Almaghrib - 1ère année - No 10 - 7 mai 1937

Une étude statistique que nous avons publiée il y a une semaine révèle que la population urbaine représente environ 1/6ème de l'ensemble de la population du Maroc. Ceci revient à dire que ce sont les ruraux qui sont les habitants de ce pays et que nous ne sommes par rapport à eux qu'une faible minorité. Les services publics doivent donc être conçus en fonction des besoins de la population rurale, non de la population urbaine. Toute notre attention doit être orientée vers ceux-là dont la part du bien-être de cette vie est minime et celle de la peine beaucoup trop grande. Mais malgré celà, le paysan marocain affronte des difficultés de toutes sortes, surmonte toutes les crises et se résout à mener une vie de privations en se contentant des provisions que lui procurent la terre et le ciel. Si la terre est avare et que la pluie cesse de tomber, il ne ressentira aucun désespoir; bien au contraire, il s'armera de patience, fondera ses espoirs sur l'année suivante et se mettra de nouveau à labourer son champ dans l'attente de recueillir plus tard le fruit de son labeur.

La richesse du Maroc est entre les mains de ce modeste paysan, symbôle du sacrifice et de la patience, à qui nous n'accordons malheureusement pas la considération qu'il mérite, et dont les intérêts sont totalement négligés par le gouvernement, qui est la source de tous ses malheurs. Ses ressources sont livrées à la rapine des représentants de l'Administration. De plus, le paysan voit ses énergies faillir sous le poids des impôts exorbitants qui pèsent sur ses épaules. Sa situation est intolérable et révoltante. Elle ne peut être améliorée qu'au prix d'efforts soutenus et à condition que le pouvoir en place annonce une ferme volonté d'agir, avec l'appui du peuple, dans le sens des réformes que nous n'avons cessé de revendiquer pour améliorer les conditions de vie du milieu rural. Ce n'est pas le lieu ici d'entrer dans les détails des efforts qui doivent être accomplis pour prêter au paysan l'aide et l'assistance nécessaires, pour l'encourager à se sédentariser. Ceci doit faire l'objet d'études et de recherches qui dépassent les disponibilités d'espace offertes par un journal. Mais nous voulons par cet article attirer l'attention du gouvernement sur certaines anomalies qui accentuent la détresse et la misère du paysan, surtout pendant cette crise asphyxiante.

En faisant un effort pour protéger les ressources du paysan, le gouvernement sauvegardera la richesse du pays; et ce ne sera pas chose bien difficile à réaliser puisque celà ne lui coûtera pas plus que d'adresser des instructions fermes aux services administratifs chargés des questions rurales, d'édicter une réglementation appropriée et d'obliger ses fonctionnaires de s'y conformer et de l'exécuter dans un esprit de justice et d'équité.

La tyrannie a pris de graves proportions dans ce pays et sévit particulièrement en milieu rural où la vie de l'être humain est considérée comme ne valant même pas celle de n'importe quel animal. La justice y est presque totalement absente, et il est pour le moins difficile de s'imaginer comment l'esprit d'équité peut se développer chez des agents d'autorité, dont l'écrasante majorité est constituée d'analphabètes, dont la seule source de rémunération provient d'un prélèvement sur l'impôt foncier payé par le monde rural.

En plus de cet impôt, dit "Tertib", le paysan est contraint de faire face au soudoiement des caïds, des cheikhs et de leurs acolytes, pour si peu que ceux-ci disposent d'un brin d'autorité et ce, en toutes occasions et même en l'absence de toute occasion. Ainsi, lorsqu'on regarde de près les ressources du paysan, on constate que les 2/3 de ces ressources vont dans les poches des représentants de l'autorité publique qui, en principe, doit inspirer le respect.

Il est aussi d'autres occasions qui coûtent des sommes considérables au monde rural, c'est quand le paysan est obligé de faire acte de présence dans toutes les fêtes, qu'elle qu'en soit l'importance, et de se présenter avec son cheval harnaché d'or. Pendant qu'il n'a pas de quoi joindre les deux bouts, l'autorité lui ordonne d'assister, tout de neuf vêtu, à la cérémonie d'installation d'un petit fonctionnaire, d'aller à un moussem ou à toute autre manifestation, lui occasionnant des frais au-dessus de sa portée.

Nous estimons qu'il est de notre devoir d'attirer l'attention de l'Administration sur cette situation du paysan marocain devenue encore plus intolérable en raison de la crise qui sévit par les temps qui courent. Un changement radical des méthodes administratives s'impose et doit être accompagné d'une dispense du paysan d'engager des frais inutiles dans des manifestations aussi stériles que celles auxquelles on l'oblige de prendre part. Une politique rurale mieux réfléchie contribuera sinon à atténuer les effets de la crise, du moins à rendre au paysan marocain sa dignité non seulement bafouée mais littéralement confisquée par les auxiliaires du pouvoir.