Cette présentation a été publiée à la veille de la date de parution du 1er tome de l'ouvrage "Alqirtas" prévue le 25 mai 1936.
L'esprit marocain a-t-il produit, depuis l'avènement de l'Islam, un patrimoine intellectuel de nature à perpétuer son passé et lui permettre d'inscrire sur le registre de l'histoire le cours de son évolution politique, sociale et culturelle? A-t-il laissé des traces des étapes qu'il a franchies dans les autres domaines du savoir que la plupart des nations civilisées veillent à documenter pour en valoriser les temps forts et en faire ressortir les aspects les plus saillants? Il est naturel que la réponse à ces deux questions soit positive. Il suffit de jeter un coup d'oeil rapide dans la bibliothèque nationale pour se rendre compte qu'elle abonde en ouvrages qui laissent deviner ce passé fertile en hommes, en évènements et en courants de pensée, fertile dans tous les domaines de la recherche qui préoccupent l'esprit; mais cette réponse positive restera tributaire d'une preuve tangible à mettre à la portée de celui qui n'a pas eu l'occasion de visiter cette bibliothèque. L'imprimerie, qui est l'outil le plus efficace de la civilisation moderne, ne s'est pas encore intéressée au passé du Maroc pour le sortir de ces lieux où les livres sont entassés les uns sur les autres afin d'en permettre l'accè ;s à ceux qui sont avides d'apprendre, mais qui ne savent pas comment s'y prendre, et demeurent perplexes devant la question que nous nous sommes posée, et à laquelle nombreux sont ceux qui n'hésitent pas à donner une réponse négative.
La science ne revêt plus un caractére élitique et n'est plus l'apanage de quelques privilégiés. Elle est de nos jours convoitée par les masses populaires dans leur ensemble. La connaissance est devenue un bien commun. Chaque individu est admis à faire valoir le droit de se cultiver et de se renseigner sur le passé de son pays, pour qu'il puisse exprimer ses idées sans crainte de subir les attaques des autres, qui s'imaginent que la science est circonscrite dans leur milieu, et que le nouvel intrus doit rester au-delà des limites de leur sphère. La science est désormais accessible au pauvre comme au riche. Ses portes sont maintenant ouvertes devant tous les esprits avides de connaissances. Les générations montantes ont donc le devoir de se préparer à aller à la redécouverte du passé de leur pays. Une véritable étude scientifique de l'histoire du Maroc n'est pas chose aisée. Elle est bien plus difficile d'accès que d'aller à la découverte de régions inexplorées du sahara voisin. Les jeunes sont les enfants du pays. C'est eux qui peuvent y effectuer les percées nécessaires pour lever le voile sur ce passé prestigieux dont l'histoire a enregistré les prodiges aujourd'hui enfouis au fond des bibliothèques du Maroc et dans celles du monde occidental.
Nous avons le devoir de publier ces trésors qui sommeillent sous les toiles d'araignée afin de faciliter la tâche aux chercheurs et leur permettre de soumettre le passé du Maroc aux critères de la critique objective pour le nettoyer et le débarrasser de cette rouille qui a fini par le couvrir avec l'écoulement du temps. Cette publication est un devoir qui incombe à notre jeunesse, qui maîtrise l'histoire des autres nations et ignore celle de son pays, qui s'est rendue compte de l'immensité de l'effort fourni par la classe intellectuelle de ces nations pour faire revivre, valoriser et conserver intacte la mémoire de leur pays. Grâce à une grande persévérance dans l'effort, cette classe intellectuelle a pu reconstituer l'histoire de son pays d'une manière éclatante, en la débarrassant de toutes ces épines qui se dressaient entre le présent et le passé, renforçant ainsi les liens spirituels entre les hommes d'hier et les générations actuelles. Si une petite minorité parmi les jeunes d'aujourd'hui suivait la voie tracée par la classe intellectuelle des autres nations, elle accomplirait un devoir national, inciterait d'autres intellectuels à en faire autant, à la condition d'accueillir avec sérénité les critiques que des personnes averties pourraient lui faire pendant ses premiers pas dans ce domaine, sachant que de telles critiques ont pour objectif de l'aider à redresser sa marche à l'avenir, si besoin est.
La plupart des auteurs anciens, à l'est comme à l'ouest, se sont intéressés à l'aspect politique de la vie des nations plus qu'aux autres aspects. Une grande partie de leurs publications n'a enregistré que les bouleversements politiques, les guerres meurtrières et les révolutions dévastatrices. Quant à l'aspect social, dans son contour paisible, son évolution à peine perceptible et ses tendances qui sont à l'origine des grands bouleversements, les anciens n'y prêtaient que rarement attention et ne lui accordaient guère l'intérêt qu'exigent la recherche scientifique moderne et le style historique contemporain. Ce qui émerge le plus quand on effectue des recherches dans les livres anciens est cette énumération fastidieuse de toutes ces successions de gouvernements, cette avalanche de troubles et d'épreuves dans la vie des peuples, que l'être humain n'arrive pas à s'expliquer et se pose à leur sujet un tas de questions pour pénétrer les secrets de ces flux et reflux dans l'histoire de la nation, sans trouver quelqu'un pour répondre à son appel, exception faite des essais entrepris de nos jours par une classe de chercheurs chevronnés. Mais, pour arriver à cette étape, nous sommes dans la nécessité de procéder à la publication de nos ouvrages pour en faire bénéficier nos concitoyens.
Le livre que j'ai l'intention de vous présenter ne renferme pas une étude exhaustive et profonde des souverains et des princes qui se sont succédés à la tête de l'Etat, ni des dynasties qui se sont installées tour à tour sur le trône marocain. Il est, comme la plupart des ouvrages anciens, un répertoire comprenant une longue énumération présentée par Ibn Abi Zaraâ, mais avec toute la probité de l'historien méticuleux. Il nous appartient d'en tirer le maximum d'enseignements et d'en séparer la graine de l'ivraie. Le jour n'est pas loin où la recherche passera au crible fin tous ses écrits pour les soumettre à une analyse scientifique qui ne souffre aucun doute; et là, il lui sera donné raison, et on reconnaîtra l'importance de son apport à la culture historique. On verra aussi ce que la recherche permet de déduire comme évènements et divergences d'opinions entre notre auteur et les autres éditeurs. Le responsable de cette édition a sûrement réussi à réaliser une partie de cette orientation, à en juger par les commentaires qu'il a faits en marge de la plupart des thèmes développés dans le livre, qui nécessitaient un éclaircissement ou un avertissement.
Ibn Abi Zaraâ a édité le livre intitulé en abrégé "Alqirtas" (cahiers) sous l'ère des Mérinides, considérée comme l'âge d'or au cours duquel les mouvements scientifique, littéraire et artistique se sont épanouis et ont donné des fruits qui n'ont pas tardé à venir à maturité. Il n'était pas, à ce qu'il paraît, un savant en linguistique, mais il a pu regrouper plusieurs essais dans un même ouvrage, et nous a rendu un immense service puisque la plupart de ces essais ont disparu de la circulation sous forme de publications séparées. Le style d'écriture est très inégal. Certains paragraphes sont rédigés dans un style châtié, d'autres dans un style plutôt improvisé, d'équilibre instable, de construction fébrile, avec des expressions en porte-à-faux et en tous cas bien loin de la pureté du style traditionnel. Il a mentionné dans son ouvrage que les livres de référence sur lesquels il s'était fondé pour mener à bien ses travaux de recherche sont les manuels d'histoire dont la crédibilité ne faisait aucun doute, les récits des historiens, des conservateurs et des écrivains, et ce qu'il a pu noter cà et là en écoutant les récits les plus plausibles des narrateurs et des âmes bien nées.
Il est regrettable qu'on ne trouve nulle part trace d'un autre ouvrage auquel l'auteur d'"Alqirtas" renvoie fréquemment le lecteur, ouvrage qu'il avait intitulé "le jardin fleuri d'anecdotes du temps et de citations du cours des évènements à l'échelle universelle". Il semble que cet ouvrage ait embrassé les évènements au niveau planétaire ou, plus exactement, au niveau des empires islamiques autres que l'empire marocain. Mais, qui sait? Cet ouvrage précieux est peut-être posé dans un coin d'une bibliothèque privée au Maroc, sans que sa valeur soit connue du maître de céans. Il est remarquable de constater que la plupart des ouvrages qui abondent en personnages insignifiants ne citent pas la biographie de ce grand historien et que les seuls ouvrages qui le citent nous apprennent qu'il était notaire à Fès, et se trompent du reste sur son vrai nom, les uns l'appelant Abou Mohammed Salah ben Abdelhalim de Grenade, et d'autres Ibn Abi Zaraâ de Fès. Nous ne savons pas lequel des deux noms est le vrai. Si les livres consacrés aux biographies pouvaient jeter un certain éclairage sur la vie et l'oeuvre de l'auteur, nous aurions été à même de mieux définir sa personnalité et apprécier les forces et les faiblesses de son oeuvre.
Mais, le manque d'assurance du style ne nous empêche pas d'apprécier le livre à la précieuse valeur qui était à l'origine de sa célébrité dans les milieux marocains depuis qu'il a été écrit jusqu'à nos jours, et dans les milieux des orientalistes qui s'intéressent aux affaires du Maroc et de l'Andalousie depuis plus de deux siècles et demi. L'ouvrage est une mine d'informations historiques qui mérite une étude détaillée, étant une référence obligée pour la plupart des manuels d'histoire du Maroc aussi bien par le passé que par les temps qui courent.
Le livre commence par la première dynastie musulmane qui s'est installée au Maroc, la dynastie des Idrissides, qui a instauré la monarchie dans ce pays. Le régime monarchique a été conservé par toutes les dynasties qui ont succédé les unes aux autres pendant plus d'un millénaire. Ces différentes dynasties, qui se sont toujours considérées comme faisant partie intégrante de l'Afrique du Nord, ont contribué à renforcer les assises de l'Etat marocain lorsque celui-ci a étendu son pouvoir jusqu'à la frontière de l'Egypte et conquis l'Andalousie, et même lorsqu'il a perdu son influence en revenant aux frontières initiales du Royaume du Maroc telles qu'elles se présentent aujourd'hui.
L'auteur n'a pas abordé l'histoire du Maroc lorsque le pays avait à sa tête un gouverneur du Khalifat de Damas ou de Baghdad. Il a commencé son étude avec l'avènement des Idrissides, et s'est déplacé à l'époque des Maghraouas et des Bani Yafran, et de là à l'ère des Almoravides qu'il a quelque peu détaillée, puis à l'ère des Almohades qu'il a décrite avec encore plus de détails, et il a terminé son ouvrage avec la dynastie des Mérinides, à l'ombre de laquelle il a vécu, et dont il a fait l'historique avec un luxe de détails et une précision qui dénotent d'une grande maîtrise des faits historiques et une connaissance profonde de la psychologie des hommes qui en étaient les protagonistes. Le style de l'auteur n'était pas celui d'un chroniqueur comme la plupart des éditeurs musulmans qui l'avaient précédé. Sa méthode était de rendre compte de l'histoire des Etats.
Sa recherche le faisait d'abord remonter jusqu'au fondateur de la dynastie dont il traçait la biographie et analysait les circonstances qui ont contribué à déchoir l'autorité de la dynastie précédente et lui ont permis de se saisir du pouvoir et de le garder à vie, à moins qu'il ne soit détrôné ou qu'il n'abdique de son plein gré. Il a passé en revue les rois qui ont succédé les uns aux autres, livré une foule de renseignements sur chacun d'eux, écrit leur biographie et décrit leurs activités et leurs qualités morales, sans oublier leurs ministres, leurs secrétaires, leurs juges et leurs médecins. Il a terminé le livre avec Abou Saâd Othman Al Marini qui a règné de 710 à 731 de l'hégire, et a donné force détails sur les évènements qui ont marqué l'année 726 h. L'ouvrage embrasse cinq siècles et demi de l'histoire du Maroc. L'auteur n'a pas négligé la nécrologie des personnalités les plus illustres qui ont vécu dans l'une ou l'autre de ces dynasties. Il a donné également un aperçu sur leur biographie et cité quelques unes de leurs activités ou de leurs publications. Puis il a abordé l'histoire des faits sociaux qui nous a permis d'extrapoler les causes des évolutions politiques les plus importantes.
"Alqirtas" était considéré comme le livre de chevet des historiens du Maroc. C'était l'ouvrage de référence sur lequel ils s'appuyaient pour vérifier les évènements du passé. Certains en reproduisaient de larges extraits. Il était enseigné aux étudiants de l'universioté de Fès. Mais nous ne savons pas avec précision quand les orientalistes européens en ont pris connaissance. Tout ce que nous savons est qu'il a été traduit pour la première fois en français par Bétis de Lacroix le 28 novembre 1693. Une seconde traduction en allemand a été réalisée à la fin du dix-huitième siècle par l'Autrichien Frantz von Dombou dans la ville de "Zograbiae". Une traduction portugaise faite par Erjoze de Santo Antonio, a été publiée à Lisbonne en 1828, assortie de nombreux commentaires. La partie de l'ouvrage consacrée à l'Andalousie a été traduite en espagnol par Conde. En 1834, l'orientaliste suédois G. Tornberg en a publié une partie; et de 1843 à 1846, il en a publié le texte intégral assorti d'une traduction latine et de nombreux commentaires en 4 volumes. Il a précisé dans sa préface qu'il s'est appuyé pour sortir cette édition et en assurer la traduction sur 9 manuscrits du livre et qu'il a eu les pires difficultés pour déchiffrer un certain nombre de passages illisibles dans le texte original qui comporte, en plus, plusieurs erreurs, notamment en ce qui concerne les noms des grands hommes et les symbôles qui reviennent assez fréquemment dans le livre. Les manuscrits sur lesquels s'est appuyé l'orientaliste suédois se trouvent dans les bibliothèques européennes:
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Le premier manuscrit se trouve dans la bibliothèque de la ville d'Uppsala en Suède. Il a été établi en 908 de l'hégire. D'après le copiste, il aurait été rédigé par Ahmed ben Hassan El Jazouli, puis par Al Afrani de Tombouctou.
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Le second manuscrit se trouverait à Varsovie et porte le titre "Cahiers sur les merveilles de Fès".
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Le 3ème manuscrit est déposé à la bibliothèque de l'Université de Leyden aux Pays-Bas. Il a été achevé d'être transcrit en 989 de l'hégire.
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Le 4ème manuscrit se trouve à la bibliothèque nationale à Paris. Sa transcription par Moussa Jbari pour le compte de Zacharia ben Abou Bakr a été achevée en 971 h.
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Le 5ème manuscrit se trouve dans une bibliothèque privée à Paris
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Le 6ème manuscrit - résumé de l'ouvrage - a été établi par Issa Ibn Abderrahmane El Hajji. Sa transcription a été achevée en 975 h.
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Le 7ème manuscrit est déposé à la bibliothèque de l'Université d'Oxford, portant sur son dos le titre "Cahiers relatifs à l'histoire de la ville de Fès - Résumé de la charmante compagnie des nouvelles du Maroc".
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Le 8ème manuscrit se trouve également à Oxford. L'éditeur présente le document en ces termes: "Le docte savant et historien crédible Abou Al Hassan Ibn Abdallah Ibn Abou Zaraâ de Fès ville de séjour et demeure éternelle".
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En 1860, il a été retraduit en français par Baumier, consul général adjoint de France à Rabat-Salé.
Quant au Maroc, l'ouvrage y a été publié à 4 reprises dans les ateliers de lithographie à Fès, avec une préface de 10 pages. La première impression en lithographie remonte à l'année 1303 de l'hégire.