Reproduit sans date et avec une interversion des parties dans l'essai biographique consacré à Saïd Hajji par Abou Bakr Kadiri (tome 2 p.213-217), cet article se fait l'écho du "Mémoire" que le Comité d'Action Nationale a diffusé à propos des effets de la crise économique provoquée par la sécheresse au cours des années trente, auquel nous renvoyons le lecteur aux "documents annexes".
Le paysan marocain face au fléau de la sécheresse
Le Maroc est un pays à vocation agricole avant d'être un pays industriel. Tout y dépend de l'état de la récolte, qui reste tributaire des caprices du ciel pour ce qui est des quantités de chutes de pluie qui arrosent les terres cultivables en des périodes bien déterminées. 5/6èmes des habitants du Maroc sont constitués d'une population paysanne qui vit des produits de la terre si tant est que la saison a été pluvieuse. Mais lorsque le pays connaît une vague de sécheresse, le paysan crie famine, l'activité commerciale et celle des industries manuelles dans les villes s'arrête avec la perte du client pour la première et celle de l'acheteur potentiel pour la seconde. Le processus de production se grippe dans la plupart des secteurs économiques, la crise s'installe et la misère augmente.
Le Maroc a traversé au cours de ces dernières années une période de vaches maigres; le ciel a été avare de pluie; la terre est devenue aride; les paysans affamés ont attaqué les villes; la crise et la misère ont été au centre des préoccupations de tous les milieux marocains. La période de sécheresse passée, les gens se sont montrés plus optimistes après les dernières précipitations de pluie. Les terres ont ainsi pu être irriguées à travers tout le Maroc, ainsi qu'en Algérie et en Tunisie, ce qui a contribué à atténuer les effets de la crise. La terre a revêtu son manteau de verdure et s'est présentée de nouveau comme un paradis jonché de fleurs et exposé à la brise du printemps.
Sur le plan des prévisions, la prochaine saison agricole s'annonce très bonne, et il il y a tout lieu de penser qu'elle produira une récolte que le Maroc n'a pas connue pendant des années. La production du paysan sera doublée avec la volonté de Dieu; et nous devons d'ores et déjà penser à l'organisation de la distribution de cette production sur le marché intérieur ainsi qu'à la mise en place des moyens d'assurer l'exportation de l'excédent de production à l'étranger.
Le Maroc est constamment menacé soit par la famine au cas où la pluie se fait rare pendant les périodes idoines, soit par le trop plein lorsque la pluie tombe en abondance, entraînant la chute des prix des produits agricoles. Cette chute atteint quelquefois un niveau où le paysan se trouve menacé de faillite, et où la crise reprend ses droits avec le prix du blé qui dégringole à son niveau plancher estimé aujourd'hui à environ 30 francs le quintal. Ceci revient à dire que le paysan sera condamné, à un moment où la loi de l'offre et de la demande joue en sa défaveur, de vendre sa marchandise à perte et d'être ainsi très loin de couvrir les dépenses qu'il a dû engager pour acquérir, au prix fort, les grains destinés à la semaille et les instruments de labour, et être en même temps en mesure de faire face aux coûts exorbitants de la location des terres de culture et aux impositions qui grèvent inexorablement le peu de ressources dont il dispose, sans compter les achats qu'il effectue en ville pour satisfaire ses besoins les plus indispensables.
Les ressources que le paysan dégage de la vente de sa récolte ne lui suffisent même pas à couvrir une partie des frais auxquels il doit faire face, si bien qu'il se sent dupe et que ses affaires périclitent. Il n'est dès lors pas étonnant de le voir se plaindre de l'activité agricole, que la saison ait été bonne ou mauvaise. Le maintien des prix des produits agricoles à un niveau élevé est donc indispensable pour la sauvegarde de l'équilibre économique global, contrairement à ce que d'aucuns peuvent penser.
Le paysan est une pièce maîtresse dans le processus de relance de l'activité industrielle et commerciale. En faisant banqueroute, c'est en qualité de mendiant qu'il entre en ville, non en client doté d'un pouvoir d'achat respectable. En revanche, si on lui permet de vendre sa marchandise à un prix raisonnable, il n'aura pas beaucoup de difficultés pour la liquider et se rendra ensuite en ville pour acheter les produits de l'artisan et la marchandise du commerçant, permettant à ces deux agents économiques de disposer de nouvelles ressources pour donner un coup de fouet à la marche de leur entreprise.
Mais si les prix baissent, le paysan ira à sa ruine, l'artisan ne trouvera pas d'acheteur, le commerçant déclarera faillite, l'entrepreneur sera condamné à fermer son usine. Rares seront ceux qui auront suffisamment de liquidités pour acheter la production agricole, quand bien même elle serait offerte a très bas prix. Seuls profiteront de la baisse des cours les spéculateurs traditionnels qui manipulent le marché à leur guise et se permettent de vendre en rials les mêmes quantités de marchandises achetées en francs courants. A celà s'ajoute le fait que le paysan, souvent à court d'argent, exige presque toujours d'être payé à l'avance pour qu'il puisse couvrir ses dettes et payer ses impôts, et se voit obligé de vendre sa marchandise au prix dérisoire fixé par l'acheteur.
Depuis deux ans, l'office du blé en France a été réorganisé sur la base d'une conception économique nouvelle qui protège le paysan sans défavoriser le consommateur. Nous avons pensé que la création d'un office du blé au Maroc, à l'instar de celui qui vient d'être réorganisé en France, serait de nature à sauver le paysan marocain des manigances des spéculateurs tout en lui assurant une vie nouvelle. Cet office a effectivement été créé chez nous, mais il s'est spécialisé dans la commercialisation du blé tendre - la farine - dont l'exploitation au Maroc est pratiquement une chasse gardée au profit des colons, et n'est assurée que pour une très infime partie par les Marocains qui disposent de vastes propriétés agricoles. Le petit paysan, dont nous demandons la protection, n'a tiré aucun profit de la création de cet office. Des associations se sont constituées en coopératives agricoles au courant de l'année écoulée pour lui venir en aide et lui permettre de faire face aux effets de la mauvaise récolte de la saison. Mais, comme l'année prochaine promet, selon les prévisions, un bien meilleur rendement que celui de cette année, de telles associations ne seront plus en mesure de remplir la mission qui leur incombe, n'ayant pas de réserves suffisantes pour aider le secteur agricole à financer tout ce qu'il produit. Ceci se traduira sans aucun doute par une baisse brutale des prix, et la première victime en sera de nouveau le paysan lui-même. Quel est donc le moyen de sortir de cette impasse? C'est ce dont je voudrais vous entretenir à la prochaine occasion.
Le paysan marocain face à la chute des prix
Si le prix des produits agricoles s'effondre, ce sera la faillite du paysan. Et si le paysan fait faillite dans notre pays, l'activité économique s'arrêtera dans son ensemble. Ceci est une réalité qui ne souffre aucune contestation. Notre espoir est que la production agricole à venir soit assez substancielle pour couvrir les besoins du pays. Mais quels sont les moyens qu'il convient de mettre en oeuvre pour organiser une distribution convenable de ces produits sur le marche intérieur? Quels sont les canaux qu'il faudra emprunter pour exporter une partie de la récolte à l'étranger, tout en bénéficiant d'une protection des prix de nature à barrer la route à la spéculation qui tire profit à la fois du financement apporté en amont par le producteur et du prix de revient payé en aval par le consommateur?
Le premier moyen auquel il convient d'avoir recours est l'introduction du blé dur dans le circuit de commercialisation de l'office du blé créé depuis deux ans pour assurer l'approvisionnement des Marocains et ce, dans le but d'en écouler une partie à l'étranger, comme c'est le cas actuellement pour le blé tendre. Le paysan trouvera dans le marché intérieur des possibilités de vente de ses produits et pourra constituer une réserve financière qui lui permettra de rembourser ses dettes, de payer ses impôts, de faire face à ses besoins vitaux tout au long de l'année et de se préparer à la prochaine campagne qu'il souhaite voir plus productive que les précédentes.
Tant que le Maroc produit une grande variété de grains - orge, maïs et autres - en plus du blé tendre et du blé dur, "l'Office du Blé" devrait se transformer en un "Office des Céréales" auquel serait confiée la mission d'organiser la collecte de l'ensemble des grains ainsi que leur commercialisation et leur exportation. Il semble que la prise en charge du blé dur par cet organisme rencontre quelques difficultés à l'heure actuelle, mais nous pouvons d'ores et déjà proposer deux moyens d'intervention possibles:
-
Création d'une commission économique spécialisée dans l'étude des marchés internationaux pour lui confier l'étude de la problématique des céréales marocaines et la mise au point d'un train de mesures tendant à faire échouer les tentatives de spéculation. Cette commission doit jouer le rôle d'intermédiaire entre les coopératives agricoles marocaines et les débouchés extérieurs. Ces coopératives se chargeront en outre de l'écoulement des céréales destinés au marché intérieur par le biais d'un organisme central qui pourra être créé à cet effet. Le gouvernement, de son côté, devra accorder de larges facilités au secteur agricole en organisant en sa faveur une marine marchande, avec une prise en charge des frais du transport maritime et une exonération du blé destiné à l'exportation des impôts et taxes prélevés dans les ports, ainsi qu'une diminution des frais de transport par voie ferrée.
-
Le gouvernement doit fournir un effort pour acheter une quantité importante de céréales afin de constituer une réserve en prévision d'une situation de famine susceptible de se déclarer, qu'à Dieu ne plaise, quitte à la remettre en vente à la fin de chaque année agricole pour la remplacer par une autre quantité de réserve. C'est ainsi que les céréales marocaines trouveront des acquéreurs à un prix convenable, et que les acheteurs eux aussi trouveront à la fin de chaque saison agricole des céréales à un tarif raisonnable. Nous n'aurons plus, à ce moment, à craindre l'effet néfaste de la famine, pas plus que nous n'aurons, lorsque nous nous sentirons menacés par le spectre de la famine, à acheter les céréales de l'étranger à un prix exorbitant.
L'équilibre de la balance commerciale est rompu au Maroc. Nous importons deux fois plus de l'étranger que nous lui exportons. Ceci nous conduit irrémédiablement vers des années catastrophiques au cours desquelles nous serons condamnés à contracter des prêts les uns après les autres, faute de quoi la machine économique risquera de s'arrêter. Pour cette raison, nous devons accorder un très grand intérêt à la vie économique de notre pays et en finir une bonne fois pour toutes avec la politique de l'endettement. Le moyen le plus efficace pour y parvenir est de veiller à un équilibre rigoureux entre nos importations et nos exportations. Reste un point important, à savoir que la Direction de l'Agriculture doit, de son côté, ne plus dresser d'obstacles devant le paysan marocain pour l'empêcher de cultiver le blé tendre, et que les associations de secours lui en fournissent les grains à sa demande, et l'encouragent à le cultiver afin de bénéficier des avantages accordés à la culture de ce type de blé, lui permettant ainsi de diversifier sa production agricole en fonction des besoins du marché intérieur et du marché international.