Dans l'essai biographique qu'Abou Bakr Kadiri a consacré à la vie et aux activités de Saïd Hajji dans les domaines politique, culturel et journalistique, l'auteur a publié au tome 1, pages 77 et suivantes, des fragments du bloc-notes de l'intéressé et les a assortis du commentaire suivant:
"Saïd avait un esprit d'une grande fécondité. Ses activités étaient multiples et variées. Pendant qu'il mûrissait l'idée d'un projet qui lui tenait au coeur, il ne perdait pas de vue les sujets culturels, objet de ses recherches permanentes. Les questions d'ordre politique l'incitaient à commenter les faits marquants de l'actualité au fur et à mesure de leur déroulement, comme s'il craignait d'être dépassé par le flot des évènements qui se succèdaient à une cadence accélérée et de risquer de les oublier avec l'inexorable écoulement du temps.
C'est pour cette raison qu'on le voyait se retirer de temps en temps dans un lieu solitaire pour consigner, ne fût-ce que de manière schématique, les évènements qu'il a vécus ou qu'il a contribué de près ou de loin à façonner, si ce n'était pas pour échafauder les grandes lignes d'un projet qu'il comptait tôt ou tard réaliser. Il est regrettable que ce bloc-notes n'ait été tenu que de manière épisodique. Je n'ai pu malheureusement en conserver que quelques fragments sur des feuilles éparses.
Mais, compte tenu de l'importance de la matière qui s'y trouve consignée, matière écrite à chaud, enregistrant les principaux évènements du Mouvement National et les phases de la lutte menée contre la politique coloniale de la France dans notre pays, il ne fait aucun doute que les quelques indications fournies dans les fragments de ce bloc-notes revêtent le caractèere de crédibilité d'un véritable document historique".
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Fragments de notes concernant la période du 16 au 22 juillet 1930
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Mercredi 16 juillet 1930
Il ne s'est produit ce jour rien de nouveau sinon que les nouvelles en provenance de Fès et d'ailleurs font état de l'extrême gravité de la situation en ce sens que les masses populaires ont pris conscience du danger que représentait la mise en oeuvre du nouveau dahir pour l'unité linguistique et religieuse du pays.
La jeunesse de Salé a tenu une réunion à laquelle a participé Elyazidi. Il a été décidé au cours de cette réunion qu'une délégation se rende le lendemain matin à Rabat pour se renseigner auprès du Directeur des Affaires Indigènes,Mr Benazet, sur le sort d'Abdellatif Sbihi.[6]
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Jeudi 17 juillet 1930
Les membres de la délégation de Salé, qui était composée de Mohammed Chemao, Abdelkrim Sabounji, Kacem Hassar et Abdelkrim Hajji, se sont rendus au courant de la matinée du 17 juillet auprès du Directeur des Affaires Indigènes qui leur a réservé dans son bureau un accueil chaleureux et empreint de courtoisie. Lorsqu'ils l'ont interrogé sur le sort d'Abdellatif Sbihi, il leur a demandé de s'entretenir d'abord avec eux sur la question berbère. Ils ont compris à travers son exposé qu'il cherchait à justifier la position de la France à l'égard de l'Islam et à soutenir que son pays appréciait et respectait notre religion et faisait tout son possible pour sa conservation. Il leur a conseillé de suspendre le mouvement de protestation jusqu'au retour du Sultan, et leur a promis - promesse de gascon - sur l'honneur qu'il mettra tout en oeuvre pour soumettre cette question à l'étude. L'entretien n'a guère dépassé les limites de l'habilité politique qui a permis au Directeur des Affaires Indigènes de déformer la réalité comme bon lui semblait. Il a duré plus de deux heures au cours desquelles les principaux problèmes d'ordre politique et religieux ont été abordés.. Les membres de la délégation se sont vus offrir de hautes fonctions en contrepartie de leur acceptation d'arrêter le mouvement de protestation et de soutenir le gouvernement dans son action.
En ce qui concerne Abdellatif Sbihi, Mr Benazet a fait savoir à ses interlocuteurs qu'il allait être déféré devant le pacha de Marrakech, puis il s'est rétracté en disant que l'inculpé allait devoir répondre de ses agissements devant les autorités compétentes, et que le motif de son éloignement était dicté par les atteintes graves à l'ordre public provoquées par le mouvement de protestation que l'intéressé aurait initié. Il semble, à en juger par ses propos, que le Gouvernement du Protectorat ne sait pas quelle décision prendre et qu'Abdellatif Sbihi allait être maintenu en exil à Marrakech pour une période indéterminée.
La nouvelle de l'entretien que les membres de la délégation de Salé ont eu avec le Directeur des Affaires Indigènes s'est propagée dans les deux villes voisines de Salé et de Rabat, et delà elle s'est diffusée à travers tout le Maroc. Elle a nourri de nombreux commentaires. Nous avions vraiment l'impression de nous être acquittés avec succès de la mission qui nous était impartie. Nous avons procédé à une vaste collecte de fonds pour subvenir aux besoins des pauvres après la prière du vendredi, et nous avons ainsi créé un sursaut de conscience ainsi qu'un profond sentiment de solidarité. Les initiateurs du mouvement étaient considérés par la population, toutes classes réunies, comme de véritables leaders politiques.
La jeunesse fassie a arrêté les voies et moyens pour enclencher le mouvement de protestation à Fès. Elle a chargé Abdeslam Elwazzani de prononcer un discours en son nom à l'issue de la prière du vendredi.[7]
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Vendredi 18 juillet 1930
L'opinion publique ne s'intéressait plus qu'à un seul sujet, à savoir la question berbère. La prière du latif a été dite dans 6 mosquées à Rabat. Des aumônes ont été distribuées dans certaines d'entre elles. A Salé, le latif a été déclamé dans l'enceinte de la grande mosquée, mais l'aumône a été dispensée dans l'ensemble des mosquées de la ville, où l'on a assisté à des scènes grandioses de solidarité.
Quant à la ville de Fès, elle n'a jamais connu pareille effervescence. Après la prière traditionnelle, les fidèles ont été appelés à se lever pour faire "la prière de l'absent". Puis, ils ont commencé à clamer à l'unisson la prière du latif. L'orateur désigné, Abdeslam Elwazzani, est monté au podium situé en plein milieu de la mosquée. Il a été accueilli dans un enthousiasme délirant et ovationné par une reprise impressionnante du latif. L'orateur a pu ensuite prononcer son discours qui était émaillé de mots d'ordre patriotiques ayant tous pour thème la question berbère. Il a procédé à une analyse exhaustive des clauses du dahir du 16 mai 1930 et mis en relief les dangers que faisait courir à notre patrie la mise en application d'un pareil texte de loi qui, sous couvert d'une prétendue réorganisation de la justice, visait en fait à substituer les coutumes berbères antéislamiques aux prescriptions du droit musulman qui s'appliquaient uniformément à l'ensemble des Marocains, qu'ils fussent d'origine arabe ou de souche berbère. L'orateur a ensuite invité la foule des fidèles à se rendre en masse au Mausolée Moulay Idris, où un nouveau discours a été prononcé par Sefrioui, suivi d'un commentaire des principaux thèmes de ce discours improvisé par Hachmi Filali. Les manifestants se sont ensuite dirigés par petits groupes vers la maison du pacha et celle du gouverneur de la région. En apprenant en cours de route que Sefrioui a été arrêté sur ordre du pacha, ils se sont mis dans tous leurs états et se sont rendus en courant au domicile de ce dernier, mais il leur a été répondu qu'il s'agissait d'une fausse nouvelle. Au bout de quelque temps, Sefrioui a fait son apparition, venant de la ville et non pas de la maison du pacha. Les manifestants ont commencé à se disperser. Mais au moment de quitter le domicile du pacha, une altercation a opposé un jeune patriote à un agent du service d'ordre. Cette altercation s'est soldée par un pugillat entre les parties en présence, nécessitant l'intervention du pacha, qui a convoqué quatre jeunes et les a condamnés à être fouettés et jetés en prison. Il a été ensuite procédé à l'arrestation d'une vingtaine de jeunes parmi les organisateurs de la manifestation. La ville de Fès a ainsi connu ce soir-là un regain énorme de tension accompagné de toutes sortes de rumeurs concernant l'intimidation de la population par la mise en oeuvre des mesures répressives dans toute l'étendue de leur sévérité.
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Samedi 19 juillet 1930
Dans la matinée de ce samedi 19 juillet, la jeunesse de Salé et celle de Rabat ont été informées que la mère du leader Abdellatif Sbihi[8] se proposait de prendre la parole devant les jeunes épris de liberté pour leur transmettre des messages de nature à stimuler leur fibre patriotique.
Le soir, nous avions rendez-vous à la grande mosquée de Rabat pour la déclamation du latif. A l'heure convenue, les gens de toutes les couches sociales y ont afflué remplissant l'intérieur de la mosquée malgré ses grands espaces. Il a été procédé à une lecture du Coran qui invitait à un profond recueillement, puis le latif a fusé de toutes les poitrines des personnes présentes.
Nous nous sommes rendus ensuite chez la mère d'Abdellatif Sbihi qui nous a réservé un accueil des plus chaleureux. Les jeunes de Rabat et de Salé ont pu s'informer mutuellement des actions entreprises par les uns et les autres. A 18 heures, nous nous sommes rassemblés dans l'enceinte du patio pour écouter le discours annoncé de la mère d'Abdellatif dont nous reproduisons ci-dessous les grandes lignes:
"Je vous souhaite une agréable soirée, mes enfants. Mon voeu le plus cher est de vous savoir tous en bonne santé et d'apprendre de chacun de vous des nouvelles rassurantes le concernant. Comment avez-vous accueilli la nouvelle de l'arrestation d'Abdellatif? Pour ma part, je suis heureuse et fière de la lutte que vous menez pour la défense de notre patrie et de nos valeurs spirituelles. Que Dieu vous aide et vous assiste dans l'épreuve que vous traversez en renforçant votre potentiel de résistance ainsi que votre disponibilité à servir votre patrie. C'est un bonheur pour moi que mon fils fasse partie de votre mouvement et qu'il ait été arrêté pour la noble cause que vous défendez et pour laquelle je suis disposée à donner le meilleur de moi-même, quitte à me sacrifier, à sacrifier mes biens, à sacrifier mes propres enfants. dans l'intérêt de notre chère patrie".
"Mes enfants, Ne ménagez aucun effort pour servir votre patrie et votre religion. Dieu est avec vous. N'ayez aucune crainte, sinon vous serez condamnés à être victimes de tous les déboires et toutes vos entreprises seront irrémédiablement vouées à l'échec. Mourir pour sa patrie et ses valeurs spirituelles vaut infiniment mieux que de mener une vie d'humiliation et d'indignité.N'ayez aucune crainte. Il n'y a qu'une seule mort, et les portes du paradis sont grandement ouvertes pour accueillir les combattants que vous êtes. Sachez que Dieu récompense les hommes qui font preuve de patience. C'est sur Lui que vous devrez compter pour que la foi qui vous anime et l'attachement que vous portez aux valeurs qui sont les vôtres fassent triompher l'équité et la justice dans notre pays".
Elle n'avait pas fini son discours que tous les visages étaient réjouis et semblaient dire: Quel heureux présage pour les Marocains d'avoir une telle femme qui fait honneur à l'élément féminin de leur pays. Fasse Dieu que les hommes s'inspirent de sa volonté, de sa détermination et de sa foi sans lesquelles, ils seraient dans l'impossibilité d'avoir l'élan nécessaire pour agir et accomplir leur destin.
Le soir, de nouvelles rumeurs ont circulé au sujet de l'affaire de Fès. Mais la réalité est ce que nous avons consigné la veille.
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Dimanche 20 juillet 1930
Les nouvelles de Fès se sont propagées de long en large à travers le pays, malgré les efforts que nous avons déployés pour éviter de les ébruiter. Mais, il est somme toute réjouissant de constater que leur diffusion a nourri auprès des masses populaires, en marge de la volonté dont les manifestants faisaient preuve, un regain d'activités doublé de la ferme détermination d'aller jusqu'au bout de leurs forces de résistance à l'oppression. Les gens n'avaient plus d'autre sujet de conversation que celui de l'héroïsme des Fassis. Ils nous reprochaient de ne pas leur tenir compagnie dans les geoles du pouvoir. Les mêmes sources nous apprennent que le peuple est toujours en état de révolte, qu'il a dit la veille la prière du latif et n'a compté aucune défaillance dans les rangs des participants.
En ce qui concerne la jeunesse de Salé, elle a fait du porte-à-porte pour informer les commerçants et les industriels que le latif sera dit à la grande mosquée après la prière de l'Asser (aux environs de 16 h). A l'heure convenue, la mosquée était littéralement prise d'assaut par les manifestants dont le nombre était évalué à plus de 4000. Par rapport à une ville comme Salé, ce chiffre est pour le moins impressionnant. La présence d'une très grande délégation de Rabat a été fort remarquée. La manifestation a commencé par la lecture de quelques versets du Coran. Puis, après la prière de l'Asser, différentes supplications ont été adressées à Dieu, suivies de la prière du latif qui a été reprise d'une seule voix par l'ensemble des personnes présentes. Le texte de cette prière a été conçu par l'un des participants qui a improvisé à cette occasion un vers dont la rime du premier hémistiche est le mot "latif" qui veut dire "miséricordieux" et celle du second hémistiche "Abdellatif" qui veut dire "le serviteur de Dieu le miséricordieux". Ce vers qui associe un des qualificatifs de Dieu au nom du leader exilé, se présente comme suit:
Aie pitié de tes sujets, oh Dieu! oh Latif!
Ordonne que soit libéré AbdellatifL'écho du latif a retenti dans les quatre coins de la ville. A notre sortie de la grande mosquée, nous nous sommes rendus à la plage où nous avons abordé des questions d'actualité politique et sociale. Le soir, la jeunesse de Salé s'est réunie au domicile du No 75[9] en présence d'Elyazidi et Abdellatif Laâtabi.
Plusieurs sujets ont été débattus au cours de cette réunion. Mais la question qui dominait toutes les autres était le problème posé par l'exil d'Abdellatif Sbihi. Le No 75 a proposé qu'une délégation de jeunes de Salé se rende dans les meilleurs délais à la Direction des Affaires Indigènes pour s'enquérir auprès de Mr Bénazet du sort de l'exilé. Après examen de cette proposition, elle a reçu l'aval du groupe. Un comité a aussitôt été constitué parmi les membres présents, groupant Elyazidi, Chemao et Abdelkrim Sabounji.
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Lundi 21 juillet 1930
Une fatigue générale ayant contraint Abdelkrim Sabounji à garder le lit, seuls Elyazidi et Chemao se sont rendus auprès du Contrôleur Civil Chef de la Région de Rabat. Ils se sont longuement entretenus sur la question berbère. Le problème posé par l'exil d'Abdellatif a été au centre de l'entretien. Le Chef de Région a ensuite demandé à ses interlocuteurs de réduire l'état de tension et les a assurés que leurs demandes seraient prises en considération - mais ce n'était malheureusement que des promesses d'un homme politique qui n'allaient aucunement être suivies d'effet -. A la fin de l'entretien, le Chef de Région leur a fait part de son intention de s'enquérir sur le sort d'Abdellatif auprès du Directeur des Affaires Indigènes et leur a promis de les recontacter mardi pour les tenir informés des résultats de ses démarches.
Au courant de l'après-midi, Chemao est allé voir le contrôleur civil de Salé au sujet de la revue égyptienne "Al Mousawar" que le gouvernement croyait à tort qu'elle était interdite depuis quelques jours.[10] Il a saisi cette occasion pour orienter la discussion sur la question berbère. De l'entretien qui a duré plus de deux heures, il a pu apprendre que le gouvernement était résolu à amender l'article 6 du dahir du 16 mai 1930. Il est arrivé à cette conclusion après avoir dit au contrôleur: " Ce matin, nous étions Elyazidi et moi-même chez le chef de région, et il nous a confirmé que le dahir allait être abrogé à notre entière satisfaction après le retour du Sultan de son voyage en France" et que le contrôleur, qu'ils avaient mis dans l'embarras, leur a répondu: "Il n'est pas question d'abroger le dahir; seul l'article 6 en sera modifié".
Le contrôleur a été acculé à apporter cette précision en pensant que c'est ce qu'a dû dire le chef de région à ses deux interlocuteurs, et il en a déduit que le gouvernement n'appréciait guère la punition du fouet qui a été infligée à la jeunesse fassie. Il a ajouté que la puissance protectrice n'appréciait guère les châtiments corporels dont on lui imputait la cruauté et la barbarie, et que probablement le gouvernement aurait rappelé le pacha de la ville à l'ordre au sujet de cette affaire.
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Mardi 22 juillet 1930
Il ne s'est rien passé de nouveau au courant de cette journée. Tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. Les gens ont commencé à nourrir l'espoir que le dahir allait être abrogé. Le commandant de la région a répondu à Elyazidi qu'il permettait à l'un des proches d'Abdellatif d'aller lui rendre visite à Marrakech et qu'il lui suffisait pour celà de demander l'autorisation au contrôleur civil de la circonscription de Salé. Par ailleurs, aucune nouvelle digne de foi ne nous est parvenue jusqu'à présent de Fès. Il semblerait, selon certaines rumeurs incontrôlées, que le gouvernement aurait essayé d'élargir Elwazzani, mais que celui-ci aurait refusé de sortir de prison avant que les autres détenus ne soient tous libérés.
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Fragments de notes concernant la période du 4 au 22 juillet 1932
Le groupe de Fès a décidé de commémorer le jour anniversaire de la grande manifestation au cours de laquelle les jeunes manifestants ont été arrêtés et bastonnés sur ordre du pacha. Ils ont distribué la veille des tracts rappelant à la nation le devoir de solidarité qui s'était manifesté ce jour-là et en ont affiché d'autres sur les murs de la ville. Cette action de distribution et d'affichage s'est limitée à la seule ville de Fès. Parmi les jeunes qui se sont portés volontaires pour mener à bien cette opération, il y avait Ibrahim Elwazzani que les services de sécurité ont arrêté "en flagrant délit" et conduit manu militari en prison où il a été exposé à la torture depuis son arrestation jusqu'à ce jour. Il était fouetté pendant les interrogatoires pour qu'il dénonce ses camarades qui étaient chargés comme lui de la distribution des tracts. Mais il a fait preuve d'une grande force de caractère et d'un courage à toute épreuve en refusant de livrer les noms de ses compagnons de lutte, ce qui a raffermi l'espoir et l'esprit de sacrifice dans les milieux de la jeunesse et les a renforcés dans leurs convictions et leur attachement aux valeurs de liberté et de dignité qui les animaient.
A partir de ce jour-là, Fès est devenue pareille à une ville en état de siège. Les sorties de nuit sont interdites à l'heure du couvre-feu. De nombreuses personnes ont été arrêtées et accusées pour des motifs insignifiants que rien ne justifiait. Le dispositif de contrôle a été renforcé dans tous les coins de la ville. Le moindre soupçon entraînait l'arrestation des innocents qu'on traîtait comme de banals suspects potentiels.
A titre d'exemple, on peut citer le cas d'un chauffeur de taxi qui, pour avoir enfreint l'injonction d'un agent de police en ne s'arrêtant pas à son signal, a été abattu à bout portant par le représentant de l'ordre public au motif que l'intéressé ne lui inspirait pas confiance. Le lendemain, les journaux locaux ont rapporté que le chauffeur de taxi aurait été surpris pendant qu'il escaladait le mur de l'Administration de la Région. Ils ont complètement déformé la réalité pour couvrir le coupable et justifier l'acte criminel qui l'exposait à des poursuites pénales. Le chauffeur de taxi est ainsi la première victime du mouvement de protestation contre le dahir berbère.
Un autre exemple nous est fourni par la mesure d'arrestation que le gouvernement a prise de manière arbitraire à l'encontre de l'instituteur Bouchta El Jamii[11] qui donnait des cours aux élèves des écoles publiques et dont le crime qui lui était reproché était de croire à l'idéal patriotique et de compter beaucoup d'amis à Fès. Il lui a été proposé un poste de secrétaire "adoul" dans sa localité, mais il l'a refusé préférant la prison au marché de dupe qu'on lui faisait miroiter contre son éloignement de la ville de Fès.
De retour à Salé, je me suis enquis des évènements auprès de mes amis et j'ai pu apprendre qu'un embryon d'une association s'était constitué et s'était engagé à entreprendre un certain nombre d'actions. J'ai étudié les voies et moyens pour parvenir à renforcer les assises de ce groupement qui a aussitôt avalisé les propositions que je lui ai faites. Nous avons convenu de tenir une série de réunions pour mettre au point un programme assorti d'un plan d'action que nous avons limité dans un premier stade aux points suivants:
Création d'une caisse nationale
Etablissement de liens entre la jeunesse marocaine et l'étranger
Adoption d'un pacte national
L'étude du premier point que nous avons inscrit à l'ordre du jour de nos réunions nous a permis d'explorer deux voies pouvant conduire l'une et l'autre à renflouer la caisse nationale que nous avons décidé de créer:
Achat de livres et d'autres objets susceptibles d'éveiller l'esprit patriotique et leur mise en vente à des prix convenables afin d'alimenter la caisse nationale avec les bénéfices réalisés.
Incitation des membres actifs et des personnes des milieux aisés à verser des dons mensuels. Nous avons dressé une liste exhaustive des donateurs potentiels, et chacun de nous s'est chargé de prendre attache avec les personnes de son entourage et de son cercle de connaissances.
Au courant de la journée du 14 juillet 1932, nous avons appris qu'Elyazidi, Sbihi et Al Attabi ont été amnistiés. Le soir, le père d'Elyazidi a reçu un télégramme de son fils annonçant son retour. L'épouse d'Al Attabi a également été informée du retour de son mari. Ces nouvelles nous ont comblés de joie. Le lendemain, Al Attabi et Elyazidi sont arrivés respectivement à 3 heures de l'après-midi et à 10 heures et demie du soir.
Nous étions dans l'ignorance totale des circonstances qui ont ainsi accéléré l'élargissement de nos compagnons; mais lorsque nous nous sommes réunis avec eux, ils nous ont informés que le contrôleur civil les a convoqués dans la matinée du vendredi pour leur signifier qu'ils étaient libres de rentrer chez eux, et leur a montré un télégramme en provenance de la Résidence Générale de France à Rabat les amnistiant à l'occasion de la fête du 14 juillet. Mais nous nous sommes assurés par la suite que la mesure de libération avait été prise non pas par la Résidence Générale, mais par le Gouvernement français. Les visites des parents et amis d'Elyazidi ont duré 4 jours au cours desquels il nous était pratiquement impossible de nous réunir en tête-à-tête avec lui.
Une semaine après leur arrivée, ils se sont rendus auprès du contrôleur civil chef de la région de Rabat qui leur a fait part de la joie qu'il avait de se réunir avec eux. Mais, lorsqu'ils l'ont interrogé sur la question berbère, il leur a répondu qu'il ne pouvait pas s'entretenir avec eux sur ce sujet et leur a fait savoir que le directeur des renseignements généraux voulait les rencontrer mais qu'il a eu un empêchement de dernière minute, ayant été appelé d'urgence à la Résidence générale. Un rendez-vous a été convenu pour le lendemain. Lorsqu'ils ont été reçus par le directeur des renseignements, qui les a fait attendre plus d'une heure après l'heure convenue, il leur a montré une sorte de disponibilité à aborder avec eux l'éventualité de leur recrutement dans la fonction publique; et, s'adressant à Elyazidi, il lui a dit:
Votre père n'est pas du tout tranquille à votre sujet.Vous avez besoin de beaucoup de repos et de stabilité.
Oui, c'est vrai, lui a -t- il répondu. Je compte prendre un à deux mois de repos
Lorsque Elyazidi a dévié la conversation sur la question berbère, le directeur des renseignements a essayé de lui donner l'impression que cette affaire ne revêtait à ses yeux aucune importance; et chaque fois qu'Elyazidi revenait à la charge, son interlocuteur esquivait la difficulté.
Mais, à force de patience, l'entretien a fini par prendre son cours normal; et le directeur des renseignements a déclaré que le gouvernement du protectorat a promis aux Berbères de tout mettre en oeuvre pour sauvegarder leurs us et coutumes, et qu'il n'était nullement question qu'il faille à ses engagements. Elyazidi lui a rétorqué que les Berbères avaient d'autres revendications que la conservation de traditions périmées.
Là-dessus, le directeur des renseignements a exhibé un document que Sa Majesté le Roi a soumis à ses sujets de souche berbère leur donnant à choisir entre la justice du Cadi et celle de leurs assemblées locales.
Et Elyazidi de répondre: Comment se fait-il que les représentants des tribus qui ont fait part au Souverain de leur volonté de rester soumis à la justice du cadi, ont été conduits en prison?
Le directeur des renseignements, à bout d'arguments, lui a répliqué que les représentants de ces tribus manquent de stabilité et viennent chaque jour avec de nouvelles doléances. Puis, il lui a laissé entendre que le gouvernement n'accepte en aucune manière de se soumettre aux pressions populaires. Les Marocains, a -t-il ajouté, doivent faire preuve de patience; le Sultan va probablement amender lui-même le dahir, mais il lui est impossible de prendre une telle décision dans un climat de tension comme celui que nous vivons actuellement.
Elyazidi a ensuite abordé la question de l'enseignement de l'arabe aux Berbères, mais la réponse de son interlocuteur a été catégorique sous prétexte que ce sont les Berbères eux-mêmes qui refusent d'apprendre cette langue.
En conclusion, on peut dire que rien de constructif ne s'est dégagé de cet entretien et que le directeur des renseignements n'a fait que dissimuler les intentions véritables de la puissance protectrice. Nous sommes entièrement persuadés que même si l'Autorité du Protectorat voulait modifier du jour au lendemain les clauses de ce dahir et par la même occasion sa politique berbère, le directeur des renseignements n'aurait pas tenu un autre langage que celui qu'il venait de tenir devant Elyazidi. Sinon, il risquerait de se mettre dans une position de faiblesse et donnerait l'impression de manquer de fermeté
A l'issue de l'entretien que notre ami Elyazidi a eu avec le directeur des renseignements Généraux, nous avons tenu une réunion pour évaluer la situation et arrêter les modalités de notre action à venir. Malheureusement, les visites ininterrompues nous ont empêchés de tirer les conclusions pratiques de l'analyse à laquelle nous nous étions livrés. Nous avons alors décidé, Elyazidi, Omar ben Abdeljalil et moi-même, de sortir de la maison pour pouvoir poursuivre notre analyse loin de la foule des visiteurs.
En marchant, nous avons élaboré un plan d'action comprenant les différents points qui doivent être soumis à une réflexion approfondie tant sur le plan intérieur qu'en ce qui concerne la poursuite de nos activités à l'étranger. Omar ben Abdeljalil prendra l'avis des camarades du groupe de Fès, et chacun de nous trois s'est engagé à étudier les voies et moyens qu'il conviendra d'adopter, d'abord dans le secret de sa conscience, avant de soumettre les conclusions de ses réflexions à l'examen du groupe de la ville qu'il représente. Puis,les représentants des différentes villes se réuniront dans une séance plénière pour débattre des solutiions proposées et adopter à leur égard une position commune.
Nous nous sommes quittés sur cet accord de principe vers minuit. C'était la nuit du vendredi 22 juillet 1932.
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Fragments de notes concernant les journées du 26 et du 28 juillet 1932
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Le 26 juillet 1932
Ce jour, je suis monté à Rabat où j'ai d'abord rencontré Driss Albnioui[12] L'essentiel de l'entretien que nous avons eu s'est focalisé sur les tentatives des Français de rallier à leur cause certaines notabilités influentes auxquelles ils se plaignaient du refroidissement constaté dans les rapports des gouvernés avec les gouvernants, et leur demandent d'user de leur charisme pour contribuer à l'amélioration de ces rapports dont la dégradation semble faire tâche d'huile dans l'ensemble du pays. Mais, lorsque ces notabilités les interrogeaient sur la question berbère, ils se contentaient de répondre qu'il n'était pas dans leurs intentions de s'y intéresser, du moment que les décisions concernant cette affaire ont déjà été prises conformément au voeu des Berbères eux-mêmes.
Ensuite, j'ai rejoint Elyazidi au jardin public. Notre entretien a porté sur deux informations contradictoires concernant les évènements de Fès:
La première fait état de ce que la jeunesse fassie venait de commettre un avocat pour assurer la défense de Brahim Elwazzani, et que cet avocat aurait demandé au gouvernement français de faire pression sur le résident général de France à Rabat pour qu'il procède à l'élargissement de l'intéressé qui avait besoin de soins hospitaliers. En effet, la rumeur de son admission à l'hôpital s'est vite répandue, tandis qu'une autre rumeur le donnait pour mort.
La seconde est que Brahim Elwazzani, après avoir longtemps résisté aux pressions exercées sur lui pour livrer les noms de ses compagnons, aurait fini par avouer les liens qu'il entretenait avec chacun d'eux. Il aurait déclaré recevoir les tracts par l'intermédiaire de Mékouar qui était protégé anglais, que celui-ci les recevait à son tour par le biais de Haj M'hammed Bennouna de Tétouan et, remontant la filière, il aurait dit que les tracts étaient conçus et réalisés à Genève par Mohammed Mekki Naciri et Mohammed Hassan Elwazzani, qui les transmettaient à Ahmed Balafrej à Paris, lequel se chargeait de les expédier à Tétouan. J'ai aussitôt fait savoir à Elyazidi qu'une telle rumeur était sans fondement et relevait de la pure calomnie. Les tracts n'empruntaient guère le circuit dont on attribuait l'aveu à Brahim Elwazzani. C'est encore un de ces bobards que le gouvernement diffuse quand il envisage d'atteindre un but précis. On ne peut donc lui accorder aucune crédibilité. Notre ami Elwazzani n'entretient aucun rapport avec l'étranger et ignore totalement l'existence de correspondants qui opèrent sur l'étranger à partir du Maroc.
Lorsque nous sommes arrivés au domicile d'Elyazidi, nous nous sommes mutuellement informés sur les développements de l'affaire du dahir du 16 mai 1930. J'ai attiré son attention sur le fait que ceux qui venaient d'être amnistiés se seraient engagés à renoncer à poursuivre la lutte avec leurs camarades qui, eux, continuent de tenir ferme à leurs principes. Elyazidi m'a informé à son tour, qu'il s'était rendu chez le chef de la région civile de Rabat pour en savoir plus sur les intentions du gouvernement du protectorat en ce qui concerne l'affaire du dahir berbère, mais celui-ci s'est refusé de lui dire plus que ce que lui avait déclaré le directeur des renseignements généraux.
Elyazidi m'a alors avoué qu'il ignorait tout des évènements qui se sont produits en son absence au Maroc et à l'étranger. Je lui ai dressé un tableau en miniature de ce qui s'est passé à Salé ainsi que des activités de la jeunesse slaouie et lui ai conseillé de se réunir en tête-à-tête avec Driss Albinioui qui détient des informations de première main sur les évènements intervenus à Rabat, et de prendre attache avec notre ami El Fassi en ce qui concerne la ville de Fès.
Puis, nous avons convenu de poursuivre la réflexion sur la question berbère; et au retour de notre ami El Fassi, nous prendrons une décision définitive au sujet des actions à entreprendre au Maroc et à l'étranger. Je lui ai également suggéré d'arrêter tout dialogue avec les représentants du gouvernement du protectorat jusqu'au voyage du résident général [13] en France. S'il est limogé ou simplement relevé de ses fonctions, nous saurons que le récent gouvernement français est soit décidé à changer complètement de tactique, soit au moins résolu à revoir ses moyens d'intervention au Maroc en y apportant du nouveau. Mais si le résident général est maintenu dans ses fonctions, nous saurons que les intentions de la France demeurent inchangées. Il nous appartiendra alors d'agir en conséquence en recourant à des moyens de lutte appropriés. Nous ne devons pas perdre de vue qu'il est de notre devoir de saisir cette occasion pour donner en France une large diffusion aux évènements de Fès, au mouvement de protestation contre le dahir berbère et au cahier des revendications du peuple marocain.
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Le 28 juillet 1932
L'Affaire Elwazzani
Hier, notre ami Hachmi Filali est arrivé à Salé. Nous avons abordé avec lui plusieurs questions parmi lesquelles l'affaire Elwazzani n'était pas des moindres. Il nous a informés que pendant les trois premiers jours de sa détention, les autorités ont essayé de faire pression sur lui pour qu'il leur livre le nom de l'autre personne qui distribuait les tracts avec lui. Mais, devant son obstination à garder le silence, elles ont décidé d'accompagner son interrogatoire de coups de fouet.
Après la comparution devant le pacha et la sortie des fonctionnaires à l'issue de l'audience, seuls restaient sur les lieux les agents de sécurité chargés d'infliger au "coupable" le cruel châtiment du fouet, en présence du pacha en personne. Mais il avait une force de caractère qui l'aidait à résister à tous les sévices corporels qu'il subissait en refusant de faire les aveux qu'on cherchait à lui extorquer. Malgré toutes les mesures prises par les autorités pour éviter que le châtiment du fouet infligé à l'intéressé ne s'ébruite sur la place publique, la nouvelle en a été propagée dans tous les coins de la ville avec la rapidité de l'éclair et à l'instant même où il était impitoyablement châtié. Les esprits étaient en proie à une profonde agitation. L'indignation de la population, toutes classes confondues, était à son comble. Mais, grâce à une force de volonté inébranlable et un esprit de sacrifice à toute épreuve, Elwazzani s'est comporté d'une manière exemplaire qui faisait honneur à la jeunesse marocaine en ne se laissant pas intimider par les moyens mis en oeuvre pour le faire parler. Ni les coups de fouet qu'il recevait sur toutes les parties de son corps ni les coups qu'on lui assénait à la tête et au visage n'ont eu raison de sa volonté de garder le silence. Au demeurant, se disait-il, advienne que pourra!
Il lui a été suggéré de créer de toutes pièces des motifs d'accusation pouvant conduire à l'arrestation de certains de ses camarades. Sur un ton ironique, il leur a répondu: "Si vous tenez absolument à ce que je débite des mensonges, je ne vois personne en dehors de vous-mêmes, contre qui je peux me prévaloir de ce privilège".
La jeunesse active de Fès a adressé une vive protestation au chef du gouvernement français ainsi qu'à la Société des Nations. Le texte de ce long réquisitoire a été repris par une partie de la presse internationale. Sa diffusion a été assurée auprès de toutes les chancelleries. De plus, un avocat a été commis à Paris pour assurer la défense de "l'inculpé". Il a aussitôt adressé un télégramme au résident général de France à Rabat pour lui demander de mettre à sa disposition les informations concernant les faits reprochés à son client pour lui permettre de constituer le dossier de sa défense.
Nous verrons bien ce que les prochains jours vont apporter de nouveau dans cette affaire.
Affaire Abdellatif Sbihi
Le 13 juillet, une mesure d'amnistie a été prise en faveur d'Abdellatif Sbihi et de Mohammed Elyazidi. Mais le chef de la région de Tiznit a attendu jusqu'au 19 courant pour notifier cette mesure à Abdellatif, ayant mis cette semaine à profit pour s'adonner à des louvoiements sans fin , pensant qu'il pouvait le convaincre à se distancer du mouvement de protestation contre le dahir berbère. Mais, Abdellatif opposait à toutes ces tentatives un refus catégorique et les accueillait avec autant d'agacement que de dépit. Finalement, il a déclaré au chef de région qu'il comptait poursuivre par les moyens légaux son action d'opposition à la politique berbère et qu'il n'entrait pas dans ses intentions de nuire à l'ordre public.
Abdellatif a chargé un émissaire de prendre attache avec son frère à Casablanca pour s'informer sur le cours des évènements et vérifier si ses camarades ont renoncé à poursuivre la lutte comme celà a été avancé par le chef de région, qui lui a fait miroiter en contreparrtie de cette renonciation un poste de responsabilité au sein de l'appareil administratif. Lorsque le frère d'Abdellatif a appris ce que l'émissaire venait de lui communiquer, il est rentré séance tenante à Salé. Je me suis réuni avec lui et lui ai promis d'élucider cette affaire avec notre ami Elyazidi. Je me suis rendu le soir même au domicile de ce dernier à Rabat; et il m'a assuré qu'il n'a jamais été question qu'il renonce à la poursuite de la lutte et que, tout au plus, il a promis à ses geôliers d'étudier la question berbère sur le plan juridique et s'est engagé à ne rien entreprendre qui fût de nature à troubler l'ordre public. De plus, il m'a fait savoir que, depuis le jour de sa libération, les Français n'ont cessé de le harceler avec des propositions de recrutement, et que, pour toute réponse, il leur disait qu'il avait besoin de beaucoup de repos après toutes les épreuves qu'il venait de subir.
De retour à Salé, j'ai informé Abou Bakr Sbihi de l'entretien que je venais d'avoir avec Elyazidi, et nous avons convenu qu'il rapporte mot pour mot les propos de ce dernier à son frère et qu'il lui demande de nous fixer sur la position qu'il comptera adopter. La réponse d'Abdellatif ne s'est pas laissée attendre. Il s'est tout de suite rangé sur la façon de voir d'Elyazidi en déclarant au chef de région: "Nos camarades sont résolus à poursuivre la lutte par les moyens légaux, et estiment que la question du recrutement est une affaire personnelle qui n'a rien à voir avec la cause patriotique pour laquelle nous avons été condamnés à l'exil".
C'est ainsi qu'Abdellatif est resté à Tiznit, et il nous était impossible, dans ces circonstances, de prédire comment les évènements allaient évoluer.
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Fragments de notes concernant les évènements de 1933 et 1934
En plus de la revue "Almaghrib" en langue française qui paraissait à Paris, d'autres journaux ont vu le jour en été 1933: c'était le cas de "l'Action du Peuple" qui était publié à Fès, de la revue "Assalam" et des journaux "Al Hayat" et "Al Houria" de Tétouan. Ils remplissaient pratiquement le rôle imparti aux journaux d'opposition et ne manquaient pas de critiquer sévèrement la politique de l'administration directe que la puissance protectrice tentait d'instaurer au Maroc. Ils étaient encouragés dans cette voie par la prise de conscience identitaire et le réveil de la fibre patriotique du peuple marocain d'une part, et par le conflit qui opposait le résident général Henri Ponsot à la colonie française établie au Maroc d'autre part. Ils savaient qu'Henri Ponsot était favorable à une réforme radicale des structures de l'appareil administratif, malgré le silence qui entourait tout ce qu'il entreprenait. Certes, il ne combattait pas les responsables du Mouvement National, mais il s'abstenait de donner suite à leurs revendications. Il accueillait avec la même réserve les agissements de la colonie française et opposait une fin de non recevoir aux tentatives de la Direction des Affaires Indigènes d'interdire les journaux nationaux et d'adopter une politique de répression à l'égard des représentants du Mouvement National.
Début mai, la Direction des Affaires Indigènes a saisi l'occasion du déplacement d'Henri Ponsot à Paris pour ourdir un complot des plus saugrenus, mais qui lui a réussi malgré sa stupidité.Elle n'a pas admis que S.M. le Sultan fût accueilli avec autant d'enthousisme lors de la visite qu'il a effectuée à Fès, où il a été reçu à l'entrée de la ville par une importante délégation du Mouvement National. Elle n'a pas toléré l'accueil chaleureux qui a été réservé au Souverain par une marée humaine qui l'ovationnait dans une atmosphère de liesse sans précédent en donnant libre cours à ses sentiments patriotiques tout en manifestant son attachement à la personne du Roi en tant que symbôle des valeurs de liberté et garant de l'unité nationale. Devant les scènes de sursaut du nationalisme, et sous prétexte que le drapeau français aurait été déchiré par quelque manifestant, la Direction des Affaires Indigènes a aussitôt procédé à l'interdiction de "l'Action du Peuple" et mis un terme à l'entrée des journaux de Tétouan en zône sud. Le Souverain a alors pris la décision d'interrompre son voyage à Fès où il comptait séjourner pendant tout un mois comme le voulait la tradition. Il a pris cette décision en guise de protestation contre les agissements de l'autorité coloniale.
A son retour à Rabat, SM. le Sultan a fait recevoir une délégation composée d'Allal El Fassi, Hassan Elwazzani, Omar ben Abdeljalil et Mekki Naciri, par le Grand Vizir qui leur a fait part de la grande satisfaction que le Souverain éprouvait à leur égard et qu'ils étaient dans ses très bonnes grâces.
[6] Le mouvement de protestation contre le dahir berbère a été enclenché à Salé avec la prière du latif qui a été prononcée dans la grande mosquée de la ville. Abdellatif Sbihi, qui était fonctionnaire à la Direction des Affaires Chérifiennes s'est distingué dans le mouvement de lutte contre la politique berbère matérialisée par la promulgation du dahir du 16 mai 1930. Il a été licencié, éloigné à Marrakech, puis transféré à Tiznit et ensuite à Azilal. Avec cette mesure d'éloignement, les Français pensaient mettre un terme au mouvement de protestation et faire cesser les rassemblements au cours desquels la population exprimait son indignation par le biais de la prière du latif. Mais l'exil d'Abdellatif Sbihi n'a fait qu'augmenter la ferveur de la jeunesse patriotique et intensifier son activité de résistance, si bien que les mosquées de Salé et celles de Rabat et de Fès regorgeaient de fidèles qui s'y rendaient en masse pour exprimer leur rejet des visées séparatistes de la politique coloniale.
[7] Abdeslam Elwazzani fait partie des pionniers du Mouvement National à Oujda. Il a participé de manière effective au combat mené contre la politique coloniale, ce qui lui a valu de passer une tranche de sa vie en prison. Au lendemain de l'indépendance, il a exercé des fonctions judiciaires en qualité de magistrat du siège et s'est distingué par une droiture exemplaire.
[8] Il s'agit de Mme Aïcha Sbihi, née Zniber, fille de Haj Ali Zniber, qui avait très tôt pris conscience du danger du colonialisme français et prodigué une série de conseils au Sultan Moulay Abdelaziz. Il a également soumis au Souverain le projet d'une Constitution . La bibliothèque Sbihi à Salé renferme plusieurs documents manuscrits rédigés par l'intéressé lui-même. Sa fille Aïcha , mère d'Abdellatif Sbihi était citée en exemple de courage et de patriotisme. La jeunesse de Salé l'appelait, après le discours qu'elle venait de prononcer, "la mère des Marocains".
[9] La personne désignée par le No 75 est Mohammed Chemao, membre de l'association "Alwidad" qui, par souci de préserver l'anonymat de ses adhérents, leur attribuait des numéros qu'ils utilisaient pour signer leurs correspondances et leurs écrits. Saïd Hajji s'était vu attribuer le chiffre 25. (voir dans la partie de cet ouvrage réservée à la correspondance la lettre adressée par le No 25 au No 75)
[10] Chemao tenait une librairie à Salé où il vendait les journaux et revues arabes
[11] Bouchta El Jamii est un des pionniers du Mouvement National. Il fait partie des premiers patriotes qui ont connu la torture dans les geoles de l'ère coloniale.
[12] Driss Albnioui fait partie des nationalistes qui ont largement contribué au réveil de la conscience nationale à Rabat. Son magasin, véritable lieu de rencontre de la jeunesse patriotique, était considéré comme un club où se brassaient les idées, où les évènements nationaux étaient commentés. C'était aussi le point de ralliement des personnes chargées de la distribution des tracts.
[13] Il s'agit du résident général Lucien Saint qui a oeuvré pour accélérer la promulgation du dahir du 16 mai 1930