Almaghrib - 11 juin 1937
Trois calamités se sont abattues sur ce peuple infortuné et se sont mises à sucer goulûment le sang de ses veines, attaquant les germes de la vie pour en réduire les effets et en ébranler la force:
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l'ignorance qui s'acharne sur toutes les consciences et les ravale au niveau le plus bas de l'échelle des valeurs;
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la misère qui ronge le corps humain pour le déposséder de sa chaleur;
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et l'injustice qui produit un effet d'humiliation et aboutit à l'anéantissement de tout sentiment d'humanité.
Le caractère sacré de la justice est un don du ciel. Toute nation qui s'écarte de son chemin est irrémédiablement vouée à l'échec et se trouve réduite à un état lamentable de faiblesse physique et morale; ses rouages se grippent; ses affaires s'embrouillent. Mais la justice n'est qu'un vain mot dans ce pays; c'est un vocable dont il est inutile de chercher le sens dans le dictionnaire puisque, de toutes façons, il n'est reconnu par aucun gouvernement et ne préoccupe l'esprit d'aucun individu. Ceci est la pire des choses qu'un être humain n'ayant perdu ni sa dignité ni la vivacité de son esprit peut s'imaginer, parce que la justice est l'unique instrument de mesure de toute civilisation, et que c'est grâce à son auréole qu'il est possible de différencier l'homme doué de distinction et d'intelligence et la bête qui en est totalement dépourvue.
Pourquoi persistez-vous à ignorer les problèmes auxquels la justice se heurte, et ne cherchez-vous pas à leur trouver remède? Quelle valeur accordez-vous à cette nouvelle vie que vous prétendez nous promettre? Nous refusons de nous engager dans cette voie tant que vous ne nous avez pas donné l'assurance que les droits du faible seront sauvegardés et qu'il ne sera porté aucun préjudice aux victimes qui demandent réparation des torts qu'on leur a fait subir. Auparavant, nous vivions à une période où justice et injustice faisaient bon ménage. Mais, de nos jours, à n'importe quel endroit du Maroc, on entend les plaintes des victimes de l'injustice. Un périple à travers le pays vous instruit sur l'insécurite de l'époque dans laquelle vit le Marocain et vous indique la longue traversée du désert qu'il doit accomplir pour atteindre le paradis perdu de la justice.
Il est permis de se demander si le Marocain vit au vingtième siècle, à l'ombre de la bannière de la civilisation, et sous la protection d'une nation au drapeau tricolore. Nous comprenons mal qu'on construise des routes et qu'on élève des bâtiments dans un pays où la justice n'existe pas. Nous refusons d'accorder notre aval à un régime qui persiste dans ses menaces et ne cesse de faire planer le cauchemar effroyable de l'injustice[4] qui perturbe le cours de notre vie. Ne pensez-vous pas, messieurs, vous qui portez le flambeau de la civilisation, qu'il est indécent que le cauchemar de l'injustice hante et inquiète nos esprits pendant que vous séjournez dans notre pays? Consultez votre conscience, elle vous répondra.
[4] Saïd accordait beaucoup d'intérêt aux nuances du vocabulaire qu'il utilisait dans ses écrits; l'on peut ainsi se demander s'il n'a pas délibérément choisi le mot arabe "kabous" en raison de son double contenu sémantique qui exprime, en arabe littéraire, l'idée de cauchemar, et en langage courant, celle d'une arme à feu, laissant le soin au lecteur d'opter pour la connotation qui répond le mieux à ses prédispositions du moment. C'est à lui de décider entre la notion de cauchemar et celle plus violente d'arme à feu en fonction de l'impression qu'il aura à la lecture du texte. (Note du traducteur)