Le quotidien de langue arabe "Alahdat Almaghribiya" (Les Evènements Marocains) a publié dans son No du 18 Février 2004 sous la rubrique "Libres Opinions" un article sur la question berbère de son auteur Hammadi Lahlou.
Mon ami m'a dit: Comment est-ce possible qu'un grain qu'on sème ne donne ses fruits qu'au bout d'un demi siècle, sinon plus ? Je lui ai répondu que mes connaissances dans le domaine agricole étaient très limitées et que je n'avais aucune idée de ce que pouvait être ce fruit. Mon propos, m'a-t-il rétorqué, ne concerne pas l'agriculture à proprement parler. J'entends par là ce dahir berbère que les théoriciens du protectorat ont édicté le 16 mai 1930, dans le but avoué de créer une brèche dans le tissu social marocain en séparant les populations de souche berbère de celles d'origine arabe. C'était là un premier pas pour amener l'élément berbère à renoncer à sa foi pour en emprunter une autre, à l'instar de ce que les pères blancs ont appliqué dans certaines tribus d'Algérie où ils ont essayé dans un premier stade d'éloigner les populations autochtones de leur credo musulman pour ensuite combler le vide spirituel ainsi créé par une profession de foi chrétienne. Leur objectif lointain, par delà toutes ces manoeuvres, était de faciliter le processus d'intégration de la population algérienne dans l'amalgame éthnique de la métropole.
L'application des clauses du dahir berbère au Maroc a eu pour conséquence de contribuer à asservir la femme Amazigh. Celle-ci devait sa libération à l'Islam qui lui a ouvert les portes d'accès à l'héritage jusque-là réservé aux seuls héritiers mâles de la société berbère. Avec ce dahir, elle est redevenue une quantité négligeable que le retour au droit coutumier prive d'une grande partie des droits que l'Islam lui avait reconnus. Pire encore. Le dahir berbère donne une compétence juridictionnelle aux tribunaux français pour connaître des crimes commis en territoire berbère, portant ainsi une grave atteinte au principe de l'unité et de la souveraineté de la justice régie par les règles du droit musulman au Maroc. La réaction des Marocains ne s'est pas laissée attendre. Ils se sont dirigés en masse vers les mosquées pour y prononcer la prière du "latif" en déclamant à l'unisson:
"Dieu, notre Protecteur, nous T'implorons de nous préserver des machinations qui se trament contre nous et d'éviter que ne se produise une scission entre nous et nos frères les Berbères".
Et mon ami de poursuivre: Au lendemain de l'indépendance, la politique berbère a laissé des séquelles d'une amère gravité. Il se trouve que certains défenseurs de la question berbère prêchent de faire renaître la langue Amazigh avec ses multiples facettes et de faire revivre son alphabet pour l'inculquer aux générations montantes d'origine berbère. Je lui ai ai aussitôt répondu: Y a-t-il une objection à celà? De nombreuses nations pratiquent le plurilinguisme tout en se réclamant de l'appartenance à un même pays. Mais, mon ami est resté cramponné à l'idée qu'un pays dont les ressortissants sont unis par la même religion et le même système de valeurs risque, avec le pluralisme linguistique, de s'exposer à une grave fissure dans son tissu social; et cette fissure est susceptible de prendre des proportions qu'il serait difficile de raccomoder. J'ai rappelé à mon ami que je ne partageais pas son opinion en ma qualité de ressortissant berbère, qui plus est, issu de souche Amazigh. J'ai été obsédé pendant plusieurs années, a-t-il ajouté, par l'idée de connaître mon origine, afin de savoir si je descends de la lignée des Amazighs ou si mes ascendants étaient des Arabes purs ou des Mozarabes. Mes recherches sont demeurées vaines, et je me suis consolé avec un poème qu'Ahmed Abdessalam Bekkali a composé en y définissant le Marocain dans des vers où il lui a fait dire:
"Je suis un berbère, je suis un arabe et un andalou, je suis un Marocain qui s'apparente à cette double origine, je suis le fruit d'une alliance de l'or et de l'argent. Si je ne suis pas libre et que je manque de dignité, je ne pourrais prétendre être le fils ni de ma mère ni de mon père".
Mais les circonstances ont voulu que je fasse connaissance avec mes origines et mes racines en lisant le livre sur "la description de l'Afrique" de Mohammed ben Hassan Alwazzan, connu sous le pseudonyme de "Léon l'Africain":. En abordant la dynastie des Wattasides, l'auteur a cité le nom de deux rois: Mohammed Lahlou et Ahmed Lahlou. et précisé que les Wattasides étaient les descendants d'une branche des Mérinides, cette dynastie de souche Amazigh originaire des plateaux du Maroc oriental qui a laissé un des meilleurs patrimoines urbanistiques auquel s'intéressaient les écoles de Fès, de Salé, de Marrakech et d'autres villes du Maroc. Maintenant que je suis fixé sur mon identité Amazigh, je me dois d'en être fier et de tout mettre en oeuvre pour lui assurer sa place au soleil.
En réponse à ce que je venais de dire, mon ami s'est empressé de me préciser le fond de sa pensée en disant: Ce que tu sais certainement, - et si tu ne le sais pas, tu devras compulser les manuels d'histoire pour en avoir le coeur net - est que la langue arabe est considérée au Maroc comme une seconde image de l'Islam; et il ne se trouve aucun homme cultivé d'origine arabe parmi les Marocains qui ait rendu à la langue arabe les inestimables services que lui ont rendus les hommes de culture de souche Amazigh. Puis, se déversant comme une cascade, il s'est mis à multiplier les exemples. Il m'a dit qu'il les a choisis dans trois époques, celle des Almohades, celle des premiers Alaouites et l'ère contemporaine.
Il a commencé par citer l'exemple de Mohammed Ibn Toumert, connu sous le nom de Mehdi qui, pour propager sa profession de foi, a rédigé en langue arabe le fameux livre qu'il a intitulé "les meilleures sollicitations". Même ses correspondances avec les tribus Amazighs - comme la tribu de Jazoula - étaient, elles aussi rédigées en arabe et n'ont jamais été écrites en langage Amazigh ou en "tifinagh". Il est vrai qu'à l'occasion de la prière du vendredi un de deux sermons était fait en Amazigh dans le souci de rapprocher la religion des croyants qui la pratiquaient, ce qui est une chose positive, car il ne servirait à rien que la personne qui s'apprête à faire sa prière soit condamnée à écouter un discours dont elle ne comprendrait pas le sens. D'ailleurs, il ne nous échappe pas que les prédicateurs s'adressent à la foule des fidèles en français ou en anglais ou en toute autre langue qui lui est familière dans les contrées où la langue arabe n'est pas répandue comme véhicule de communication.
Quant au second exemple avec lequel il voulait illustrer son argumentation, il l'a tiré de la conduite de l'un des hommes de savoir les plus illustres parmi les Marocains Amazighs, en l'occurrence le cheikh Lahcen Elyoussi. Mon ami s'est étendu longuement sur la présentation de cette éminente personnalité qui comptait parmi les sommités intellectuelles du Maroc, et dont les Marocains ne savent pas grand'chose. Il m'a ensuite incité à lire l'ouvrage que Jacques Berque a consacré à un certain nombre de Ulémas dont Lyoussi, et publié sous le titre "Ulémas, fondateurs, insurgés du Maghreb au XVIIème siècle" où il a fait connaître cet homme de grande culture ainsi que ses prises de position courageuses à l'égard desquelles mon ami n'a pas tari d'éloges en mettant en valeur chacune des qualités qui le caractérisaient. Il m'a ensuite entretenu de son livre qu'il a intitulé"Causeries" et n'a pas manqué d'attirer mon attention sur la fluidité du style de cet ouvrage, qui rappelle à bien des égards le mode d'écriture des écrivains de la modernité. Il est passé ensuite à un écrit épistolaire intitulé "le Conseil" en s'attardant sur l'explication des circonstances dans lesquelles il a été rédigé, et auquel Jacques Berque a fait allusion dans son livre précité.
Aux termes de cet exposé qu'il a débité d'une seule traite, mon ami a voulu mettre l'accent sur les importantes contributions des hommes de savoir Amazighs dans la préservation de la langue arabe et sa propagation, citant en exemple le savant Mohammed El Mokhtar Soussi, énumérant ses écrits et ses publications qu'aucun savant marocain d'origine arabe n'a réussi à égaler.
Le discours que m'a tenu mon ami au sujet de Mokhtar Soussi a réveillé en moi un tas de souvenirs que je me propose de rapporter ci-après. Celà se passait en 1956, au lendemain de mon retour au Maroc avec le groupe de camarades qui poursuivaient leurs études au Moyen Orient. J'ai suggéré au regretté Mehdi ben Barka ainsi qu'à mon ancien maître feu Abdelkrim El Fellous, d'organiser un cycle de conférences à travers les principales villes du Maroc. Ma proposition a reçu un accueil favorable. Chacun de nous s'est alors mis à tirer la substantifique moelle des cours universitaires qu'il a reçus dans le domaine de sa spécialisation, prétendant que la matière de la conférence qu'il allait tenir était de son propre cru. Lorsque je me suis déplacé à Tétouan pour faire ma conférence au Club dit de "la Réforme Nationale", mon arrivée a coïncidé avec celle de Mokhtar Soussi, qui était à l'époque ministre des Habous et d'Abdallah Ibrahim, qui était ministre du Travail et des Questions Sociales. Il m'a été demandé de reporter à une date ultérieure la conférence que je devais faire pour céder la place au docte Mokhtar Soussi que nos amis de Tétouan ont prié de leur faire une conférence dans les locaux du club précité.Je ne pouvais bien sûr que m'incliner devant cette invitation improvisée faite à l'un des plus brillants orateurs que le Maroc ait connus. Celui-ci a accepté de plein gré de répondre au souhait exprimé par les jeunes de Tétouan et leur a demandé de lui proposer le thème de la conférence qu'ils voulaient qu'il tînt devant eux. Ils lui ont suggéré de les entretenir sur la poésie arabe dans la région du Souss et, telle une source limpide, notre conférencier s'est mis à présenter un panorama de cette poésie, allant des poèmes les plus anciens jusqu'aux plus modernes. La conférence qui a duré environ deux heures a été agrémentée par un accent soussi qui a accompagné le défunt pendant toute sa vie et qui a ajouté un brin de charme à son élocution. Je prends Dieu à témoin qu'il m'était arrivé rarement d'assister à une conférence aussi passionnante que celle que venait de tenir notre savant Amazigh , que Dieu l'ait en sa sainte miséricorde.
J'ai dit à mon ami sur un ton plaisant: Quel mal y a-t-il à expérimenter au Maroc l'enseignement de la langue Amazigh après avoir expérimenté l'arabisation de l'enseignement au cours du demi siècle écoulé ? Il m'a répondu, agacé par mon insistance: Il est vrai que le Maroc a fait plusieurs tentatives en matière d'enseignement depuis qu'il a accédé à l'indépendance. J'ai compté plus de 50 responsables qui ont pris en mains les destinées de l'enseignement dans notre pays, entre les Ministres, les Secrétaires d'Etat et leurs Adjoints. Tous ont roué ce secteur de coups et de ruades. Chacun d'eux l'a exposé à sa propre mélodie musicale après avoir dénigré celle de son prédécesseur. Ceci s'est passé à un moment où nous avions affaire à une langue considérée comme étant la langue du Coran et la langue de la civilisation d'une nation qui compte près de 300 millions d'âmes, une langue dont les ouvrages remplissent les rayons de milliers de bibliothèques et de librairies. Mais qu'en aurait-il été d'une langue dont les ouvrages ne suffisent pas à remplir un seul rayon? Comment peut-on faire revivre un alphabet qui vient d'être découvert dans les grottes?
J'ai interrompu mon ami en lui disant: Ne vois-tu pas comment la langue hébraïque, qui passait pour une langue pratiquement morte, est devenue une langue d'enseignement, de lettres et de sciences? La dernière foire du livre organisée à Tel Aviv, qui a groupé plus de 40.000 titres, tous rédigés en hébreu, est une éclatante illustration de ce qui est possible de faire avec une mobilisation appropriée des volontés et des moyens. Pour ce qui est de la volonté, elle ne fait nullement défaut, à en juger par le nombre d'associations qui ont vu le jour au courant de la dernière décennie, et dont les efforts ont été couronnés par la création d'un "Institut Royal de la Culture Amazigh", l'insertion de l'Amazigh en tant que langue nationale dans le Pacte National de l'Education et de la Formation, et la décision qui a été prise de l'enseigner dans plus de 300 établissements scolaires à travers le royaume, sans compter d'autres projets en cours de réalisation qui viennent d'être annoncés.
Mon ami a de nouveau repris la parole pour me dire que la comparaison entre l'hébreu et l'amazigh est complètement déplacée, en ce sens que la communauté berbère ne dispose pas des milliers d'hommes de sciences, d'ingénieurs, de médecins et de spécialistes dans les différentes disciplines dont les juifs peuvent se prévaloir. De plus, l'hébreu est la langue du Livre Sacré qu'est la Thora. Est-ce que les Amazighs sont dépositaires d'un livre sacré autre que le Coran qui a été révélé dans une langue arabe des plus claires? A supposer même que toutes les conditions humaines et matérielles sont réunies pour faciliter la propagation de l'Amazigh et en faire la langue véhiculaire des études jusqu'au niveau du baccalauréat, est-ce que notre jeune Amazigh sera en mesure de trouver les ouvrages littéraires et scientifiques de base auxquels il pourra avoir recours dans cette langue qu'il aura mis des années à étudier et à apprendre? Un jeune berbère auquel on s'évertue à enseigner la langue de ses ancêtres sera condamné à demeurer enfermé dans la coquille du sous développement. Si, au lieu de passer toutes ces années à étudier une langue qui n'offre à l'heure actuelle aucun débouché, il pouvait consacrer son temps à apprendre l'anglais ou, à défaut l'allemand, le français ou l'italien, il aurait pu rattraper le cours de la civilisation qui n'attend personne. Ce que je dis de l'Amazigh est valable tout aussi bien pour la langue arabe.
En cette période de la mondialisation, nous n'avons pas le droit de rester enfermés dans notre coquille. Sinon, nous nous condamnons, et nous condamnons notre nation et notre civilisation avec elle, à l'anéantissement pur et simple. Lorsque nous pensons que les ouvrages traduits en arabe ne représentent même pas le sixième du nombre d'ouvrages traduits en grec, que certains considèrent comme une langue morte, que pouvons-nous dire de l'Amazigh que nous nous évertuons à ressusciter ex nihilo? Il est nécessaire que tu saches, cher ami, que derrière l'appel à la revivification de la langue Amazigh se cache un objectif politique mêlé à des intérêts privés, dont voici la preuve:
J'ai déjà fait allusion aux intentions qui ont présidé à l'élaboration du dahir berbère visant à détruire notre tissu identitaire marocain en remettant en cause notre unité nationale et religieuse, et qui n'ont trouvé aucun écho dans les milieux Amazighs pendant la période coloniale. La meilleure illustration en est que "le Manifeste de l'Indépendance" que les nationalistes ont adopté en janvier 1944, a été approuvé par un très grand nombre de signataires d'origine berbère. Mais là où le colonialisme français n'a pas réussi à imposer sa volonté au peuple marocain pendant les pires moments de la période du protectorat, ses séquelles se sont prolongées au lendemain de l'indépendance qui a surpris les Marocains eux-mêmes qui se préparaient à une lutte de longue haleine et qu'il serait fastidieux d'exposer en détail dans le cadre du présent essai sur la question berbère. De nos jours, certains ont commencé à dire que la part du revenu national qui revient à la population berbère ne dépasse guère le résidu des villes arabes du Maroc et que le pays a remplacé la lettre "f" par une autre lettre "f" en substituant au pouvoir des Français celui des Fassis. Ceux-ci se seraient accaparés des rènes du pouvoir à leur seul profit. Mais quel crédit accorder à ces allégations? Que les gens de Fès aient occupé les postes de responsabilité dans l'appareil étatique celà ne fait pas l'ombre d'un doute, et s'explique par des considérations d'ordre historique, à savoir que la ville de Fès était pendant plusieurs siècles la capitale du savoir, de l'industrie et du commerce. De par leur profession, les commerçants fassis avaient des rapports d'affaires avec les pays européens, et ont pu se rendre compte assez tôt que le progrès etait tributaire du savoir, ce qui les a incités à inscrire leurs enfants dans les écoles franco-musulmanes que les Français avaient ouvertes au Maroc. Inutile de rappeler que dans les autres villes, les Marocains se sont abstenus d'inscrire leurs enfants dans les écoles du protectorat de peur qu'ils ne soient détournés de leur religion, si bien qu'au lendemain de l'indépendance seuls les Fassis étaient en mesure d'assurer la relève de l'administration du protectorat, relève qui requérait un certain savoir-faire doublé d'un niveau universitaire appréciable. Mais les Fassis ont fait preuve de sectarisme en limitant les possibilités de recrutement au niveau de la fonction publique aux seuls parents et amis, ce qui leur a valu une véritable levée de boucliers dans la plupart des autres villes du Maroc. Ceci étant, il serait malhonnête de ne pas reconnaître aux Fassis le côté positif d'un certain nombre d'initiatives portées à leur actif, notamment en ce qui concerne l'ouverture d'écoles libres et la possibilité qu'ils ont ainsi offerte aux jeunes Marocains de s'y inscrire. Ces initiatives n'ont pas manqué de donner leurs fruits au bout de quelques années, si bien que le monopole des Fassis a commencé peu à peu à s'amenuiser au profit du reste de la nation.
Cependant, nous passerions à côté de la vérité si nous attribuions aux Fassis tout ce que la population Amazigh a enduré comme préjudices. Nous ne devons pas oublier que l'administration du protectorat n'a ouvert que quelques écoles primaires ou secondaires dans les zônes berbères. Celles-ci étaient considérées comme de simples réservoirs de potentialités humaines dans lesquels la puissance dite protectrice puisait à volonté pour constituer des corps d'armée destinés à participer aux guerres coloniales de la France ainsi qu'aux deux guerres mondiales. Même l'école secondaire d'Azrou n'a été créée que pour mobiliser les ressources humaines Amazighs pour les utiliser dans les champs de bataille comme chair à canon. Ainsi donc, l'appel lancé après 1956 pour mettre en exergue l'identité Amazigh ne visait rien d'autre qu'à regrouper une clientèle électorale se réclamant de la même origine ethnique. Ceux qui nourrissaient des ambitions politiques ne pouvant se prévaloir ni d'une plateforme idéologique ni d'un programme d'action de nature à justifier les objectifs de leur mouvement, trouvaient là un terrain de propagande favorable au ralliement de nouveaux adeptes. C'est précisément ce qui est arrivé au Maroc pendant les premières années de l'indépendance. Le mouvement national regroupait dans ses rangs l'arabe et l'amazigh qui ne se sont jamais confrontés sur le plan ethnique jusqu'au moment où certains parmi eux ont commencé à tirer profit du pouvoir d'autorité qu'ils exerçaient sur la masse des administrés.
Le discours de mon ami m'a rappelé l'entretien que le leader Allal Elfassi avait accordé au Caire à la mission des étudiants marocains dont je faisais partie pendant que je poursuivais mes études en Orient. Je me souviens qu'il ne partageait pas le courant de pensée du parti Baât fondé sur le seul critère de l'appartenance au monde de l'arabité. Au contraire, il estimait que si l'idéologie baâtiste venait à s'implanter dans notre pays, elle aboutirait au dépérissement de notre unité nationale. Pour le leader marocain, le mouvement baâtiste arabe n'a été créé que par réaction contre la suprématie Ottomane qui avait tenté d'anéantir l'identité arabe dans les pays qui étaient placés sous l'emprise de l'autorité turque. Le Maroc, pour sa part, aura tout intérêt à se distancer de cette idéologie s'il veut préserver l'intégrité de son héritage identitaire. L'expérience a donné raison à cette mise en garde, car tous les maux qui ont secoué l'orient arabe ont trouvé leur origine dans l'accaparement du pouvoir par le parti "baât" pendant une longue période. Il est symptômatique de souligner à cet égard qu'aucun des étudiants marocains qui poursuivaient leurs études en Orient n'a été attiré par l'idéologie baâtiste, à l'exception d'un seul parmi eux, d'origine Amazigh, qui était plus baâtiste que les baâtistes. Pensant de très bonne foi que nous autres, berbères, commettons la pire des forfaitures à l'égard de notre jeunesse en l'amenant à consacrer plusieurs années de sa vie à apprendre la langue Amazigh et à se familiariser avec les caractères "tafinagh", mon ami ne s'est pas résigné à déposer les armes. Bien au contraire, il persiste et signe en assaisonnant son argumentation de toute une série de preuves. Il m'a rappelé une réalité où il n'avait pas tout-à-fait tort lorsqu'il m'a dit que la plupart des défenseurs de l'enseignement de la langue Amazigh inscrivent leurs enfants dans les écoles de la mission française, imitant en celà les plus fervents arabophones, qui accèdent plus facilement par ce biais aux leviers de commande, que ce soit au niveau de l'appareil étatique ou de celui du secteur économique, sans se soucier de ceux qui restent sur le bord de la route, ni de ceux qui manifestent sans interruption en face du parlement pour demander à être admis dans la vie active du monde du travail.
Et mon ami de poursuivre en disant: J'estime que l'appel qui a été lancé en faveur de l'enseignement de la langue Amazigh peut être comparé à cette fièvre à laquelle certains peuples se soumettent, mais qui finissent par s'en guérir, tels que le communisme, le national-socialisme et d'autres idéologies de même nature. Ceux qui auront répondu favorablement à l'appel précité reconnaîtront tôt ou tard leurs errements; mais dans la plupart des cas, le verdict de l'épée aura été plus rapide que celui de la justice, et toute une génération aura été sacrifiée pour avoir perdu son temps et ses énergies à apprendre un alphabet proche de l'alphabet cunéiforme ou des hiéroglyphes qui ont fait leur temps avant de regagner l'emplacement réservé aux écritures anciennes et aux inscriptions murales dans l'enceinte des musées. Il ne t'échappe pas, a-t-il ajouté, qu'au cours des années trente, l'Egypte a connu un mouvement identique à celui que nous observons à l'heure actuelle au Maroc. Un appel a été lancé d'adopter, en remplacement de la langue arabe, l'ancienne langue égyptienne en remettant au goût du jour l'écriture hiéroglyphe dont les symbôles ont été déchiffrés par Champollion qui avait accompagné Napoléon dans sa campagne d'Egypte. Mais, cet appel est demeuré sans effet, tel "un cri au milieu d'un fleuve" ou "un souffle dans un amas de cendres".
La réaction de l'Etat au communiqué Amazigh et à ses 9 revendications était empreinte de sagesse et de pondération. Plusieurs doléances ont été prises en considération. Pour ma part, je ne vois aucune objection à ce que l'Amazigh soit institutionnalisé comme langue officielle au Maroc, et j'estime tout-à-fait stupide d'empêcher les Berbères de donner des prénoms Amazigh à leurs enfants si tel est leur désir. Je constate également qu'il est nécessaire dans un premier stade de désigner des interprètes dans les différents rouages de l'appareil étatique, surtout dans les contrées à dominance Amazigh, pour faciliter les transactions des nationaux qui ignorent la langue arabe. Mais ce que sans doute tu ignores et que tu devrais savoir est que celui qui détient quelque chose fait souvent preuve d'aveuglement, et ne fait aucune distinction entre l'inscription de la langue Amazigh dans le corps de la constitution en tant que langue nationale et ce qu'il attend de cette langue avec ses multiples dialectes pour solutionner les problènes qu'il rencontre au quotidien. Est-ce que les tribunaux vont être dotés d'ordinateurs équipés en caractères "Tafinagh" du jour au lendemain ou même dans un avenir prévisible? Est-ce que toutes les lois qui ont été élaborées pendant plus d'un demi siècle vont être traduites de l'arabe et du français à l'Amazigh? Dans quels dialectes cette langue va-t-elle être enseignée dans les écoles? A supposer même que les moyens de l'Etat permettent de financer un tel effort, où sont les instructeurs et les cadres qui seront appelés à s'acquitter de cette tâche - comme le demande le communiqué précité - que ce soit au niveau du primaire, du cycle préparatoire au secondaire, ou au niveau du secondaire et du cycle universitaire? Autant de difficultés qui finiront par persuader les plus fervents des Amazighs que le problème n'est pas aussi simple qu'ils le pensent et que tout au plus ils courent derrière une une traînée de fumée. sans consistance. L'Etat a fait preuve de maturité en évitant de s'opposer aux revendications berbères visant à redonner à la langue Amazigh la place qui lui revient au Maroc, car rien n'encourage tant un mouvement à prendre de l'ampleur qu'en essayant de le contrecarrer. En revanche, s'il consent à tenter l'expérience, l'avenir seul dira si cette expérience est ou non couronnée de succès ou si elle est irrémédiablement vouée à l'échec. Sache également, mon ami, que les lois de ton pays sont d'abord rédigées en français et ensuite traduites en arabe pour être soumises à la signature de qui de droit. Qu'adviendra-t-il donc s'il faut rédiger les projets de lois en amazigh? Nous ne serons pas loin d'attendre un autre demi siècle pour pouvoir réaliser ce noble objectif. Il ne t'échappe pas ce que le professeur Mohammed Lakhdar Ghazal a rencontré comme difficultés, tant sur le plan matériel que moral, pour mettre au point un alphabet normatif de la langue arabe, qui est une langue écrite et pratiquée par plus de 300 millions d'arabes dans le monde. Est-ce que les défenseurs de la langue Amazigh se sont penchés sur la question de savoir si le "Tifinagh" se prête à une configuration normative? Savent-ils qu'il ne se trouve personne au monde pour s'aventurer dans la fabrication d'un équipement informatique dans une langue où il n'est guère possible de compter sur une production de dizaines de milliers d'exemplaires pour assurer un seuil minimum de rentabilité aux investissements qu'une telle production exige de la part de leurs promoteurs? Nous avons assisté il y a quelques années à la mise en circulation d'une revue en "Tifinagh", mais au bout du troisième numéro, les sources intellectuelles de cette revue se sont taries et comme on dit en jargon arabe "l'âne du cheikh s'est arrêté au milieu de la pente", malgré les efforts déployés pour le faire redémarrer et ce, sans tenir compte de l'importance des moyens financiers dont disposent les initiateurs du projet. A quoi celà servirait-il qu'un jeune Marocain apprenne une langue qui n'est véhiculée par aucun journal ni aucune revue ni même par de simples circulaires et qui n'offre aucun moyen pour mettre en valeur un certain nombre d'études dans les domaines de la science et de la technologie?
Abordons maintenant un sujet d'une extrême gravité, à savoir comment la langue Amazigh et son alphabet "Tifinagh" peuvent faire face au défi de la mondialisation. Tu n'es pas sans savoir - comme dit le chercheur français Gérard Leclerc - qu'à l'époque de la mondialisation, les héritages culturels sont condamnés à s'affronter positivement ou négativement. Dans le passé, certaines cultures pouvaient s'ouvrir à l'étranger ou fermer les portes devant les idéologies et les courants de pensée qui ne leur convenaient pas. Mais, à notre époque, dominée par l'internet, les télécommunications spatiales et autres moyens de communications électroniques, il ne nous est plus possible d'agir comme par le passé. Les satellites artificiels, l'internet, le fax et la télévision ont franchi les frontières nationales, remettant ainsi en question les normes et les valeurs sociales patiemment élaborées par les générations antérieures. Le colonialisme nous a appris que tout ce dont nous disposons, que ce soit dans le domaine de la culture, du système politique ou dans celui de la technologie, ne vaut rien au regard de ce que l'occident a réalisé. Il a cultivé en nous un dégradant sentiment d'infériorité. Grâce à ses formidables moyens technologiques, la mondialisation a imposé aux générations montantes la modernité et l'occidentalisation. Elle les a amenées à adopter comme mode de vie le cinéma, la musique, les repas rapides et autres aspects de la culture américaine. Dans l'effort que nous déployons pour rejoindre la caravane, nous ne faisons qu'imiter, et souvent de manière caricaturale, ce que l'occident a porté à son actif comme réalisations. Les défenseurs de l'enseignement de la langue Amazigh doivent prendre ces données en considération lorsqu'ils auront à faire face au géant de la mondialisation. D'autres données doivent également être toujours présentes à leur esprit; elles concernent le résultat de l'étude du Programme des Nations Unies qui a été publiée en février 2001 à l'occasion du Congrès de Naïrobi. Selon cette étude, la moitié des langues régionales dans le monde est appelée à s'éteindre, ce qui fait planer une véritable menace de disparition de bon nombre d'héritages culturels. Cette étude qui a été réalisée par une équipe d'experts du Programme des Nations Unies pour l'Environnement prévoit que les richesses que recèlent les épopées, les contes, l'art et les industries artisanales chez les peuples dits primitifs, vont s'évanouir pour toujours au fur et à mesure que la mondialisation gagne du terrain dans les différents domaines. Le rapport a évalué le nombre de dialectes entre 5.000 et 7.000, dont près de 2.500 sont menacés d'extinction à court terme. 243 langues originales ont complètement disparu. De l'avis de ces experts, 90 pc des langues pratiquées localement s'éteindront au courant du XXIème siècle. Ici, j'ai interrompu mon ami pour lui dire: Peut-être que l'Amazigh sera au premier rang des langues menacées de disparition. Pour toute réponse, il m'a dit: Même l'arabe sera appelé à disparaître si elle n'était pas la langue du Coran qui la conserve et la protège.
Au moment de quitter mon ami après l'effort qu'il a fait pour me convaincre que nous autres Amazighs sommes dans l'erreur en essayant de faire revivre notre langue, il m'a dit en arborant un large sourire: Je voudrais que tu me rendes un service en ayant pitié d'un savant des plus respectables, le professeur Mohammed Chafik. N'en rajoutez pas à ses soucis en lui demandant de reprendre son imposant dictionnaire avec l'alphabet "Tifinagh" J'ai répondu à mon ami avec le même sourire et pris congé de lui..
Texte en langue arabe : Hammadi Lahlou
Traduction française : Abderraouf Hajji