Le supplément littéraire du journal "Almaghrib" - No 3 - page 35 - 21 avril 1938
Il suffit d'engager un entretien avec n'importe quel Européen qui a passé à peine une semaine au Maroc pour qu'il vous parle des contrées les plus reculées du pays et vous décrive les traditions auxquelles vous ne faites pas attention quand bien même elles font partie de votre vie quotidienne. Vous le trouvez dans son élément, la coupe pleine de connaissances, étant passé par tous les endroits qui méritent d'être visités pour la beauté de leur site et leur intérêt historique. En ce qui concerne les traditions, il vous les décrit avec minutie et un sens pertinent de l'observation, disséquant la mentalité marocaine pour mieux la comprendre.
Quant au Marocain, natif de cette ville, il ignore tout des localités avoisinantes, pour la simple raison que les seuls endroits qu'il a visités au Maroc sont ceux que le hasard a placés sur l'itinéraire de ses déplacements; et lorsqu'on lui pose une question relative à un aspect quelconque de sa ville natale, ou bien il en ignore l'origine historique, ou bien il vous avoue qu'il n'y a jamais mis les pieds. Cette négligence inqualifiable n'est pas la conséquence de la seule ignorance dans laquelle pataugent la plupart de nos compatriotes, elle est aussi celle de la paresse qui fleurit dans les milieux cultivés.
L'esprit d'entreprise est pratiquement inexistant chez les jeunes comme chez les moins jeunes. Ce manque d'engagement est issu de plusieurs causes reliées les unes aux autres, dont la plus importante tient probablement au fait que nous n'avons pas reçu une éducation sociale solide, et que la seule image que nous avons de la vie est celle de la famille intra muros ainsi que des relations amicales, au sens le plus étroit du terme, que nous entretenons les uns avec les autres sur un plan strictement personnel.
L'absence d'associations et le peu d'intérêt que nous accordons aux réunions et aux manifestations à caractère culturel et éducatif sont autant de freins dans la recherche de solutions aux difficultés que nous n'arrivons pas à résoudre sur le plan individuel.
Les Européens qui résident chez nous participent aux activités de centaines d'associations visant chacune un objectif clair et précis et offrant à chaque participant la possibilité de faire partie d'un groupe partageant les mêmes idéaux et uni autour d'une même communauté d'intérêts. Ils organisent chaque année des rencontres à caractère culturel, artistique, scientifique, politique ou sportif, dont la couverture est largement assurée par la presse française qui leur consacre un important espace rédactionnel. C'est grâce à ces associations, à ces congrès et à ces réunions que l'Européen finit par bien connaître notre pays, alors que nous autres, Marocains, l'ignorons totalement.
L'Européen qui se rend au Maroc pour le tourisme ou pour un voyage d'études, n'y met les pieds qu'après avoir bien étudié son histoire; il ne visite une ville qu'après s'être enquis de son passé et de son présent. Il vient généralement au Maroc en voyage organisé, initié par une association ou un journal, ou dans le cadre d'un voyage de congrès, profitant au maximum de son périple, jouissant de l'esprit de groupe qui règne parmi les participants, cherchant à approfondir ses connaissances du pays et à y découvrir les secrets soustraits à la vue des autres, s'éprenant de ses beaux paysages dont il consigne les impressions fugitives sur son carnet de voyages, s'il n'en fixe pas le souvenir sur une toile ou une prise de vue photographique.
C'est ainsi qu'il ramène chez lui une documentation précise qu'il mettra à pofit pour éditer un livre sur le Maroc, ou pour organiser une exposition de peinture ou de prises de vues illustrant son aventure marocaine.
Du reste, les touristes en provenance d'Europe ne sont pas les seuls à s'adonner à ce genre d'exercice. Les Européens résidant au Maroc, eux aussi, ne laissent passer aucune fête ni aucun week end sans qu'ils cherchent à approfondir davantage leurs connaissances de notre pays et de ses problèmes. Chaque fin de semaine, ils vont piqueniquer dans les lisières des forêts à la végétation luxuriante, ou faire une randonnée dans les endroits historiques, ou passer un moment agréable au bord d'un cours d'eau ou au pied d'une cascade. Ce sont eux qui profitent du Maroc, en apprécient la beauté et en goûtent les charmes enchanteurs.
Quant à nous, nous n'avons d'autre souci que de nous cloîtrer à longueur de journées entre nos quatre murs, tuant le temps et dépensant nos énergies dans des conversations vides de sens et nous livrant à des discussions stériles qui témoignent de notre misère et de notre malheur et attestent que nous sommes en proie au désordre et au déséquilibre mental.
Lorsque nous nous réunissons entre amis, nous échangeons des balivernes d'une étonnante futilité, et nous ne cessons de proférer des injures, passant ainsi le plus clair de notre temps à nous exercer à ce genre d'invectives; et quand, au printemps, nous manifestons une certaine sensibilité à la beauté du décor qui nous entoure, et que nous convenons d'organiser une fête pour en célébrer l'avènement, c'est pour nous remplir le ventre, jouer aux cartes et prendre part à des querelles acharnées, oubliant le charme du printemps et la fraicheur vivifiante de sa brise.
Quant à nos voyages, ils se limitent à un déplacement d'une ville à l'autre, dans le souci de chercher ce qu'elles ont de commun plus que ce qui les différencie l'une de l'autre. Nous n'en tirons donc aucun enseignement susceptible d'enrichir nos connaissances. Tant que nous ne savons pas que le voyage est une leçon pratique de la vie, nous demeurerons une nation marginale, qui non seulement ignore le reste du monde, mais, par delà la méconnaissance de son pays, ignore jusqu'à sa propre existence.