Le supplément littéraire du journal Almaghrib - jeudi 2 juin 1938
Nous ne connaissons aucune nation, parmi toutes celles qui peuplent la surface du globe, qui se trouve au 20ème siècle tout en continuant de vivre au rythme des siècles révolus, siècles des ténèbres sur le plan de l'organisation, des traditions, des légendes et de tout ce qui s'y rapporte, au point où elle passe aux yeux des étrangers pour un musée auquel se rendent les touristes pour y observer le processus de succession des générations, de l'écoulement du temps et de l'évolution des différentes phases de la vie réactionnaire. Ils s'amusent et tournent en dérision les expositions de cet immense musée qu'ils parcourent de long en large comme s'ils étaient au cinéma en train de voir des scènes de curiosités et de bizarreries. Nous ne connaissons point de nation susceptible de porter le titre de ce film comme le Maroc, ce pays qui comptait jusqu'à une date récente parmi les grands Etats de cette rive de la méditerranée et qu'après avoir été l'un des plus importants foyers de la civilisation et de la culture, est devenu aujourd'hui un centre d'attractions des autres peuples, à la merci des agences de voyages du monde civilisé, qui annoncent dans leurs panneaux d'affichage que c'est un pays où les traces du temps passé sont encore intactes, que ses habitants vivent au 20ème siècle malgré eux et que rien ne les rattache au progrès de la civilisation moderne.
Ces bureaux de tourisme rivalisent d'ingéniosité dans le choix des messages publicitaires destinés à persuader la clientèle européenne à visiter notre pays. Tantôt, ils publient des images n'ayant rien à voir avec le Maroc, telles que ces affiches qui représentent des noirs d'Afrique vêtus de plantes et de parures exotiques qu'ils font passer pour des Marocains, tantôt ils attribuent à notre pays des habitudes et des traditions dont nous ignorons l'origine; tout celà afin d'éveiller chez le touriste potentiel le désir de vivre une expérience pas comme les autres, et de pouvoir raconter à son retour au bercail les extraordinaires aventures des mille et une nuits que "le guide touristique" lui a suggérées pour donner une coloration originale aux scènes qu'il aura pu observer pendant son périple marocain.
Nous estimons que ces bureaux de tourisme portent préjudice à la réputation de notre pays en exploitant cette vision coloniale qu'ils propagent du Maroc dans l'intérêt exclusif de leur activité commerciale. Force est cependant de reconnaître qu'ils ont eu un immense succès avec le slogan publicitaire qu'ils ont choisi pour qualifier le produit touristique marocain. Ce slogan a touché le coeur de la réalité, bien qu'il n'y ait pas lieu d'en être fier. Les bureaux de tourisme doivent ce succès à sa diffusion sous forme de grandes affiches murales portant de gros caractères de couleurs vives qui attirent le regard, ainsi qu'au message d'appel, selon lequel le touriste qui visite le Maroc voit défiler sous ses yeux "vingt siècles en vingt jours".
En effet, lorsqu'on observe les scènes de notre vie quotidienne, on se rend compte qu'il n'existe aucun rapport entre la société marocaine et le vingtième siècle. L'écart est énorme entre la vie que nous menons et la civilisation des temps modernes. Celle-ci est fondée sur la vraie connaissance dans tous les domaines de l'existence, tandis que la vie que nous menons est dominée par la paresse et l'ignorance qui l'entourent de toutes parts. La civilisation moderne s'appuie sur la force et la combativité, pendant que nous faisons preuve de faiblesse chaque fois que nous sommes confrontés à n'importe quelle difficulté, si minime soit elle. Pendant que la civilisation moderne apprend aux hommes à vivre pour la communauté, nous ne prenons soin que de nos intérêts personnels; et chacun de nous de dire à chaque occasion: "après moi le déluge".
Tous ces caractères abstraits ont conduit à des états de manque d'éducation et nous a façonné un milieu rétrograde, à un moment où les racines de notre civilisation passée ont commencé à se dessécher et à mourir. Depuis que les siècles ont couvé notre immobilisme, nous avons tourné le dos à nos grands principes pour n'accorder de l'intérêt qu'au moyen de faire fortune, de posséder un bien et de faire étalage d'un ornement de façade objet de notre fierté. Ainsi, le cours de notre existence s'est mis à trébucher et à périr dans l'adversité, jusqu'au moment où nous avons été surpris par la civilisation moderne qui nous a abasourdis, et nous nous sommes inclinés devant elle, sans savoir par où y accéder. Elle nous a inspiré une grande admiration, mais le secret de sa supériorité nous a toujours échappé. C'est ainsi que nous sommes devenus l'objet de risée et d'étonnement des étrangers pour qui nous représentons les siècles passés et nous réunissons tout ce qui a été chassé par le progrès et dépassé par le développement de la science, si bien que vingt siècles ont pu ainsi s'entasser dans notre vie.
Il est louable de conserver nos habitudes et nos traditions qui ne sont ni choquantes ni préjudiciables à la réputation de notre pays, mais nous devons auparavant vivre dans notre siècle et nous adapter aux conditions de vie de notre époque. Ce n'est qu'ainsi que nous écarterons de nous l'accusation de l'immobilisme que rend si bien le slogan des bureaux de tourisme "20 siècles en 20 jours".