Almaghrib - 1ère année - No 26 - 16 juin 1937
Pourquoi seul le Maroc est resté plus d'un quart de siècle sans envoyer une seule mission estudiantine en Occident, ni par l'intermédiaire du gouvernement dont c'est le devoir de prendre une telle décision, ni à l'initiative du peuple lui-même, abstraction faite des rares tentatives portées à l'actif de quelques personnes qu'on ne saurait qualifier de missions au vrai sens du terme? Les Marocains se sont longtemps posé cette question et essayé d'en analyser les causes. Ils sont régulièrement informés par la presse que les nations du Moyen-Orient envoient des missions les unes après les autres s'inscrire aux instituts européens et qu'elles procèdent chaque année, et en toutes occasions, à des échanges de missions universitaires entre elles, tandis que leur pays, le Maroc, n'a pas envoyé une seule mission organisée et qu'un gouvernement pourtant prospère comme le leur n'y a prêté aucune attention s'il n'en a pas ouvertement combattu le principe.
Je ne dévoile pas de secret en disant que la cause principale de cette situation provient des mots et de leur signification, autant d'obstacles surprenants que les responsables ont dressés devant les candidats marocains aux études universitaires, à l'initiative de la Direction de l'Enseignement dans ce pays. Il suffit d'ouvrir les yeux pour s'étonner et sourire de dépit, ou plutôt pleurer sur l'avenir du Maroc. Il était aisé aux responsables de l'Administration de mettre au point un système d'enseignement valable pour tout le Maroc, mais ils se sont orientés dans une direction diamétralement opposée, se limitant à la création de quelques écoles primaires et de deux écoles secondaires, l'une à Rabat, l'autre à Fès. L'enseignement prodigué dans ces deux établissements ne diffère que peu ou prou de celui des écoles secondaires françaises; mais les attestations de fin d'études secondaires dans les deux écoles précitées ne portent pas le titre de "baccalauréat" pour donner accès à l'enseignement universitaire, mais sont appelées "diplôme de fin d'études secondaires franco-islamiques".
La différence entre les deux appellations est très grande tant au point de vue éducatif que sur le plan juridique. Lorsque le doyen de n'importe quelle université à l'étranger examine le diplôme présenté par l'étudiant marocain, il n'y voit pas une attestation sanctionnant des études secondaires normales, mais un simple certificat de scolarité attestant que son titulaire a suivi des études franco-musulmanes qui ne lui donnent pas le droit de s'inscrire dans le cycle universitaire.
Ainsi, le diplôme obtenu après dix ans d'études n'est ni plus ni moins qu'un chiffon de papier sans valeur aucune à l'étranger, et même à l'intérieur du Maroc, puisqu'il n'y est pas reconnu juridiquement et n'accorde pas à son titulaire la possibilité de s'inscrire à l'Institut des Hautes Etudes à Rabat pour préparer une licence, ni même de prétendre occuper un poste administratif au vrai sens du terme. Le titulaire du diplôme - qui tient lieu d'attestation de fin d'études du cycle secondaire pour le Marocain - ne vaut strictement rien à côté du titulaire du baccalauréat. Et pourtant, il n'y a pas une grande différence entre les deux attestations; mais la différence de leur appellation constitue l'obstacle majeur que la Direction de l'Enseignement s'est imaginée pour empêcher l'étudiant marocain d'arriver au niveau des études supérieures. Plus grave encore, au moment où la Direction de l'Enseignement ne reconnaissait pas la validité de son propre diplôme, elle interdisait aux élèves marocains l'accès aux écoles françaises, les mettant ainsi dans l'impossibilité de se préparer pour se présenter au baccalauréat.
Ce n'est que récemment, et sur l'insistance des élèves des établissements secondaires, que la Direction de l'Enseignement a autorisé les étudiants marocains à s'inscrire aux universités françaises en introduisant le baccalauréat dans le système de l'enseignement des écoles marocaines. Malgré celà, le directeur de l'une des deux écoles de l'enseignement secondaire précitées essayait toujours de porter les élèves de son établissement vers le diplôme en les rebutant du système du baccalauréat, alors que le diplôme n'avait plus de raison d'être puisqu'il n'était reconnu ni par la loi ni par les universités.
Ainsi, un quart de siècle s'est écoulé au cours duquel l'élève marocain obtenait en guise d'attestation un torchon de papier sans aucune valeur. Avec un tel document, il était naturellement impossible d'envoyer des missions estudiantines à l'étranger, ou de permettre à un quelconque étudiant d'aller terminer ailleurs ses études supérieures ou même de s'inscrire à l'Institut des Hautes Etudes à Rabat pour se préparer à une carrière d'avocat ou d'enseignant titulaire. Tout ce que son diplôme lui ouvre comme débouché, c'est de pouvoir s'inscrire au cours d'interprétariat de cet institut pour sortir après deux années d'études muni du titre d'interprète qui permet d'avoir accès à la fonction publique lorsqu'on a la chance de trouver un poste vacant dans l'appareil administratif.
Je ne sais si, avec tous ces obstacles, l'étudiant marocain peut poursuivre normalement ses études et faire tellement d'effort pour obtenir en fin de parcours une attestation qui ne lui permet d'exercer que la profession d'interprète, à l'exclusion de toutes les autres professions. Est-ce qu'avec de tels obstacles l'enseignement moderne aide à former les cadres sur lesquels nous fondons tous nos espoirs? Mais telle est pourtant la volonté des responsables de l'enseignement au Maroc, puisque ces obstacles sont purement et simplement le fait de leur caprice. C'est ainsi que la politique de l'éducation n'a permis de former en l'espace d'un quart de siècle qu'un seul médecin et deux avocats. Telle est donc la difficulté majeure que nos étudiants devaient surmonter. Telle est l'origine du mal qui a maintenu le pays dans l'état de régression où il se trouve sur le plan de l'éducation au cours du premier stade de sa nouvelle vie. Quel en est le remède? Quel est le moyen qu'il convient de mettre en oeuvre pour que le Maroc puisse exploiter la formation scolaire de ses enfants titulaires d'un diplôme auquel toute équivalence est déniée?