Le supplément littéraire du journal "Almaghrib" - 2ème année - Nos 8/9 - 8 juin 1938

"le talent marocain dans la littérature arabe" d'Abdallah Guennoun

Un grand pas dans l'histoire de la pensée marocaine

Deux conceptions diamétralement opposées s'affrontent au sujet du passé de la culture marocaine, l'une pessimiste reflétant de ce passé une image flétrie, l'autre optimiste le sublimant dans un tableau merveilleux.

La première école compare la production intellectuelle des nations de l'arabité à celle des autres pays de la planète, et se demande où est la production du Maroc par rapport à celle des autres pays. A l'appui de cette question, il suffit de parcourir les étalages des librairies pour se rendre compte de l'extrême difficulté de trouver un recueil de poèmes, un ouvrage littéraire ou une publication quelconque relative à une étude juridique ou une recherche scientifique remontant aux époques passées du Maroc et réimprimées aujourd'hui pour être à la portée de la masse des lecteurs. On quitte les rayons de ces librairies l'esprit préoccupé par la vision du courant pessimiste et prêt à admettre le bien-fondé de son constat peu encourageant.

La seconde école s'est intéressée à l'étude du passé marocain non pas à travers les livres imprimés mais par le biais des manuscrits qui ne se trouvent que chez un nombre réduit de personnes ne dépassant guère les doigts de la main à travers tout le Maroc, ainsi que dans certaines bibliothèques publiques. Il n'est donc pas aisé pour le lecteur ordinaire d'avoir accès à ces manuscrits qui pourraient lui fournir les arguments nécessaires pour réfuter les prétentions des tenants de la première hypothèse; et c'est ainsi que le passé marocain continue de traîner derrière lui beaucoup de zônes d'ombre et qu'il est pour le moins difficile d'en obtenir un tracé avec des contours nets et précis. Aux yeux du public, il est dénué de tout chef d'oeuvre appelé à durer, et ne représente dans l'esprit de la nouvelle génération qu'une quantité négligeable. Fort heureusement, la vision pessimiste des tenants de la première conception n'est pas le résultat de connaissances acquises ou la conclusion d'une recherche spécifique. Il est donc permis de s'attaquer à ce courant défaitiste pour remettre les pendules à l'heure dans cette première phase de notre renaissance culturelle.

L'ouvrage qui vient de paraître sous le titre "Le talent marocain dans la littérature arabe", dont je voudrais vous entretenir aujourd'hui, a réussi à porter le premier coup de pioche dans l'édifice de cette conception qui commence à vaciller et dont l'heure de l'écroulement va bientôt sonner, grâce à cet important ouvrage et à ce que la classe de nos intellectuels va entreprendre comme efforts pour en activer la chute. Mon propos ici n'est pas tant de réfuter les arguments de la thèse défaitiste que de vous présenter d'une manière aussi concise que possible le contenu de cette publication qui vient de voir le jour, étant persuadé que cette présentation vous incitera à vouloir en savoir plus sur l'histoire du Maroc et à vous hâter de lire le dernier né des ouvrages d'Abdallah Guennoun avec ferveur et impatience. Ce livre mérite, à plus d'un titre, d'être considéré comme le premier grand pas qui ait jamais été franchi pour lever le voile sur le parcours de la pensée marocaine qui risquait de se perdre dans les dédales des siècles qui se suivent sans laisser de traces. Il est du devoir de chacun d'entre nous de lui réserver une place privilégiée dans sa bibliothèque privée. Chaque jeune Marocain se doit de l'avoir comme livre de chevet, de le lire attentivement, voire d'en faire une analyse minutieuse afin de faire barrage à la conception pessimiste et procéder à la réalisation d'études thématiques portant sur l'un ou l'autre des multiples aspects de notre passé. Cet ouvrage n'est pas seulement un précis de la littérature marocaine fournissant un répertoire des oeuvres littéraires et de leurs auteurs; il regroupe des études réalisées dans différentes branches scientifiques qui ont bénéficié d'une large diffusion aux époques écoulées, ainsi que les orientations politiques et historiques qui ont joué un rôle déterminant dans les mouvements intellectuels et religieux. Cet ouvrage retrace l'histoire de la pensée marocaine au sens large du terme. Nous devons reconnaître, comme l'a écrit son auteur, que "la caractéristique principale de cette publication est qu'elle est unique en son genre, puisqu'il n'existe dans aucune contrée de l'arabité un ouvrage qui lui soit identique, tous les livres consacrés à la littérature et à son histoire étant placés dans le contexte de la nation arabe en général", alors que le présent ouvrage se limite à un seul pays de cet ensemble ethnique et linguistique, à savoir le Maroc.

L'auteur s'est efforcé de ne pas citer les non marocains qui ont vécu dans notre pays et que l'Etat marocain avait encouragés dans les domaines de la recherche, de la production et de l'édition. Il les a délibérément passés sous silence pour se limiter à donner une image nette de la littérature marocaine pure et dure. Ici, nous devons analyser la méthode que l'auteur a utilisée pour procéder au découpage des périodes culturelles du Maroc. Il n'a pas suivi la procédure traditionnelle des éditeurs qui s'imaginent que les mouvements culturels sont le fruit d'orientations politiques ou de bouleversements socio-économiques. Il a regroupé deux ou plusieurs Etats dans une même ère historique. Il a intégré les premiers Etats, ceux des Idrissides, des Banou Afia, de Maghrawa, de Banou Yafran et autres dans une même ère qu'il a baptisée "l'ère des conquêtes". Il a assimilé la dynastie des Almoravides à celle des Almohades dans une ère qu'il a appelée "l'ère des Almohades". Il a classé la dynastie des Mérinides et celle des Wattasides dans une ère qu'il a qualifiée d'"ère des Mérinides". Seules les dynasties Saâdienne et Alaouite ont eu droit à une ère spécifique à chacune d'elles.

L'auteur a commencé son ouvrage par une étude avec des objectifs clairs et des déductions logiques sur la période des conquêtes musulmanes, mettant l'accent sur la propagation de l'Islam au Maroc et l'arabisation des Marocains. Il a analysé la résistance opposée par les populations berbères autochtones aux envahisseurs arabes portant l'étendard de l'Islam. Il a illustré ainsi comment le Maroc est passé de l'âge antéislamique à l'ère islamique, tout en restant indépendant des autres nations du monde musulman sur le plan de l'organisation étatique, de la pratique religieuse et des conceptions socio-culturelles. Ce passage s'est fait par les conquêtes d'Okba Ibn Nafiâ et Moussa Ibn Nousayr qui ont semé les premières graines de l'Islam dans cette contrée. Mais le sentiment religieux est resté assez faible et la foi elle-même était quelque peu chancelante en raison de l'arrivée massive au Maroc des Kharéjites qui avaient fui le pouvoir islamique à Damas et à Baghdad, et pour d'autres raisons qu'il serait trop long d'exposer ici.

Cette situation a duré jusqu'à la prise du pouvoir par Idriss 1er, fondateur de la première dynastie marocaine, et premier souverain à qui les tribus berbères ont prêté le serment d'allégeance, et juré fidélité et obéissance en lui reconnaissant le pouvoir suprême de diriger le pays. Idriss 1er a aussitôt mis fin aux troubles causés par les Kharéjites, et posé la première pierre d'un Etat indépendant du Khalifat abbasside de Baghdad. Quant aux causes qui ont accéléré le mouvement de conversion à l'Islam, elles trouvent leur origine dans le comportement du souverain qui était empreint de sagesse, dans une législation claire et juste qui prônait l'égalité de tous devant la loi ainsi que dans la droiture des gouvernants et leur esprit d'équité et de justice.

L'auteur a ensuite abordé les circonstances qui ont amené les Berbères à s'arabiser au point où ils ont pu en très peu de temps maîtriser la langue arabe et exceller aussi bien dans le style d'écriture que dans l'art oratoire. Je n'en veux pour preuve que le fameux discours que Tarek Ibn Ziyad a prononcé devant ses soldats au mont de Gibraltar qui porte son nom après avoir mis le feu sur les bâteaux qui les ont transportés du Maroc vers la terre andalouse. La langue arabe s'est propagée aussi vite que l'Islam et n'était nullement à l'origine des conflits qui ont opposé les populations berbères aux arabes à cette époque. Les différends qui mettaient aux prises les deux communautés étaient provoqués par des conflits d'intérêts et n'ont jamais eu non plus pour origine une cause religieuse, l'Islam ayant règné de manière souveraine depuis l'avènement d'Idriss 1er.

Il a essayé de jeter un certain éclairage sur le rayonnement culturel que le Maroc avait connu pendant cette période; mais, en l'absence de documents et d'ouvrages de référence, il s'est contenté d'écrire que " le Maroc a connu une longue traversée du désert après l'arrivée des Arabes, et n'a pas eu de succès sur le plan du savoir et de la connaissance, pas plus qu'il n'a pu bénéficier d'une vie nouvelle dont il pouvait tirer un titre de fierté". Il a appuyé cette opinion par une argumentation susceptible d'être acceptée comme elle peut être réfutée, mais qui n'en demeure pas moins fondée sur des preuves valables. Il n'a pas omis d'exposer les conditions de propagation de la doctrine malékite dans le domaine de la législation, et n'a pas manqué de mettre en lumière le rayonnement de Ceuta, cette ville voisine de l'Andalousie.

Puis, il est passé au premier âge d'or des dynasties marocaines, intégrant la période des Almoravides et celle des Almohades dans une même ère historique. Il a évoqué la vie d'Abdallah Ibn Yassine ainsi que les efforts qu'il a déployés pour propager le savoir dans la région des Sanhadjas, et les guerres qu'il a livrées à leurs tribus pour y asseoir les fondements de l'Islam. Il a consacré de larges développements au grand autodidacte qu'était Youssef Ibn Tachfine "qui a bouleversé la carte du Maroc, mis de nombreux empires sens dessus dessous et levé tous les obstacles qui séparaient ses contrées avoisinantes".

Il a abordé la grande révolution des Almohades. Il a analysé leur doctrine et l'impact qu'elle a exercé sur la société marocaine; et delà il est passé à la vie intellectuelle de la dynastie des Almohades, mettant en relief ses encouragements à la littérature et son affection pour les hommes de lettres. Il a cité plusieurs exemples et mis l'accent sur l'intérêt porté par cette dynastie au berbérisme, en qualifiant celà de farce historique. Puis, il s'est attaqué au mouvement intellectuel en commençant par les aspects relatifs à la législation et à la croyance religieuse. Il a poursuivi son étude en exposant les sciences de la linguistique arabe, les essais biographiques et la relation des faits historiques. En troisième lieu, il a analysé des questions d'ordre philosophique et parlé de l'intérêt qui leur était porté à la cour des Almohades et de l'encouragement que celle-ci prodiguait aux hommes de lettres.

C'était ensuite le tour de l'urbanisme et de l'art architectural, de l'agriculture, de la médecine, de la chimie, de la botanique et des beaux arts, en particulier la ciselure et la mosaïque. Il a procédé à une énumération exhaustive des penseurs de cette période, en dressant leur biographie. Il suffit de citer parmi eux le cadi Iyad, Al Idrissi, Abou Amrane El Fassi et Al Marrakchi. Il a passé en revue les titres des ouvrages qu'ils ont publiés: propos tenus par le prophète et leur exégèse, livres sur la logique, les principes fondamentaux, l'histoire, la géographie, les biographies, manuels de littérature et recueils de poèmes, livres de grammaire, de linguistique, de morale. Parmi les portraits qui ont tous été établis à l'attention de la bibliothèque sultanienne, seuls ont été pris en considération des personnages de souche marocaine, à l'exclusion de tous les savants et hommes de lettres de l'Andalousie et du reste de l'Afrique du Nord.

Il a orienté ses recherches vers la vie littéraire de cette époque, et confirmé que la littérature pendant l'ère des Almoravides était exclusivement andalouse et qu'elle a changé sous le règne des Almohades grâce à l'émergence d'une classe d'intellectuels marocains encouragés par l'intérêt porté par les Almohades aux belles-lettres et par la sollicitude qu'ils avaient à l'égard de toutes les choses de l'esprit. Cette émergence a été stimulée par la grande rivalité qui s'était instaurée dans l'entre-deux-règnes, mais aussi par le fait que les intellectuels marocains aspiraient à des postes de responsabilité au sein de l'appareil étatique et soignaient le style de leur écriture à cette fin. Les lettres marocaines ne reflétaient aucunement l'image des lettres andalouses comme d'aucuns l'avaient pensé. Elles se distinguaient d'elles en ce sens qu'elles exprimaient les sentiments du Marocain en tant que tel et ne se laissaient influencer ni par l'Andalousie ni par la Syrie et l'Irak. L'auteur a poursuivi son étude par des essais biographiques relatant la vie et l'oeuvre des hommes de lettres marocains de la période considérée, tels Abou Jaâfar Ibn Atiya, Ibn Habous, Soleyman Al Mouwahidi, Abou Al Abbas Al Guerraoui et Ibn Abdoun Al Maknassi.

Après avoir analysé sur le double plan politique et historique les causes de la décadence des Almohades et de la rapidité du démantèlement de leur dynastie, il a brossé un tableau des tribus des Beni Marine et de Zénata, disant qu'elles étaient soumises à la loi musulmane, qu'elles jouissaient d'une sorte d'autonomie et qu'elles sont sorties victorieuses de leurs affrontements avec les Almohades, après avoir remporté sur eux une victoire décisive dans la bataille qui a eu lieu le jour de "la Machâla" (jour des flambeaux). Il a analysé longuement les ambitions des Mérinides, en temps de guerre comme en temps de paix, mettant en valeur leur attachement à l'arabité, les efforts qu'ils ont déployés pour restaurer l'unification du Maroc, la somptuosité de leur pouvoir, la splendeur de leur khalifat et le grand intérêt qu'ils n'ont cessé de porter à la vie intellectuelle. Malheureusement, un grand nombre d'hommes de lettres et de personnalités scientifiques ont péri en mer, victimes d'une tempête qui a emporté le bâteau qui les ramenait de Tunis où ils avaient accompagné Abou Al Hassan Al Marini, et ont ainsi payè de leur vie l'intérêt que la cour des Mérinides leur portait.

L'auteur de l'ouvrage "le talent marocain dans la littérature arabe" que nous avons essayé d'analyser brièvement au lendemain de sa parution a consacré une section à l'activité littéraire et scientifique que je ne voudrais ni ne pourrais vous résumer. C'est une partie du livre qui mérite d'être lue et étudiée, parce que la marche de la culture marocaine ne s'est pas arrêtée avec les bouleversements politiques qui ont entraîné la chute des Almohades et l'avènement des Mérinides, mais elle a vu s'élargir considérablement les domaines scientifiques de l'ère précédente. Sur le plan du droit, la jurisprudence a pris une très forte extension; la linguistique s'est beaucoup développée; la langue arabe s'est propagée d'une manière impressionnante, au point où un auteur s'est intéressé à codifier les dialectes populaires, ce qui prouve qu'il était encore possible de les dénombrer à l'époque. Dans le domaine de l'histoire, l'ère des Mérinides a été parmi les plus florissantes, témoins ces historiens exceptionnels qu'étaient Ibn Abi Zaraâ et Ibn Khaldoun qui a publié son traité destiné à la bibliothèque du Khalifat mérinide, et bien d'autres encore parmi les historiens les plus réputés. Cette ère était aussi celle des explorateurs de renom comme le célèbre Ibn Batouta et le grand voyageur Ibn Rachid.