Cet article a été reproduit non daté dans le tome 2, pages 104 et suivantes de l'ouvrage d"Abou Bakr Kadiri sur Saïd Hajji. Toutefois, l'indication fournie dans l'introduction - à savoir l'ouverture des hostilités au cours de l'été dernier - permet d'avancer que l'article aurait été publié par le journal Almaghrib entre les derniers mois de 1939 et les premiers mois de 1940

La guerre qui a éclaté l'été dernier continue toujours de mettre l'Europe à feu et à sang, sans que personne ne puisse en prédire la fin. Il est normal que cette guerre - comme toutes les guerres précédentes - aura des conséquences immédiates et d'autres à plus long terme, dont les prémices se dégagent déjà des prises de position politique et de la situation socio-économique de chacun des Etats impliqué directement ou indirectement dans le conflit. S'agissant des effets à court terme, nous constatons qu'ils se traduisent par une forte augmentation des cours, une rareté des produits de première nécessité, et en particulier des denrées alimentaires, et une absence totale des produits secondaires. Le Maroc n'a pas été épargné par le blocus, à en juger par la flambée des prix et l'arrêt des importations de produits étrangers. Au point où en sont les hostilités entre les Etats belligérants, il n'y a aucun espoir pour que les importations reprennent leur cours normal. Il suffit de faire un tour dans n'importe quelle ville du Maroc pour se rendre compte de la réalité du marasme engendré par la guerre.

Mais le Maroc fait face, en outre, à une crise morale, dont il est le seul à se plaindre. Cette crise concerne le marasme qui affecte le marché intellectuel. Si la curiosité vous incite à entrer dans une de nos librairies, vous constaterez là-aussi les séquelles de la guerre. Vous n'y trouverez plus les ouvrages de publication récente ni les journaux et revues en provenance de l'Orient, qui nous parvenaient d'Egypte, de Syrie, du Liban et de toutes les contrées du monde arabe et qui remplissaient les rayons de nos librairies. Nos relations avec le monde arabe se sont relâchées jusqu'à devenir inexistantes ou presque si bien que nous nous trouvons désormais dans l'ignorance totale de l'évolution intellectuelle et politique des pays de l'arabité. Les personnes cultivées ne savent plus à quel saint se vouer, la littérature de l'Orient arabe étant l'essentiel des nourritures intellectuelles de la plupart d'entre elles. Nous sommes confrontés aujourd'hui à une situation exceptionnelle, qui n'est certes pas appelée à durer éternellement et qui, tôt ou tard sera suivie d'un retour à la vie normale, mais avons-nous une idée de sa durée?

Le Maroc a pu surmonter une série d'obstacles et a été en mesure de résoudre l'essentiel des difficultés soulevées par la guerre en cours. Il a pu, grâce au rationnement, se mettre à l'abri de la famine, contrairement à un certain nombre de pays qui en sont à deux doigts si ce n'est à une moindre distance. Le blé, qui constitue la denrée de base du Marocain, n'a pas connu une grande augmentation de prix comme c'était le cas dans beaucoup de contrées. La viande était disponible en quantités suffisantes pour couvrir les besoins de la population pendant une longue période. Certaines personnes ainsi que beaucoup d'organismes du secteur privé ont cherché à pallier le manque de produits d'importation par la mise en circulation de marchandises de fabrication locale. Il ne fait aucun doute que, grâce aux richesses de son sous-sol et à l'esprit d'initiative du secteur privé, le Maroc pourra être en mesure de se protéger contre les conséquences funestes de la guerre et faire face à cette situation exceptionnelle quelle qu'en soit la durée. Ceci est un aspect des effets de la crise internationale sur la vie marocaine auquel notre pays a trouvé les solutions qui s'imposaient. Il s'agit de l'aspect matériel. Mais est-ce tout ce qui nous préoccupe? Qu'en est-il de l'aspect moral engendré par la crise, à savoir le marasme qui affecte le marché intellectuel? On est pris d'épouvante de voir les entrepôts de livres et de journaux ressembler à de grands hangars démunis de toutes ces publications à l'exception d'une certaine presse que le temps a absoute, et qui colmate les brèches si tant est qu'elle y arrive. L'on ne peut que s'étonner de voir que nos intellectuels ne prennent aucune initiative pour combler le vide provoqué par la crise internationale. Où sont les journaux et les revues qui sont censés prendre la relève de la presse du Proche-Orient? Où sont les livres marocains qui doivent garnir les étalages de nos librairies et contribuer au mûrissement de nos esprits? Où est le redressement de la production littéraire marocaine que la production de l'Orient arabe avait éclipsée? Nous ne voyons rien de tout celà. Je suis saisi de frisson - et tout intellectuel qui se respecte est en droit de s'épouvanter comme moi - chaque fois que je pense à cette question délicate. Je me demande alors si la situation va rester telle qu'elle est et si les intellectuels marocains vont continuer de se plaire dans cet immobilisme. Quel avenir ménageons-nous à notre vie intellectuelle? Ce qui me fait plus peur que la peur elle-même est que nous nous acheminons progressivement du stade du sommeil à l'état comateux et à la mort certaine. Là, plus aucune resurrection n'est possible. Nos intellectuels ont-ils donc la volonté de combattre la faim spirituelle à l'instar des organismes qui luttent contre la faim des ventres creux?