Almaghrib - 1ère année - No 35 - 5 juillet 1937

Maintenant que le franc a été dévalué à deux reprises en l'espace de quelques mois, et le coût des devises a doublé par rapport au niveau qu'il avait il y a peu de temps, entraînant une flambée des prix et une perturbation des marchés, les Marocains ont ressenti une gêne intolérable et saisi que la crise allait s'accentuer et s'aggraver. Il aurait été possible pour eux de profiter de la chute du franc si leur production agricole avait été assez abondante pour être écoulée sur les marchés extérieurs et rapporter au Maroc de quoi couvrir une partie des dépenses qu'il effectuait à l'étranger. Mais, dans les circonstances actuelles, avec une saison agricole d'un très maigre rendement - le Maroc étant un pays exclusivement agricole - nous importons de l'étranger l'essentiel de nos besoins de consommation, sans compenser les importations par des exportations pouvant équilibrer les dépenses destinées à la couverture de nos besoins. Ainsi, la crise risque de s'aggraver de plus en plus, et le peuple marocain va s'enfoncer dans un état d'indigence et de dénuement total, sans penser au remède qui lui permettrait d'amortir le choc de la misère dans laquelle il se trouve entraîné.

Les pays nantis, qui savent distinguer la bonne de la mauvaise fortune, prennent dans ces circonstances des trains de mesures pour se parer contre les conséquences de la crise et sauvegarder leur équilibre économique en l'entourant de toutes les conditions de protection et de sécurité. Le peuple et le gouvernement doivent coopérer pour la même cause, en créant des groupements d'intérêts économiques et en ne ménageant aucun effort pour faire comprendre aux masses populaires le devoir qui leur incombe dans ces circonstances difficiles. Notre peuple est, à l'heure actuelle, le plus éloigné de toute l'espèce humaine, de la prise de conscience du danger qui le menace et n'envisage même pas sa situation en fonction des données conjoncturelles. Nous sommes à la merci des circonstances et des occasions qui se présentent à nous. Nous ne pensons jamais au lendemain. Nous ne prenons aucune précaution pour nous protéger contre l'adversité à l'instar des autres peuples qui recourent à tous les moyens pour éviter d'être victimes de tels désastres et repousser les dangers qui les guettent. Nous ne pensons pas davantage à initier des projets qui dépasseraient le cercle étroit de l'individualisme pour prendre des dimensions à la mesure de l'échelon plus vaste du corps social.

La chute des cours de devises est ressentie par les nations vivantes dans tous leurs rouages. Elle fait trembler tous les milieux et secoue toutes les sphères. Chaque organisme s'emploie à amortir le choc de la crise provoquée par la dépréciation de sa monnaie, afin de rattraper tout ou partie des pertes subies à la suite des perturbations des marchés monétaires. Mais, nous ne constatons rien de tout celà dans notre milieu, qui ne saisit pas la gravité de la chute des cours de devises telle que la perçoivent les milieux économiques dans toutes les contrées du monde évolué.

Le gouvernement s'est acquitté d'une partie de son devoir en publiant un dahir qui interdit toute augmentation des prix et arrête la cupidité de certains commerçants jusqu'à un certain point. Mais, une telle mesure, même si elle est exécutée comme il se doit, risque de n'avoir aucune efficacité parce qu'elle est insuffisante pour faire face aux conséquences de la crise provoquée par les récentes dévaluations du franc.

Le gouvernement aurait pu prendre des mesures appropriées s'il avait pris en considération les opinions d'un certain nombre de spécialistes en la matière, et accordé à cette question tout l'intérêt qui lui était dû. Le peuple est appelé à prendre les précautions nécessaires pour faire face à la situation de crise que traverse le Maroc, au même titre que le gouvernement à qui il est demandé de prendre les mesures qui s'imposent dans de telles circonstances.

Il est impératif de mener des campagnes de sensibilisation, appelant à consommer marocain et rien que marocain, et d'expliquer les objectifs économiques de cette idée qui paraît d'une simplicité élémentaire, à savoir que le franc que nous dépensons pour financer nos importations sort de la poche du Marocain pour ne plus jamais y revenir.

La chute du franc a provoqué une dépréciation de près de 50 pour cent de la valeur du dirham avec lequel nous achetons ce que nous importons pour notre consommation, alors que nous n'avons aucune marchandise à exporter vers les marchés extérieurs, la saison agricole ayant été d'un très faible rendement.

S'il faut attendre la prochaine saison - elle-même tributaire des caprices de la nature - le Trésor Public perdra une somme considérable, ce qui ne manquera pas de se traduire par une aggravation de la crise et une extension de la famine. Il est de notre devoir, en tant que Marocains, de conserver pendant cette période difficile les dirhams dans notre pays en nous limitant dans tous nos achats aux produits nationaux. C'est cette idée qui doit faire l'objet d'une vaste campagne de publicité à travers tout le Maroc. C'est elle la mesure pratique pour arrêter la crise à son niveau actuel.