Almaghrib Aljadid - 22 mai 1936
Il suffit, en visitant ce musée, d'y faire un petit tour pour entrer en contact direct avec le moyen-âge, et découvrir cette période dont les traces dissimulées dans les manuels d'histoire et les vestiges soumis à l'épreuve du temps n'ont pu être préservés que grâce à leur conservation dans ce haut lieu de la culture, qui dispense de faire de nombreuses études et de recourir à de multiples méthodes de recherche et d'analyse pour pénétrer les secrets des époques révolues.
Ce musée ne reflète pas qu'une seule image de la vie passée. Il en fournit plusieurs, à volonté, et sous de multiples facettes. En le visitant, on est sûr de s'instruire; et ceux qui s'intéressent à l'étude des grandes étapes de l'histoire de l'humanité pourront y trouver, parmi toutes les collections qui y sont exposées, l'explication aux questions obscures et incompréhensibles auxquelles ils n'ont pas pu trouver de solution.
Ce musée qui abrite une grande variété d'expositions est toujours pris d'assaut par les groupes de visiteurs qui s'y succèdent. A peine y met-on les pieds qu'on perd aussitôt la notion du temps et qu'on oublie qu'on vit dans une ère de progrès qui n'a rien à voir avec cette époque lointaine de l'humanité que le musée fait renaitre de ses cendres. En passant d'un rayon à l'autre, on se réjouit de voir les pièces qui y sont rangées et documentées. Tantôt, on se laisse charmer par certaines d'entre elles, tantôt on reste longtemps à en observer d'autres avec la minutie du chercheur le plus exigeant.
Puis, on s'arrête devant une collection d'objets qui se met à dévoiler ses secrets et à entretenir le visiteur - si tant est qu'elle peut recourir à l'usage de la parole - sur les traditions les plus insolites, les chimères les plus lointaines et les rêves les plus étonnants. Elle lui raconte la vie dans sa naïveté, son calme, sa marche trébuchante, ses courants réduits au silence et ses principes mis en lambeaux et tout dénaturés.
La vie que retrace ce musée ne fait aucune place au progrès. Au contraire, elle tourne en dérision toutes les étapes parcourues par l'humanité après elle. Malgré les cours de très haut niveau professés à l'université, aucun amphithéâtre ne peut restituer cette vie comme le fait si fidèlement ce musée du moyen-âge qui nous renseigne sur une période de l'histoire où les conditions de vie étaient bien différentes de celles d'aujourd'hui.
Si vous avez la chance de le visiter, n'allez surtout pas penser que vous allez voir des expositions d'objets disparates, qui font appel aux connaissances scientifiques de l'archéologue pour en délimiter l'origine et établir les liens qui les unissent les uns aux autres. Vous devez tout simplement savoir que vous avez sous les yeux le spectacle d'une vie homogène, et que vous avez affaire à des objets cohérents entre eux, qui s'accordent pour vous indiquer comment lever le voile sur les secrets des civilisations passées.
Les objets exposés sont considérés, aux yeux de la science archéologique, comme des matières vivantes qui ne nécessitent pas des études et des recherches approfondies pour qu'on puisse toucher du doigt ce qu'ils renferment comme images et amalgame de couleurs, et percevoir par les sens ce qu'ils cachent au fond d'eux-mêmes.
Après cette introduction, peut-être n'ai-je nul besoin de dévoiler la localité de ce musée à la masse des lecteurs désireux d'admirer les expositions qu'il abrite. Ce musée n'est ni éloigné ni de nom inconnu. Les objets qu'il renferme ne nous sont pas étrangers à nous Marocains. Nous sommes nous-mêmes ces objets, et ce musée n'est autre que notre Maroc aux superficies étendues et aux voies aplanies et ouvertes. Nous sommes le musée du moyen-àge; et pourquoi ne le serions-nous pas alors que tout chez nous représente étrangement le passé, n'a aucun rapport avec le présent et ignore tout des perspectives d'avenir? Certes, nous représentons le passé, mais quel passé représentons-nous? De quelle étape de l'histoire de l'humanité sommes-nous le musée?
Nous devons être francs vis-à-vis de nous-mêmes au cours de cette visite. Le passé que nous représentons est loin d'être ce passé prestigieux ni cet âge d'or qui a valu à notre nation d'arriver au faîte de la gloire et à l'apogée de la grandeur. Nous sommes plutôt les représentants de la période de décadence qui a vu fléchir les muscles de la nation marocaine avant que celle-ci ne tombe victime de son immobilisme et ne se laisse entraîner par le courant et balloter par les vagues, tel un morceau de bois que la mer pousse peu à peu vers le rivage, sans qu'il sache au devant de quels autres dangers il est entraîné. Est-ce le rivage des combats que les hommes se livrent entre eux? Est-ce celui de la lutte qu'on engage pour mener une vie honnête et décente, ou bien celui du repos mortel et du sommeil perpétuel?
Il ne fait pas de doute que le spectacle des pièces du musée nous ramène à la réalité que nous vivons, à savoir qu'à chaque instant du réveil, nous sommes gagnés par un sommeil encore plus profond. Toute tentative de nous adapter aux conditions de vie de notre époque se traduit par un constat d'impuissance et de faiblesse, dont nous ignorons comment elles se sont emparées de nous. Nous en arrivons maintenant à passer en revue, ne serait-ce que de manière succinte, les objets exposés, qui ne sont rien d'autre qu'un reflet des images désuètes du passé qui se projette sur notre vie présente:
Voici l'éducation de nos enfants sur la table d'opération. Elle nous invite à en faire une étude anatomique minutieuse et à réfléchir sur les résultats que nous aurons obtenus. La voyez-vous obéir aux normes de l'éducation moderne telles qu'elles ont été définies par la science et corroborées par l'expérience? La voyez-vous puiser dans le bréviaire de la connaissance, à l'instar de l'homme qui ne mérite de vivre à notre époque qu'après s'être altéré à ses sources claires et avoir compris ce qu'elle contient au fond d'elle-même? Celà suffit-il de commettre le crime d'engendrer un enfant à notre image plutôt qu'à celle de son époque, et d'en faire un facteur de destruction qui saccage tout sur son chemin et se comporte comme un animal qui suit ses instincts et s'abandonne à ses impulsions naturelles? Quand il entre à l'école, c'est pour ne rien apprendre, et quand il en sort, c'est pour s'engager dans la mauvaise voie et tomber dans le précipice où l'ont précédé ceux qui, comme lui, n'avaient reçu aucune éducation.
Voici notre milieu familial. Evolue-t-il? Se rend-il compte de ce que pensent et ressentent les personnes de son entourage? Sait-il dans quelle atmosphère il baigne le moi conscient et sensible? Sait-il combien cette atmosphère est étouffante, empoisonne l'individu et en fait un cadavre démuni de toutes ses ressources physiques et morales?
Arrêtons-nous un instant sur nos idées. Quelle différence voyons-nous entre elles et les conceptions des temps jadis, temps au cours desquels l'homme ne parvenait même pas à se connaître soi-même, à plus forte raison à savoir la signification réelle de son existence en tant qu'être humain ayant des droits et soumis à des obligations? Ne remarquez-vous pas que nous continuons de nous chamailler autour des principes les plus élémentaires et nous opposer à ce qui a été admis et soutenu par tous?
Passons maintenant à nos us et coutumes qui demeurent enracinés dans le lointain, veillant à la conservation d'images immobiles qui ne reflètent ni l'âme du passé ni l'esprit du présent. Nous les perpétuons d'une manière automatique, sans nous enquérir de la moralité qu'ils se proposent d'enseigner, ni même chercher à comprendre pour quelles raisons nos ancêtres les ont adoptés.
Voici enfin nos activités. Avons-nous jamais remarqué qu'elles sortaient du cercle étroit de l'individualisme qui caractérise les nations au bas bout de leur histoire? Les avons-nous jamais vues devenir productives à l'instar des activités de l'époque moderne dans laquelle le hasard a voulu nous placer? Mais, avant de nous interroger si nos activités sont productives, encore faut-il savoir si nous avons une quelconque activité, qu'elle soit productive ou non. En réalité, nous sommes là pour consommer une partie de ce que produit la civilisation moderne, sans apporter la moindre contribution à cette production, si ce n'est un apport des plus modestes, semblable à cet apport dérisoire qui était le nôtre pendant les périodes les plus reculées de notre histoire.
Nous devons malheureusement interrompre la visite que nous effectuons dans ce musée du moyen-âge, sachant que tout ce qu'il renferme comme témoignages historiques revêt un caractère de brûlante actualité, puisque tout ce qui se situe entre les murs de l'océan et l'espace saharien continue de vivre dans ce passé fané par la succession des siècles et refuse d'appartenir à l'époque moderne pour se laisser éclairer par ses lumières.