Extrait de l'ouvrage "Pages du nationalisme marocain" de Mohamed Zniber, éditiion 1990 - p. 203 et s.
Dans une étude critique du livre publié par Abdelkrim Ghallab sous le titre "Histoire du Mouvement National", l'historien Dr Mohamed Zniber s'est étonné de la classification des nationaux faite par l'auteur qui a distingué:
- "une première catégorie de nationaux qui jouit de ses bonnes grâces",
- "une seconde dont il parle par nécessité",
- "une troisième dont il passe sous silence la contribution à la lutte du Mouvement National"
- et "une quatrième qu'il place dans une position marginale parce qu'elle ne mériterait pas plus que cette position".
Dr Zniber a jugé utile de rappeler à l'auteur de l'ouvrage précité que les nationalistes de la première heure comptaient dans leurs rangs une génération de pionniers du Mouvement National parmi lesquels deux jeunes, originaires de Salé qui s'étaient distingués sur la scène politique et culturelle et jouissaient d'une notoriété incontestable sur le plan national:
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Mohamed Hassar, qui "n'a pas eu droit à la moindre citation" de la part de celui qui s'est érigé en historien du Mouvement National;
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et Saïd Hajji qui a eu droit à "une position incitant à douter de son patriotisme".
Voici ce que Dr Zniber a écrit en réponse aux allégations de l'auteur précité qui méconnaît les données du Mouvement National et en dénature la réalité historique:
"... Pourquoi l'auteur adopte-t-il une telle position? Est-ce parce que Mohamed Hassar était un jeune, ou bien parce qu'il était originaire de la modeste ville de Salé?"
Cette question s'impose avec encore plus d'acuité à propos d'un autre jeune de Salé, qui était parmi les plus brillants et les plus intelligents des jeunes nationalistes de sa génération. Il a émergé entre 1930 et 1942, année où il est mort à un âge qui ne dépassait guère la trentaine. Ce jeune porte le nom de Saïd Hajji, un nom qui, à lui seul, suffit à évoquer une foule de souvenirs qui lui font honneur: souvenirs d'un jeune homme débordant d'ardeur et d'enthousiasme, qui passait d'une idée à une autre et d'un projet à un autre, associant la réflexion à l'action, suscitant l'intérêt de son entourage avec tout ce qu'il entreprenait, si bien que son domicile et ses bureaux se transformaient en salons où se brassaient les idées et se confrontaient les propositions de programmes d'action. Il a créé une revue entièrement manuscrite bien avant la parution des revues nationales. Des copies de cette revue existent encre de nos jours. Il a participé efficacement à toutes les activités du Mouvement National et a réussi, grâce à ses efforts et à ses moyens propres à créer un quotidien national, le journal "Almaghrib" avec son supplément culturel dont la collection est considérée aujourd'hui comme un important répertoire de la littérature marocaine de cette époque. Il a participé, en outre, aux activités littéraires et culturelles d'une manière générale, en faisant connaître aux Marocains les principales caractéristiques de l'évolution du mouvement littéraire de l'Orient arabe.
Sur un autre plan, Saïd était de moeurs très policées, doublées d'une certaine habileté et d'un état d'esprit diplomatique, ce qui a amené ses compagnons des milieux nationalistes à lui confier la mission d'entrer en contact avec la résidence générale de France à Rabat, lorsqu'ils ont décidé d'observer une trêve dans la confrontation qui les opposait à la puissance coloniale dans les circonstances de la guerre. Il a réussi dans ses contacts à créer un climat propice au dialogue avec les autorités du protectorat à un moment où le Mouvement National traversait une période extrêmement difficile et ce, sans jamais oublier la ligne de conduite du Parti National et sa stratégie. Le rôle qu'il a joué était des plus délicats.
Puis, un jour, les Marocains ont été surpris d'apprendre que Saïd était atteint d'une maladie incurable et se sont mis à colporter des récits selon lesquels les Français, par crainte de son intelligence, lui auraient administré du poison. Que cette version soit vraie ou fausse, ceux qui connaissaient Saïd de près et l'ont accompagné dans les différentes phases de sa vie de militant, ont toujours vu en lui l'homme fidèle à ses principes patriotiques et grandement apprécié pour sa droiture et les jugements éclairés qu'il portait sur les évènements et les moyens de les affronter.
Comment est-ce donc possible que le sieur Ghallab sème aujourd'hui la zizanie en laissant entendre que Saïd Hajji aurait dévié de la ligne tracée par le Parti National, et s'est senti obligé de recourir aux bons offices d'Ahmed Balafrej, en se rendant à Genève pour justifier sa position, alors que le parti lui-même a décidé de s'engager dans cette même voie, que l'auteur de "l'histoire du Mouvement National" qualifie par ailleurs de "sorte de réflexion pratique", et a chargé une délégation de se rendre auprès du général Noguès afin d'ouvrir une ère nouvelle dans les relations de l'administration avec les milieux nationalistes. Quelle logique utilise cet auteur dans le jugement qu'il se permet de porter sur la conduite de Saïd Hajji en parlant de lui sur un ton qui ne manque pas d'inspirer des doutes lorsqu'il écrit:
"... malgré celà, d'ardents défenseurs de la tentative de Saïd Hajji pensaient qu'elle a allégé l'épreuve des détenus politiques?"
Ainsi, le patriotisme de Saïd et sa personnalité sont devenus "soupçonnables", voire de nature à inciter à se poser des questions sur l'intégrité de l'homme. L'auteur de l'ouvrage précité est le seul à opiner de cette manière. Tous les compagnons de Saïd avaient une confiance pleine et entière en lui, et l'ont même porté à se joindre au groupe restreint de la "Taïfa", cette cellule secrète à laquelle ne pouvait accéder qu'une élite bien choisie parmi les militants les plus dévoués à la cause nationale. Je ne pense pas que notre "historien" ait jamais été admis à faire partie de cette cellule. Saïd était l'homme des initiatives et des improvisations. Il brûlait de dynamisme et poursuivait ses objectifs avec ténacité et persévérance. Il avait horreur du vide qui pouvait conduire à un relâchement mortel dans le combat national. La longue stagnation qui a été imposée au Parti National après 1937, l'a incité à prendre ses responsabilités et à agir avec doigté et intelligence pour imprimer un nouveau style à l'action patriotique et ce, afin que les nationalistes ne restent pas longtemps absents de la scène politique.
Y a-t-il dans tout celà une justification du ton avec lequel l'auteur a parlé de l'homme, en laissant entendre qu'il était tantôt ambitieux, tantôt envahissant, tantôt agissant, comme d'aucuns le pensaient, d'une manière pragmatique qui pouvait probablement être de quelque utilité? Que non! et mille fois non! Jamais la personnalité de Saïd n'a été perçue dans ce miroir déformant par ceux qui l'ont connu de près ou de loin. Personne n'a jamais douté de son intégrité. Personne ne s'est jamais posé de questions sur son patriotisme. Dois-je rappeler à l'auteur, - et il me semble nécessaire de le faire, car il se trouvait à cette époque en Egypte, en train de se délasser sur les bords du Nil éternel - que la disparition de Saïd avait donné lieu à des funérailles grandioses qui se sont inscrites dans les annales de l'histoire du Mouvement National? Dois-je rappeler à l'auteur que parmi les personnalités qui ont prononcé sur la tombe du disparu les discours funéraires les plus émouvants, il y avait les regrettés Mohamed Ghazi et Abou Bakr Zniber ainsi qu'Abou Bakr Kadiri? Dois-je lui rappeler que la salle où a été célébrée la commémoration du 40e jour de sa disparition, était archicomble et que l'assistance, selon les journaux de l'époque, était évaluée à plus de 500 personnes?
Qui a donc amené notre "historien" à prendre cette position à l'égard du regretté Saïd Hajji? A -t- il un compte à règler avec lui? Je ne le pense pas. Lui en veut-il d'avoir réalisé de grandes choses en tant que jeune, ou bien ne lui pardonne -t- il pas d'être originaire de la modeste ville de Salé?
Dr. Mohammed Zniber.