Le supplément culturel du journal Almaghrib - No 6 - page 83 - 12 mai 1938
Les musulmans en liesse célèbrent aujourd'hui la commémoration de la naissance de leur grand prophète -- que la bénédiction et le salut de Dieu soient sur lui --. Ils se livrent à des manifestations de joie, organisent des réjouissances pour annoncer le jour de la fête et s'y préparent en portant des habits neufs pour lui donner un éclat particulier.
Partout dans le monde, les musulmans connaissent des transports d'allégresse qui se lisent sur leur visage épanoui. Ils écartent de leur esprit les soucis de la vie quotidienne pour accueillir cet anniversaire avec les hommages qui sont autant de témoignages de déférence envers leur suprême sauveur. Les Marocains réservent à cette circonstance un accueil des plus chaleureux certes, mais ils ne pensent pas à sa signification réelle. Ils ont tendance à ne pas se rendre bien compte de l'influence décisive qu'elle a exercée sur l'histoire de l'humanité. Ils se contentent de perpétuer une tradition reçue, celle de célébrer chaque année, à la même époque, un évènement exceptionnel, en participant aux manifestations qui marquent la commémoration de cette journée historique.
Cet anniversaire ne leur inspire aucune idée de splendeur, pas plus qu'il ne les entoure d'une enceinte de vertu, alors que les notions de splendeur et de vertu sont l'une et l'autre des objectifs du vrai Islam. Les Marocains aujourd'hui ne sont pas conscients des vraies valeurs de leur religion, et semblent ignorer que l'enseignement qui est à tirer de cette fête religieuse n'est pas à chercher dans l'apparence extérieure d'un évènement que l'on fête comme un autre, mais est dans le devoir de s'inspirer de la tradition de sagesse d'un prophète, qui nous a éclairé le chemin de la vie, et nous a édicté un code de conduite réglant notre manière d'agir ad vitam aeternam. Tantôt nous avons suivi les enseignements de ce code de conduite, et nous avons été à l'avant-garde de l'humanité, tantôt nous les avons négligés, et nous sommes restés loin derrière les plus attardés de l'espèce humaine. Même si les Marocains se rendent nombreux ce jour-là dans les lieux de prière pour écouter les récits qui y sont relatés sur la tradition du prophète, on a l'impression qu'ils poursuivent une simple routine, puisqu'au même moment ils ont l'esprit préoccupé par une mauvaise action qu'ils ont l'intention de commettre au sortir de la mosquée, action qui va s'ajouter à celles, très nombreuses, déjà consignées dans le registre de leurs péchés.
Ce qu'il y a de sublime et de permanent dans la conduite de l'illustre messager de Dieu, auquel nous ne prêtons pas suffisamment attention et que nous ne prenons pas en exemple, c'est cette image qui nous est parvenue du prophète se dirigeant, au tout début de ses contacts avec la prophétie, vers les idoles de la Kaaba pour les détruire afin d'en effacer définitivement l'existence dans l'esprit des gens. Cette image symbôlique est restée dans l'histoire de l'Islam comme un acte de stimulation permanente des musulmans en même temps qu'une source de lumière qui les guide dans les ténèbres de la vie.
Le prophète a détruit les idoles de la Kaaba au nom du monothéisme, posant ainsi la première pierre de l'édifice de l'Islam qu'il a bâti sur les fondements du savoir, de la morale et de la concorde. Il a ainsi sauvé les hommes du paganisme polythéiste et leur a démontré par le discours le plus convainquant que l'adoration des fétiches non seulement ne rimait à rien et ne profitait à personne, mais était l'expression d'une ignorance manifeste et d'une stupidité absurde qui devaient l'une et l'autre être combattues et passer au fil de l'épée. Il a ainsi conduit l'esprit humain du monde des ténèbres vers celui des lumières, et s'est mis à rechercher les secrets de la vie et à découvrir dans l'arsenal des lois qui les régissent les signes révélateurs de l'unicité de Dieu et de sa toute-puissance éternelle qu'on ne saurait attribuer, sans faire preuve d'ignorance et se couvrir de ridicule, aux idoles qui entournent la Kaaba.
Le prophète a ensuite franchi un nouveau pas en élaborant une constitution qui a adouci les moeurs, développé l'esprit vertueux et défini les modalités des rapports que les hommes entretiennent entre eux. Elle leur a en outre expliqué que les musulmans sont comme un édifice dont les parties sont imbriquées les unes dans les autres, et que leur unité ne peut se concevoir que dans leur volonté de sortir de leur isolement individuel pour s'intégrer dans la communauté des croyants. En accordant un intérêt particulier à la prière commune, il a cherché à créer une vie sociale permettant aux habitants d'un même quartier de mieux se connaître. Il a prescrit la prière du vendredi pour qu'il en soit de même entre les habitants de la même ville. Il a recommandé le pélerinage aux lieux saints pour que les fidèles du monde entier puissent se regrouper dans un vaste rassemblement islamique. Le savoir, la morale et la concorde ont constitué le secret de la propagation rapide de l'Islam à travers le monde et de sa conquête des plus grandes nations de l'époque, conquête sans précédent dans toute l'histoire de l'humanité. Cette ère nouvelle a été inaugurée par l'acte de destruction des idoles.
Le Maroc donne l'impression de continuer de vivre aujourd'hui comme au temps de l'époque antéislamique, même si sa religion est l'Islam. Dans l'esprit de chaque marocain sommeillent des fétiches qu'il nous faudra abattre si nous voulons reconstituer notre force et accélérer le mouvement de notre réveil. A l'instar des idoles de la Kaaba qui se présentaient comme un obstacle entre les arabes et le message du prophète qu'ils n'arrivaient pas à comprendre, ce qui a motivé leur destruction, se dressent aujourd'hui entre l'Islam et les Marocains trois idoles d'un type nouveau, que nous devrons combattre si nous ne voulons pas nous laisser aveugler par l'impiété, une ignorance caractérisée, un comportement moral abject et un égoïsme mortel. Ce sont autant de fétiches auxquels nous vouons un culte particulier et qui nous cachent la voie d'accès à la lumière spirituelle. En persévérant dans notre égarement, nous serons condamnés à patauger dans nos misères et finirons par mourir dans notre isolement.
Mais en mettant à contribution le savoir et l'intelligence, nous saisissons la réalité de l'Islam, qui nous invite à combattre les mauvaises traditions qui ont largement contribué à l'asservissement de nos esprits. Avec l'éducation, nous comprenons mieux ses commandements et nous nous éloignons de tout ce qui peut nous ramener à l'ère des ténèbres. La concorde fait notre force, et nous amène à prendre conscience que la vie individuelle est toujours tributaires de la vie collective, tout comme la faiblesse collective provient des dissensions individuelles. Les fétiches de la Kaaba ayant été détruits par notre illustre prophète, il nous appartiendra à nous, musulmans de ce pays, de détruire à notre tour les idoles du Maroc, si nous croyons sincèrement au message de notre prophète élu. En suivant son exemple, nous verrons s'ouvrir devant nous de nouveaux horizons grâce à une meilleure connaissance de l'Islam; et ce n'est qu'alors que nous mériterons de fêter le jour de la naissance du prophète et célébrer dans la joie et le recueillement la commémoration de cet évènement éternel.