Almaghrib - 30 avril 1937

Les malheurs provoqués par la crise économique que traverse le pays constituent le thème central des préoccupations des Marocains, quelle que soit leur situation sociale, car la misère qui s'est installée au sein des catégories moyennes et inférieures a atteint également la classe des nantis, y faisant sentir à ceux parmi eux qui se trouvent désormais angoissés par les affres de la faim d'être plus cléments à l'égard du pauvre, en le réconfortant par un morceau de pain ou une pièce de monnaie.

Chaque fois que la situation s'aggrave et que les ressources du pays diminuent, les discussions sur les origines de la crise deviennent plus nombreuses et les propos relatifs à la recherche des causes du malaise plus variés. En effet, les crises sont loin de produire les mêmes effets car elles ne proviennent pas toutes des mêmes causes. Elles varient selon la conjoncture et l'influence exercée par le système d'organisation que la nation a mis en place pour établir une certaine harmonie entre la production et la consommation. Lorsqu'il y a une rupture d'équilibre entre ces deux importants facteurs, la crise devient le sujet principal de conversation sur la place publique.

En naviguant au milieu des éléments déchaînés de la crise pour contourner les difficultés qui ne font qu'empirer de jour en jour, l'occident espère sortir triomphant de cette épreuve pour reprendre le cours normal de la vie et retrouver une situation économique moins catastrophique que celle à laquelle il doit faire face. Ce jour-là ne viendra pas par l'effet du hasard, comme on pouvait le croire dans les temps jadis, mais, pour que le Maroc sorte de la crise, il est indispensable que des efforts soient fournis dans plusieurs domaines, que des études sérieuses sur les causes de cette crise soient réalisées, que tout homme qui pense participe à la mise au point des procédés de médication nécessaires et que la presse soit le lieu privilégié où s'effectue la recherche de l'origine du mal et où l'on peut se faire une idée juste des moyens les plus appropriés pour le combattre.

Almaghrib a publié dans son 5ème numéro une étude extrêmement intéressante sur la crise marocaine du professeur Allal El Fassi, qui en a déduit:

  1. que la cause de cette crise provenait de l'expropriation des terres agricoles marocaines au profit des colons auxquels ces terres ont été offertes comme un cadeau légitime;

  2. que des dizaines de familles qui résidaient à la campagne ont été soulagées de tous leurs biens et n'arrivaient plus à subvenir à leurs besoins;

  3. qu'il en est résulté un exode rural sans précédent vers les villes, y créant un encombrement indescriptible des lieux réservés jusque-là à la population citadine.

Pour notre part, nous ne pouvons qu'apprécier ce point de vue à sa juste valeur, et voir dans l'expropriation de nos terres agricoles une calamité qui a pris le Maroc au dépourvu, sans qu'il y fasse la moindre attention, ni qu'il se rende compte des dangers qu'elle représente, mais nous ne pensons pas que ceci soit la cause unique de la crise marocaine qui a tari les richesses de notre pays.

Il y a là un facteur primordial que nous ne pouvons pas passer sous silence, et auquel nous devons accorder tout l'intérêt qu'il mérite; il s'agit du trouble profond qui marque notre existence et qui fait que ce que nous sommes capables de produire sur le plan matériel n'est plus à la mesure de nos ambitions. Le fossé est énorme aujourd'hui entre l'état des besoins vitaux dont nous souhaitons la réalisation et nos possibilités d'adaptation à la société de consommation qui nous incite à participer à la création de nouveaux besoins.

C'est ainsi que la vie du paysan, malgré sa simplicité et l'étroitesse de ses moyens, considère, de nos jours, comme indispensable ce qu'elle ne connaissait même pas la veille, ou qu'elle classait à tout le moins comme secondaire dans la liste de ses besoins. Aujourd'hui, le paysan doit monter en voiture et en train, et porter des vêtements faits de tissus fabriqués par des mains étrangères; il tient à se nourrir de produits alimentaires non fabriqués au Maroc et boire du thé vert qui nous arrive du fin fond de la planète. Le paysan plane au-dessus de toutes ces contingences. Lorsqu'il entre en ville, il y voit un champ des plus fertiles pour satisfaire ses souhaits et donner libre cours à ses caprices.

En ce qui concerne l'ouvrier, il a vu se multiplier les possibilités de dépenses. Ses obligations ont pris d'énormes proportions dans la vie sociale, alors qu'elles étaient des plus simples et se réduisaient aux dépenses les plus vitales. Aujourd'hui, il est condamné à vivre au-dessus de ses moyens, et engage des dépenses que ne peut se permettre un simple ouvrier manuel.

Quant au commerçant, considéré dans notre milieu comme appartenant à la classe des nantis, malgré la modicité de ses ressources, il veut toujours se montrer dans une apparence trompeuse de faste et de grandeur.

Sommes-nous donc capables de produire quoi que ce soit d'intéressant avec ce que consomment notre pauvre paysan, notre simple ouvrier et notre commerçant en faillite? Ne voyons-nous pas que tout ce que nous consommons nous vient de l'étranger et que notre richesse se déplace chaque jour un peu plus dans les poches des autres, pendant que nous continuons de mener la belle vie dans la crise et que nous nous lamentons dans le malheur, en attendant que les conditions changent. Mais ce changement ne peut intervenir que lorsque le Maroc se sera engagé dans la voie du progrès. Le problème est de savoir si nous oeuvrons pour que notre pays s'engage effectivement dans cette voie.