent
En étant fascinés par les attraits du mal?
Qu'est-ce que le prestige, qu'est-ce que la gloriole
Dans un pays où l'on adore les idoles?
Et la noblesse des dispositions naturelles?
Elle n'est, hélas! qu'un subterfuge artificiel.
Demandez au destin - s'il répond à l'appel -
Si la vie se réduit à l'aspect corporel.
Nous achetons par tranches le cours de notre vie
Que nous gaspillons sans en apprécier le prix.
Que notre vue est courte, et comme notre regard,
Associé au malheur, apparaît bien hagard.
Préjudiciable sans doute est la cécité,
Même si la vue perçoit bien des calamités.
Est voué à l'echec tout esprit non saisi
De vertige en faisant un pesage non précis.
C'est le coeur ainsi qui s'en trouvera meurtri,
Entraînant dans le malheur la vie de l'esprit.

Dans ce poème, l'auteur se présente méprisant, désespéré, vindicatif, inquiet et furieux. Il nous montre comment son coeur est en proie à ces sentiments enflammés qui rivalisent d'influence pour que chacun l'attire de son côté. Ses souffrances augmentent; sa colère redouble d'intensité, et il commence à se poser une multitude de questions: Qu'est-ce que l'espoir? Qu'est-ce qu'une jolie personne? Le prestige? Les dispositions naturelles? Plus éprouvant encore et plus affligeant que tout celà:

"Quelle est cette vie qui se réduit à l'aspect corporel?" "Nous achetons par tranches le cours de notre vie" "Que nous gaspillons sans en réclamer le prix".

Ce sont là deux exemples de la poésie d'Al Akkad; et cette poésie est entièrement brodée sur le même modèle, ce qui nous permet de découvrir quantité de sentiments variés qui s'attirent et se repoussent.

Nous n'avons pas envisagé la part de l'esprit dans la valeur de la production littéraire d'Al Akkad. Toute personne quelque peu familiarisée avec les écrits de ce poète observe au premier abord les lignes de force de son esprit, leur ascendant et leur modération. Mais, malgré sa toute puissance, cet esprit n'occupe que le second rang après les sentiments. La fonction qu'il remplit dans la poésie d'Al Akkad est celle d'un instrument d'analyse, de justification, de comparaison, de mesure et de recherche des modes d'expression et de description. Mais cet instrument répond à tous les critères de la force, de la précision et de l'honnêteté. Il est, chez Al Akkad, le meilleur soutien au sentiment dans la production artistique. Prenons un extrait de ses poèmes pour illustrer cette observation. Dans "la Révélation des 40", on peut lire à la page 136, sous le titre "Nouvelles palpitations", ce qui suit:

Oh mon coeur! Que tes palpitations sont soumises
A un rythme nouveau, de cadence imprécise.
Il n'y a pas bien longtemps, tu aimais ce visage
Tu ne peux le nier - ce serait un outrage.
Tu l'aimais. Que de fois tu cherchais à le voir
Journée après journée, matin, midi et soir.
Surtout ne triche pas. Dis moi en termes clairs:
Allons donc découvrir le secret de son mystère.
Tu crois que sa sveltesse vient d'un mal qu'il endure,
Mais l'amour le rend fort, signe, persiste et dure.
Dans ma bouche, c'est surtout une joue bien vermeille
C'est aussi un mot doux qu'on chuchote à l'oreille.
Ressemblant aux rais que le soleil réfléchit,
Ou au jaune de l'ivoire pâle et défraîchi,
Cette couleur désigne un beau visage hâve 
Et menace ses traits doux d'une chute grave.
Mon coeur fendu par cette belle créature
Cherche compassion pour suturer sa blessure.
Quand je clignote de l'oeil vers sa direction,
Sa gaîté se transforme en une triste affliction.
Est-ce donc un rêve, me dis-je, que j'ai fait en dormant
Ou un vécu qui a eu lieu réellement?
Les deux situations qui, à mes yeux, se mêlent,
Restituent du réel une image fidèle.

Nous pouvons conclure, à la lecture de ces vers, que le poète est saisi d'une intense émotion et que les battements de son coeur ont changé de rythme. Mais, quelle est l'origine de ce nouvel état? L'auteur se pose cette question, puis donne libre cours à un essai d'analyse, de justification et de déduction et en est arrivé à la conclusion que c'est l'amour qui est la cause de ce changement inquiétant de son état. Comment est né cet amour? Il a certainement été provoqué par les traits de beauté de la personne aimée. Mais quels sont les caractéristiques de ces traits de beauté? L'auteur les découvre dans les ambiguités et les éléments antagonistes que nous avons analysés précédemment. Il les décèle dans la coexistence de la finesse et de la douleur, de l'imaginaire et du réel, de la compassion et de l'affection, de la joie et de la tristesse. Le poète ressent tout celà au fond de lui-même. Mais, en écoutant son coeur, il devient plus attentif et commence à raisonner. Il remonte aux causes des phénomènes, reléguant au second plan tous les préjugés qu'il nourrissait et auxquels il trouvait une explication attrayante pour le coeur et pour l'esprit. Ceci est illustré dans le recueil "Présent de Kérouan" où l'on peut lire, à la page 65, sous le titre "Baiser sans étreinte" les vers suivants:

Dans un mois, allons-nous nous revoir dans un mois, 
Sous le regard d'une armée de curieux narquois?  
Comment peuvent-ils s'interposer entre nos coeurs?  
De la patience nous serons les souffre-douleur.
Nous échangerons le baiser tant convoité 
En veillant à ce que nos joues puissent s'éviter.
Ce baiser est une source de volupté,
De fortes sensations et d'émotivité.

Dans ces vers, et en particulier dans les deux derniers hémistiches, l'esprit de l'auteur est occupé à analyser l'état émotionnel intense né d'une manière impromptue, et que seuls ont empêché de déborder les regards environnants. Tels sont, dans l'oeuvre poétique d'Al Akkad, les fonctions les plus apparentes de l'esprit et leurs caractéristiques. Il reste à savoir si l'esprit, en tant qu'instrument de puissance et de force, est en harmonie avec les sentiments de l'auteur dans son exubérance, sa diversité et son raffinement, et s'il est en mesure de décrire et d'analyser tout ce qu'Al Akkad ressent comme sentiments en son for intérieur. Nous nous permettons d'en douter, car il arrive que l'esprit connaisse une déficience manifeste dans un certain nombre de cas, comme l'écrit l'auteur lui-même dans le recueil précité "Présent de Kérouan" sous l'intitulé qu'il a donné à son magnifique poème "Mes mots", où l'on peut lire à la page 85 les vers suivants:

Mes mots, où êtes-vous donc? Qu'avez-vous à me dire?
Venez à mon secours, je suis dans le délire.
Quel bienfait peut combler cette main qui réclame
La part qui lui revient des nourritures de l'âme?
Mais tous les gens d'esprit semblent se rétracter  
Devant un simple geste de solidarité.
Dans mes mains je le sens  comme des épis en herbe,
Voire par moments comme des glaïeuls en gerbe.
Dans ma bouche, c'est tantôt une joue bien vermeille,  
Tantôt, c'est un baiser à nul autre pareil.
Et mon coeur, oh mes mots! que peut-il contenir?
Interrogez les dieux s'ils veulent intervenir.
ou gardez le silence, car il vaut mieux se taire,
Et puis, donnez! venez! vous ne pouvez mieux faire!

En définitive, on peut dire qu'Al Akkad cherche son inspiration poétique dans le monde des sentiments dont son oeuvre pullule en quantités et en variétés. Grâce à son esprit pénétrant et à sa sensibilité artistique, il détaille et explique ses sentiments et les façonne dans des moules aussi jolis que diversifiés au point de vue des formes et des couleurs. Laissons-le nous entretenir lui-même de sa conception de la poétique. C'est un plaisir d'écouter ses propos. Il a dit notamment dans le recueil "Présent de Kérouan" à la page 51, sous le titre "Poésie et poésie":

Est-ce là un poème? Oui, c'en est un, un vrai,
Qui tremble d'émotions, qui s'en est inspiré.
Son rythme jaillit des battements de mon coeur
Puisant sa poétique dans ton air séducteur.
Faisant mine de n'en rien savoir, tu m'interroges 
Si je cache un secret par delà les éloges.
Mon poème t'intrigue, j'en suis bien étonné;
N'y es tu pas la muse qui a tout ordonné?
Es tu indifférente à tout ce que j'écris,
En prose comme en vers, que je pleure ou je ris?
De tes lèvres, non des miennes, je me désaltère,
Le soir où nos deux joues se frôlent puis se serrent.
Dicte moi ta réponse sans faire comme le soleil
Inquiet que la lune se lève dans un ciel vermeil.

Ahmed Bahnini