Avant d'aborder cette causerie sur l'histoire de la littérature arabe et procéder à une analyse appropriée de ses caractérisques aux différentes époques, et à une mise en valeur des manifestations de son rayonnement et des causes de son déclin, nous devons au préalable marquer une pause pour nous interroger sur le concept littéraire proprement dit et lui trouver une définition unanimement acceptée, que nous pouvons poser comme donnée de base à notre essai d'analyse des traits les plus saillants de cette longue histoire de la production littéraire dans les pays de l'arabité.
Que cette pause soit longue ou courte, l'enseignement que l'on peut en tirer est de nature à nous mettre sur la voie d'une meilleure compréhension de l'objet de notre étude, voire d'une meilleure appréciation de ce que nous voulons présenter comme images hautes en couleurs de cette littérature arabe, dont l'origine remonte à plus d'un millénaire et demi et que tout donne à penser que des siècles et des siècles se succéderont devant elle sans venir à bout de sa force et de sa vitalité.
Quant à l'aube de sa naissance, il n'est pas aisé d'en avoir une idée, même approximative, et il serait vain de prétendre sur ce sujet avoir une opinion tranchante et définitive. Nous allons donc prendre en marche le train de cette histoire dont l'origine se perd dans la nuit des temps. Ainsi, nous avons beau approfondir notre réflexion sur l'histoire de la nation arabe, nous ne pouvons guère remonter au-delà d'un siècle et demi - peut-être un peu plus - avant la date de l'hégire, pour trouver une production littéraire plus près de la phase de la maturité que du stade de ses premiers balbutiements. Par conséquent, nous allons d'emblée étudier les caractéristiques d'une époque qui a produit des chefs d'oeuvre comptant parmi les éternelles créations littéraires que l'humanité a produites, et qui sont le fruit d'une mobilisation des ressources de la sensibilité et de l'esprit.
Notre étude ne sera donc pas une entreprise facile à mener, parce qu'elle ne va pas se limiter à un des aspects sur lequel nous comptons nous focaliser lorsque nous allons évoquer la portée du concept littéraire objet de notre analyse. Nous devons lui associer les autres aspects de l'effort intellectuel, et considérer ces différentes composantes comme faisant partie intégrante de la même entité. Lorsque nous envisageons la littérature en tant que mouvement de l'expression orale ou écrite de la vie littéraire d'une nation, nous pensons aussitôt à un style d'écriture artistique, à une poésie dominée par l'inspiration sentimentale, aux maximes portées en règles de morale et de conduite, ou à d'autres considérations en rapport avec les qualités esthétiques des oeuvres littéraires.
Mais, ce n'est malheureusement pas ce qui se présente à nos yeux lorsque nous abordons l'histoire de la littérature arabe. Nous y trouvons, mêlées sous ce vocable, des traces de pensées profondes. Celà ne veut pas dire que c'est l'incapacité dans laquelle nous nous sommes trouvés jusqu'ici de différencier entre le domaine de la pensée pure et la littérature proprement dite qui nous a dicté d'élargir l'espace littéraire en donnant une place de plus en plus grande au vaste champ de la pensée à côté de celui des sentiments et des émotions. Il en résulte une certaine difficulté de trouver une différence fondamentale entre le concept littéraire et le domaine de la pensée, surtout par le passé où ni l'un ni l'autre ne paraissait de manière distincte comme nous le percevons aujourd'hui en érigeant l'activité littéraire et le domaine spécifique de la pensée en deux disciplines autonomes.
L'histoire de la littérature a quelquefois une signification extensive, englobant tout l'héritage du passé; mais cette constatation ne nous empêche pas de chercher à en donner une définition claire, qui puisse faciliter la distinction entre les oeuvres littéraires et les pensées philosophiques, ce qui nous aidera à comprendre et à apprécier les premières et à nous rapprocher des secondes pour nous familiariser avec elles dans un premier stade afin de mieux appréhender l'influence qu'elles exercent sur la littérature.
Définition de la littérature
Si nous empruntons le chemin le plus court pour définir la littérature, nous constaterons qu'il existe un domaine de la recherche propre à la science, tandis que la littérature, par sa vivacité et sa fertilité, offre un domaine plus large qui permet aux sentiments de se manifester avec toutes les tendances et les états affectifs qu'il se propose de prospecter en cherchant à s'intégrer dans leur sphère d'influence et à pénétrer au plus profond de la sensibilité affective. Partant de cette précision, nous pouvons envisager la littérature dans toute la réalité de ses manifestations. Celles-ci expriment les sensations internes que nous éprouvons tantôt avec douceur tantôt avec rudesse, sans que nous parvenions à en déceler l'origine ni à savoir l'effet qu'elles provoquent sur notre moi conscient, quand bien même nous approfondissons notre réflexion sur la philosophie de la vie et que nous faisons appel à la science pour nous aider à comprendre l'origine du phénomène microbiologique de notre existence.
Il ne fait aucun doute que c'est grâce à notre cerveau que nous pouvons exprimer nos sensations. C'est ainsi que la vie de l'esprit se mêle à celle des sentiments et qu'il est souvent difficile de faire la part de chacune d'elles pour savoir laquelle est à classer dans le domaine de la pensée et laquelle dans celui de la création littéraire. Nous devons toutefois observer qu'il existe une différence très claire entre le cerveau en tant qu'organe essentiel de la pensée qui commande toutes les facultés mentales, et en tant que siège où se localisent les faits psychiques élémentaires qui font partie de la vie sensorielle. Mais il a été convenu de classer dans la catégorie du sens de l'intellect certaines activités puisant leur force dans la capacité intellectuelle qui permet de discerner les situations et les comparer entre elles, et dans la catégorie des comportements instinctuels les activités qui trouvent leur origine dans les dispositions innées qui commandent une certaine façon de vivre qu'on appelle le sens psychique.
Les objectifs de la littérature
En nous imaginant qu'il existe un rapport étroit entre la littérature et les impulsions internes qui nous poussent à devenir des hommes de lettres dans certaines circonstances, voire dans la plupart des cas, nous sommes tenus impérativement d'essayer de comprendre les visées lointaines que le sentiment littéraire qui nous envahit nous fait entrevoir. Ces visées qui nous indiquent que la fonction de la littérature dans la vie ne fait pas l'unanimité ne craignent ni ambiguités ni tromperies. Elles sont enracinées au plus profond de nous-mêmes, et nous en saisissons toute la portée. Nous constatons que la littérature a rempli sa fonction dès lors que nous avons rendu compte des palpitations de notre coeur et entendu les autres exprimer les mêmes sensations. A mon avis, je pense que ces visées se limitent à trois points:
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La littérature essaie de donner une image fidèle de la vie à partir d'une description fragmentaire de ses aspects cachés et une analyse des données objectives du milieu social. Elle est de ce fait un miroir dans lequel les générations à venir peuvent voir le reflet de la vie de celles qui les ont précédées et se faire une idée plus ou moins exacte de ses caractéristiques et des impacts qui se sont exercés sur elle.
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La littérature essaie toujours d'exprimer la plupart des sensations qui s'embrasent dans nos entrailles, frémissent dans nos coeurs et réveillent notre fibre sentimentale. Elle n'a pas pour fonction d'analyser les penchants de l'esprit ou les influences sur le psychisme d'une manière scientifique. Sa fonction principale est de présenter ces sensations telles qu'elles sont et de les montrer dans leur réalité objective. Ici, il convient de signaler que la science n'a pas encore réussi à pénétrer le secret de ces sensations malgré les progrès accomplis et les résultats obtenus dans ce domaine. Elle se limite à les analyser en se fondant sur des postulats périodiquement remis en question et infirmés par l'expérience.
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La littérature est une école de formation où se cultive le goût du beau grâce à la hauteur des sentiments que nous ressentons dans notre for intérieur, qui atténue l'ardeur des émotions que nous cause ce qu'il y a de beau chez l'homme et détourne la force créatrice en direction d'une profonde sensibilité qui survit à la disparition de cette beauté, se renouvelle à chaque instant sur les pages de notre existence et en immortalise l'héritage à travers les siècles. La fonction de la littérature - ou sa mission - est de mettre en valeur le beau dans l'acception absolue du terme, et de nous y intégrer, non pas physiquement mais moralement.
Quels sont les facteurs qui exercent leur impact sur la littérature? Quelle influence exerce la littérature sur le monde qui l'environne?
Je ne suis pas de ceux qui croient que seule la politique imprime une certaine orientation au courant littéraire et fait en sorte qu'il traverse une période florissante qu'on qualifie d'âge d'or, et recule pendant la période de décadence. Non, je ne fais pas partie de cette catégorie de gens qui pensent ainsi, pas plus que je dénie à la politique toute influence sur la littérature, à l'instar de tous les autres facteurs qui exercent leur impact sur elle et subissent son influence en retour. Il n'y a rien d'étonnant à ce que la littérature se laisse influencer par tout et exerce son influence sur tout, car elle est l'instrument sensible qui mesure les battements de coeur de la nation. La politique influe donc sur le courant littéraire comme toutes les autres choses. Mais quelles sont ces autres choses, ou plutôt ces facteurs autres que politiques qui influent sur le monde des lettres?
Il n'est pas aisé d'essayer d'énumérer les facteurs d'influence, car ils sont très nombreux et variés, ayant rapport avec l'espèce humaine tantôt à titre individuel, tantôt sur un plan collectif.
Ils sont en rapport avec l'individu qui s'inscrit dans le mouvement littéraire par l'apport de son inspiration créatrice qu'il enveloppe dans un emballage de sentiments de nature à provoquer l'admiration, et qui met tout son esprit au service de la critique comme d'une balance pour évaluer cette création en en séparant le grain de l'ivraie.
Les facteurs d'influence se situent également au niveau de la collectivité, que ce soit dans ses mouvements ou dans son état d'immobilisme, que ce soit dans son optimisme ou son pessimisme, ou encore dans ses orientations, ses traditions et ses objectifs. Ils se situent au niveau de la collectivité dans tous ces courants que les nations puisent dans les religions, les sciences et les théories. Ils se situent au niveau de la collectivité dans tous ces critères qui font la vie de la nation, et que celle-ci affine et complète en fonction de son appréciation des choses, et plus particulièrement de son appréciation du beau. Ils se situent au niveau de la collectivité dans le milieu ambiant de la nature dans lequel elle évolue et dans ce climat qui se caractérise tantôt par une chaleur torride en été et un froid glacial en hiver, tantôt par un temps plus doux et plus clément.
Je risque d'être trop long en vous imposant une énumération exaustive de tous les facteurs d'influence. Aussi, pour être bref, vais-je me résumer en précisant que tout ce qui influe sur la littérature rejaillit sur la nation, a une incidence sur la collectivité et imprime à l'individu une voie à suivre dans la vie. Tout ce qui tombe sous les sens de l'homme de lettres se reflète dans sa production littéraire et provoque un écho qui peut être profond, retentissant et fort, ou étouffé sous l'influence des rotations de la terre, mais laisse impérativement quelques traces dans son subconscient.
Si nous essayons de saisir ce qu'un auteur ressent, et que nous voulions jeter un coup d'oeil sur une oeuvre ou une école littéraires, nous ne devrons pas nous limiter à l'étude des bouleversements politiques qui ont marqué l'époque que la recherche littéraire nous a amenés à envisager sous le double aspect individuel et collectif. Au cas où les informations dont nous disposons sur le passé ne fournissent que des indications sommaires et superficielles sur l'époque ou l'école littéraires considérées, il appartiendra aux hommes de lettres les plus versés dans la matière de naviguer avec leur imagination dans le monde des conjectures et des hypothèses et nous livrer le résultat de leur réflexion sur les diverses influences exercées sur le courant littéraire en question, étant donné qu'ils perçoivent ces incidences au travers de leurs analyses et du goût qu'ils portent à l'histoire de la littérature. Celà ne risque pas de porter préjudice à l'homme de lettres de renouer le contact avec la vie du passé et de l'intégrer dans sa propre vie en y associant son génie avec une illustration sincère et les ressources d'une imagination harmonieuse.
Si la littérature est influencée par toutes sortes de facteurs et exerce à son tour un impact sur tout ce qui l'environne, ceci reviendra à dire qu'elle a une mission dans la vie et qu'elle se fait un devoir de l'accomplir pour être à la hauteur de ce qu'on attend d'elle. L'esprit de l'homme de lettres est en proie à un flamboiement de pensées et se trouve constamment ballotté entre le bien et le mal. Il est en permanence agité par des vagues qui soulèvent les influences qu'il émet, et subit à son tour l'influence de l'intonation que la littérature fait surgir du fond de son être.
Si vous voyez un bouleversement politique important, il ne sera pas impossible que la littérature ait joué le rôle principal dans son théâtre; et si vous êtes témoin de l'avénement d'un renouveau culturel, l'idée qui vous viendra aussitôt à l'esprit sera que la première source de référence en est une littérature dominée par des chants allégoriques parmi les oeuvres littéraires et artistiques qui ont recours à cette forme d'expression ou qui cherchent à atteindre un objectif déterminé. Si vous remarquez qu'un milieu amorphe commence à prendre vie, vous devrez vous assurer que la littérature a fait son oeuvre parmi les morts comme parmi les vivants, ressuscitant les âmes et les ramenant à ces spectres encore en vie bien qu'ils se soient éloignés d'elle depuis fort longtemps.
Les horizons de la littérature
Quel est le domaine qui est au centre des préoccupations littéraires, et quel est celui qui ne l'est pas?
La réponse à cette question nous amène à nous imaginer les horizons vers lesquels tend la sensibilité de l'homme qui évolue dans le monde des lettres. La littérature aborde tous les sujets qui traitent de la vie, et en particulier des mouvements de sensibilité qui s'y exercent. Mais il reste à savoir comment la littérature traduit les manifestations de la vie. Elle les exprime dans une optique de l'art pour l'art. Elle se limite dans ses descriptions à observer dans les principaux évènements de l'existence ceux qui restent gravés dans le coeur humain, et à rendre les sensations qui dominent l'activité de tout homme doué d'une sensibilité débordante, qui jaillit du tréfond de lui-même, sans qu'il sache au juste où se situe le siège des sentiments dans son for intérieur.
L'homme de lettres n'aborde pas qu'un seul aspect de la vie et ne fait pas davantage partie d'une catégorie particulière de l'espèce humaine. Si tu as la bonne fortune d'avoir un coeur sensible et une inspiration poétique qui te permet de t'exprimer dans une langue châtiée et d'exceller dans l'exposé de tes descriptions, tu trouveras partout autour de toi des scènes qui invitent à la réflexion, à la rêverie et à de profonds soupirs. C'est ce qu'on appelle la littérature instinctive au vrai sens du terme. Si tu arrives à rendre cette réflexion, cette rêverie et ces soupirs de manière à les conserver dans la mémoire collective des générations qui se succèdent, ton nom sera immortalisé indépendamment des motifs qui ont provoqué chez toi le déferlement de ces vagues de sensibilité débordante.