Le supplément littéraire du journal "Almaghrib" - 2ème année - No 12 - 9 juillet 1938

Un chercheur en histoire égyptien vient de faire paraître dans la prestigieuse revue "Al Risala" une annonce destinée à promouvoir un ouvrage qu'il a édité sur "l'histoire de l'Orient Musulman depuis les guerres des Croisades jusqu'à nos jours". Il y a présenté les grandes lignes de la première partie de cet ouvrage qui traîte notamment de la renaissance perse saffaride, de l'avènement de l'Etat turc othoman, de la dynastie des Mamelouks en Egypte et des petits Etats du Maghreb.

L'Egypte de la période feudataire prend ainsi le nom de grande nation, tandis que les Empires qui se sont constitués dans les pays du Maghreb sont considérés comme de simples petits Etats. C'est ainsi que les vérités historiques sont dénaturées, leurs enseignements considérablement altérés et les faits rapportés au passé complètement anéantis. C'est ainsi qu'une grande et puissante nation, dont les souverains étaient un motif de fierté pour l'Islam, et les hommes du savoir les dépositaires des valeurs culturelles à l'échelon du monde de la pensée universelle, et pas seulement des penseurs musulmans, qu'une nation dont la force semait la terreur dans tout le voisinage et provoquait le souffle d'un vent de panique dans les rangs de l'ennemi, telle la dynastie des Mérinides, est qualifiée de petit Etat, comme s'il s'agissait d'une bande tribale qui s'attaquait à des bourgades perdues, sans que ses dirigeants aient une quelconque notion de l'ordre ou la moindre aspiration à la stabilité.

C'est ainsi que le chercheur égyptien a liquidé la prestigieuse histoire du Maroc en quelques pages, voire en quelques lignes, livrant de notre grande nation une image entièrement déformée. Son ouvrage arrivera jusque chez nous et sera acheté par nos intellectuels, qui vont lui ménager une place dans les rayons de leur bibliothèque. Qu'ils lisent ou ne lisent pas les chapitres consacrés au Maghreb, la plupart d'entre eux en savent de toutes façons bien plus que n'en sait le respectable chercheur égyptien. Mais l'aspect extérieur du livre, son style moderne, la classification thématique de ses chapitres et le soin mis dans la présentation de la table des matières ne manqueront pas d'exercer un certain attrait sur la jeunesse marocaine et de l'encourager à le lire. Et c'est précisément là que le bât risquera de blesser, parce qu'une partie de la jeunesse actuelle ignore presque tout de l'histoire de son pays, et que ces quelques chapitres suffisent pour confirmer les générations montantes dans ce qu'elles ont appris sur les dynasties et les anciens gouvernements du Maroc à travers leurs lectures des livres étrangers, qui ont gravé dans leur subconscient une image travestie de leur pays. Les évènements imbriqués les uns dans les autres sans but bien défini, relatés, qui plus est, par des plumes étrangères, reviennent constamment à l'esprit de ces jeunes quand ils évoquent leur passé; et ce livre du chercheur égyptien est de nature à leur apporter, à cet égard, un solide soutien aux informations erronées qu'ils ont acquises de l'histoire de leur nation.

Nous n'en voulons pas au chercheur égyptien, bien que nous lui adressions un léger reproche pour avoir qualifié les Etats du Maghreb de petits Etats; mais celui qui est à réprimander et qui mérite d'être accablé de reproches est le Marocain qui laisse son passé entre les mains d'auteurs étrangers mal intentionnés ou d'auteurs orientaux ne connaissant rien d'important de leur pays; et c'est ainsi que notre histoire se perd et se dilue dans des pages pleines d'allégations fantaisistes. Imaginons notre chercheur dans une bibliothèque égyptienne, en train de feuilleter des ouvrages de référence pour ramasser les matériaux dont il a besoin pour ses études, et qu'il s'arrête devant le rayon où sont exposés les livres consacrés à l'histoire du Maroc, que va-t-il trouver comme ouvrages de référence et sur quelles publications va-t-il tomber? A l'exception de quelques ouvrages publiés le siècle dernier sur l'histoire du Maroc par des maisons d'éditions égyptiennes et d'autres ouvrages publiés par une imprimerie de Fès sous forme de manuscrits d'une écriture marocaine illisible en Orient, il ne trouvera que des livres conçus et réalisés par des étrangers dont la plupart, comme on le sait, sont orientés dans l'intention, avouée ou non, de nuire à la réputation du pays et de dénaturer l'image de son passé.

La responsabilité de cette situation n'incombe donc qu'aux intellectuels marocains qui, non seulement ne font aucun effort pour éditer des ouvrages de leur cru, mais ne se donnent même pas la peine de publier ce que recèlent leurs bibliothèques privées et publiques de trésors insoupçonnés sur leur passé. Cette négligence est une cause directe du tort porté par notre jeunesse à l'histoire de notre pays et de l'accaparement de notre passé par des étrangers qui qualifient notre grande nation de petit Etat, portant ainsi les générations montantes à ignorer ce qui fait la grandeur éternelle du Maroc.