A l'occasion de la commémoration de la fondation de la ville
"Almaghrib Aljadid" - 2ème année - No 3 - juin 1936
Sans deux villes, l'histoire du Maroc n'eût pas connu un passé aussi glorieux, et nous eussions été incapables de nous imaginer le prestige de cette période révolue et de saisir toute la plénitude de sa grandeur, que les siècles dissimulent dans la nuit des temps, mais que les monuments historiques font ressurgir devant les yeux en faisant revivre ces murs et ces ruelles sinueuses, bondées de monde, où pullulent boutiques et marchés. Tout dans ces deux villes vous transporte des temps présents vers le passé proche ou lointain, et vous amène à passer en revue ces images captivantes que nous livrent les pages glorieuses de l'histoire du Maroc.
Deux villes dont ne saurait apprécier les véritables dimensions celui qui n'a pu voir le jour qu'à travers les yeux, et que la lumière du passé n'a pu pénétrer le fond de son coeur, pour le prendre vraiment aux entrailles, comme tout coeur de souche qui s'est désaltéré à la source de la vie marocaine, après en avoir apprécié la beauté et respiré la fraiche senteur du parfum qu'elle exhale. Un tel individu est une charge pour le monde civilisé d'aujourd'hui en ce sens qu'il ne peut en apprécier la valeur ni sur le plan esthétique ni sur le plan émotionnel et affectif. En revanche, cette valeur sera davantage appreciée par celui qui a à coeur de regrouper les débris de la vie marocaine, en partant des temps les plus reculés et des scènes les plus lointaines jusqu'à notre époque et aux scènes qui reflètent notre vie à l'heure actuelle. Ce n'est qu'en partant de toutes ces données que l'on peut se faire une idée juste du signe distinctif de l'âme marocaine et de ses caractéristiques et se rendre compte de l'éclat de son rayonnement qui exerce un irrésistible attrait pour la faire aimer.
Deux villes d'une beauté captivante, qui surgissent devant les yeux chaque fois que l'on jette son regard sur le passé: Fès d'un côté, Marrakech de l'autre. Deux villes autour desquelles tout pivote et que l'on ne saurait percevoir de loin sans que l'on soit aussitôt confirmé dans sa conviction que le Maroc se représente en elles après avoir été façonné à leur image.
Avec ses rivières qui coulent, ses sources jaillissantes, ses ruelles étroites, ses impasses sombres jointes à la courtoisie de ses habitants, avec tout ce qu'elle a à offrir, Fès reflète des siècles d'histoire, et met en lumière les traits significatifs de ce pays enclavé entre le sahara et l'océan atlantique. Elle incite à se laisser bercer par ses charmes et à decouvrir ses secrets afin d'en apprécier la beauté et en respirer l'air vivifiant. Tout celà amène à partager la conviction de ses habitants que Dieu a exaucé les voeux de son fondateur.
Marrakech est une ville que vous ne pouvez visiter sans qu'elle pénètre votre coeur et y occupe une place dans ses profondeurs les plus intimes. A peine y ai-je passé quelques heures qu'elle m'a littéralement emballé et s'est emparée de mon esprit au point que je ne serai appelé à la quitter qu'à contre-coeur et que je ne me déciderai à la quitter qu'en éprouvant un désir irrésistible d'y retourner. J'y ai passé trois jours, et celà m'a suffi pour constater que je ne connaissais rien du Maroc tant que je ne connaissais pas la ville de Marrakech, et qu'il m'était impossible d'accorder une quelconque valeur à l'héritage culturel de ce pays aussi longtemps que cette ville magnifique continue de végéter dans la sphère de l'oubli. En passant en revue les villes marocaines, on se rend compte que tout à Marrakech remémore le passé prestigieux du pays avec les différentes dynasties qui s'y sont succédées et les rôles qu'elles y ont joués, tantôt les portant au summum de la gloire, tantôt les ravalant au plus bas degré de la décadence, jusqu'à ce que le temps ait eu raison de toutes ces manifestations de grandeur et de déclin et qu'il nous ait légué ces monuments que nous admirons aujourd'hui et qui nous renseignent sur les générations qui nous ont précédés avec leurs qualités et leurs défauts. On ne peut citer la ville de Marrakech sans penser immédiatement à la Koutoubia qui se dresse chaque jour comme une mariée au soir de ses noces. Autour d'elle, les bâtiments poussent au même rythme que les palmiers. Mais avec sa prestance, le charme qu'elle déploie aux quatre coins de l'horizon et son élévation en hauteur tel un gratte-ciel, la Koutoubia inscrit sur le registre du temps les richesses artistiques de Marrakech. Les années s'écoulent, les dynasties se succèdent les unes aux autres, les évènements se renouvellent, mais la Koutoubia témoigne des générations qui passent comme des nuages, et nous fait prendre conscience que l'art est appelé à durer très longtemps pour achever la marche des générations vers l'idéal auquel elles aspirent.
Plusieurs dizaines de kilomètres avant d'arriver à Marrakech, nous apercevons la Koutoubia qui surplombe la palmeraie, contrôlant votre marche, surveillant votre chemin, vous tenant compagnie dans votre solitude et vous accompagnant dans chacun de vos pas. Elle s'impose à votre regard et vous oblige à admirer sa beauté, son imposante stature et vous donne l'impression que seules quelques heures vous séparent d'elle, mais vous ne cessez de marcher sans l'atteindre, et vous vous sentez ému jusqu'au fond de l'âme sans savoir d'où vous vient ce sentiment que vous éprouvez en la regardant. Et vous voilà en pleine symbiose avec les siècles écoulés pendant que la Koutoubia déploie une silhouette qui se détache sur le fond, étend son contrôle à droite et à gauche, déclame les suprêmes paroles de Dieu cinq fois par jour et répand par monts et vallées une lumière de vérité et de majesté, invitant le croyant à s'orienter vers la direction de la Mecque et à s'animer par un sentiment de piété et de dévotion pour se recueillir devant son créateur pendant un certain temps au cours duquel il oublie les tracas de ce monde et la lutte amère pour la vie, en s'ouvrant à la lumière divine. La Koutoubia est un phare qui guide l'être humain à adorer Dieu, à symbôliser son unicité par l'extraordinaire grandeur de son oeuvre créatrice; elle fait revivre dans le coeur des fidèles la notion du bien et leur rappelle leurs droits et leurs obligations dans leur vie actuelle ainsi que dans celle qui les attend dans un proche avenir. Je te salue, phare qui éclaire le droit chemin pour qu'il soit suivi, qui indique les voies obscures pour qu'elles soient évitées. Je salue l'âme du fondateur qui t'a érigée et si bien réussi ton érection, qui t'a faite gardienne des préceptes de la foi, préceptes qui ont répandu pendant des siècles leur parfum sur les quatre coins de la ville de Marrakech, renforçant la résolution de ses habitants à se maintenir sur la route du bien et à s'éloigner de la voie des ténèbres.
Telles sont les sensations qui m'ont saisi en mon for intérieur emplissant mon coeur du charme de cette ville. J'ai passé en revue l'histoire de cette paisible cité, faisant revivre la mémoire de ses grands personnages qui ont contribué à en façonner le prestige et réussi à faire d'elle la capitale de ce pays pendant une assez longue période.
A peine arrivé à Marrakech la Rouge, je suis allé aussitôt me recueillir sur la tombe du fondateur de la ville. Une terreur panique s'est emparée de moi, mélangée d'une majestueuse volupté. Je me suis imaginé en face d'un homme qui a incarné tous les attributs du bien, qui les a réunis dans un même idéal pour en tirer une force prodigieuse lui permettant d'aplanir toutes les difficultés qui se dressaient devant lui. Il a pu ainsi traverser les plaines et les montagnes, propageant la religion de Dieu et la défendant de toutes ses forces. Je me suis imaginé en face d'un homme qui alliait la simplicité à la grandeur d'âme, la vision pénétrante au jugement sans faille, un homme qui ne cherchait pas à instaurer la royauté en sa faveur, mais que le pouvoir appelait à remplir la fonction monarchique qui lui était destinée, un homme qui se gardait de vouloir imposer son autorité, mais que l'exercice de l'autorité s'imposait à lui. Il disposait du pouvoir et de la souveraineté non pas à la manière d'un tyran qui ne pense qu'à lui-même et n'agit qu'au gré de ses penchants, mais comme un homme qui se dévoue pour une noble cause avec grandeur d'âme, afin de servir d'exemple à la postérité. En effet, lorsqu'on étudie sa conduite, on voit qu'on a affaire à une personnalité hors du commun, une personnalité qui aspirait à la perfection avec une ardeur qui lui donnait l'assurance qu'il allait y parvenir, qui oeuvrait pour satisfaire sa conscience en croyant au bien et aux principes de la morale. Il a dominé un vaste empire sans être tenté par le virus du mal. Il n'a pas voulu s'autoproclamer calife par égard pour le calife de Baghdad, qui n'était pourtant pas plus puissant que lui, ni n'était à la tête d'un empire plus important que le sien. Mais Ibn Tachfine qui était un esprit politique d'une grande finesse a dépêché des émissaires au calife de Baghdad pour qu'il lui reconnaisse la pleine souveraineté sur le Maroc qui s'étendait de l'Algérie à Tanger ainsi que sur l'Andalousie.
Sur ce point, l'auteur d'"Al Istiqsa" rapporte que "l'émir des croyants a voulu impliquer le calife de Baghdad en l'amenant à admettre l'existence d'un nouvel Etat indépendant de l'empire sur lequel il exerçait sa souveraineté et ce, bien qu'il fût loin de lui et n'eût nullement besoin de s'en remettre à son accord pour prendre la décision qu'il a prise conformément aux prescriptions de la loi musulmane. Il a ainsi agi par sagacité, que Dieu ait son âme". Mais rien ne rend si grand qu'une telle attitude qui témoigne d'une vision réaliste de la part d'un homme à qui la vie souriait, qui gouvernait sans perdre de vue les caprices du sort, ni se laisser duper par les apparences, aussi vastes et grandioses fussent-elles. Au contraire, il menait une vie d'ascète et se gardait de jouir des biens de ce monde à l'instar des autres monarques; il n'avait nul besoin d'exhiber sa puissance ou de recourir à la force pour imposer ses volontés. Un calme serein régnait au plus profond de lui-même, et il savait gré à Dieu d'avoir ainsi placé entre ses mains les rènes du pouvoir, et se prosternait devant la toute puissance de l'éternel et unique créateur qui est le dernier recours contre l'injustice du sort.
Il en est ainsi de la dernière demeure d'Ibn Tachfine, grandie par sa simplicité. Elle est simple en étant dénuée de tout apparat et de tout déploiement de faste; elle est grande en ce sens que lorsqu'on se recueille devant elle, on a l'impression d'être devant un être d'un rare mérite; on se sent envahi par une immense dévotion à son égard et on ne peut que vouer une admiration sans bornes devant la sépulture d'un prince d'une telle souveraine majesté. On ne peut aussi que rendre grâce à Dieu en reconnaissance des dons dont il nous a comblés. Mais quelques instants seulement après qu'on se soit recueilli devant la tombe d'Ibn Tachfine, on se sent pénétré de tristesse, et on se demande si ce grand homme qui repose ici est ignoré du milieu marocain au point que, contrairement aux autres tombes, aucun intérêt n'est porté à sa dernière demeure. Ou bien devons-nous exaucer le voeu d'Ibn Tachfine et le laisser reposer en ascète comme il a vécu en ascète? Un tel voeu ne doit pourtant pas être pris à la lettre; et si nous nous occupons de sa sépulture pour mieux faire ressortir sa grandeur, nous n'aurons fait que glorifier un homme qui n'a pas vécu pour lui-même, mais qui s'est dévoué pendant toute sa vie à ses grands principes.