Le supplément littéraire du journal Almaghrib - 2e année - No 11 - 23 juillet 1938

Tout comme la vie végétale a besoin de fécondation pour que son rendement n'aille pas en décroissant avec la succession des années, et que ses racines soient plus adventives et ses plantes plus fructueuses, les nations ne peuvent se passer d'avoir des contacts permanents les unes avec les autres, de façon à ce que chacune d'elles puisse s'inspirer de l'expérience de l'autre et tirer profit de la connaissance humaine sous tous ses aspects. Si une nation demeure à la traîne par rapport à ces contacts et préfère vivre repliée sur elle-même, elle s'acheminera vers la ruine et reculera de plusieurs degrés dans l'échelle de la civilisation. Elle continuera de marcher à reculons jusqu'à ce qu'elle s'enfonce dans le gouffre de l'apathie et dresse entre elle et l'existence réelle un voile opaque qui la placera dans une obscurité totale et condamnera tous ses efforts à se dissiper dans la nuit noire du néant.

Notre pays fournit à cet égard un exemple typique, que nous devons analyser pour bien comprendre les facteurs de régression d'une nation qui vit sur une terre entièrement isolée du reste du monde, après avoir rompu tous les liens qui l'unissent aux autres nations et s'être repliée à l'intérieur de ses frontières, ignorant les bouleversements et les évolutions du monde extérieur, y compris le voisinage immédiat, et ne se rendant pas compte des luttes que se livrent ces différentes nations pour renforcer l'originalité de leur apport à la civilisation du monde moderne, sachant que cet apport, telle la greffe des végétaux, est appelé à fortifier les racines de la civilisation de l'ensemble de la communauté internationale.

Depuis que l'occident a commencé à dessiller les yeux de ces sombres périodes, notre dynamisme s'est étouffé, notre isolement s'est renforcé, chaque fois que l'Europe fait un pas en avant, nous nous hâtons de faire un pas en arrière. Lorsque nous avons été surpris par les progrès de la civilisation moderne, nous avons constaté que le fossé était très grand entre nous et le reste du monde, et que les distances qui nous séparaient des autres nations ne pouvaient pas être parcourues en quelques jours, ni en quelques mois, mais en de nombreuses années, et au prix d'une longue persévérance qui nécessite la conjugaison des efforts de plusieurs générations. Mais quels sont ces efforts que des générations successives seront appelées à fournir pour sortir des limites étroites où elles se trouvent, et comment pourront-ils être couronnés de succès si nous ne cherchons pas immédiatement, et sans détour, à leur appliquer une thérapeutique appropriée?

La cause de notre régression par rapport au processus civilisationnel des temps modernes provient de ce que nous avons baissé pavillon pendant des siècles, barricadant portes et fenêtres et vivant isolés du reste du monde. Notre production matérielle et morale a été prise de marasme, nos forces vives se sont amenuisées en peu de temps. Aujourd'hui, si vraiment nous avons pris conscience de la réalité de notre situation, l'unique remède auquel nous devons recourir pour son efficacité à nous insuffler l'esprit d'entreprise et nous amener à réactiver notre ardeur au travail est de féconder notre vie, en nous mêlant aux nations civilisées pour nous inspirer de leur expérience dans le domaine des progrès qu'elles ont réalisés, et secouer l'apathie qui a pesé pendant longtemps sur nos épaules et arrêté le sang de circuler dans nos veines.

Ce mélange et cette fécondation auxquels nous appelons de tous nos voeux ne sont pas donnés à toutes les composantes de la nation, et encore moins à celles qui ne sont pas ouvertes au progrès ou qui sont allergiques à toute adaptation à la modernité. Seule peut en assurer la réalisation une catégorie de personnes capables de s'ouvrir à la civilisation des temps modernes, et d'en digérer les ingrédients afin de les imiter dans un premier stade et de se distinguer par un apport créatif dans une phase ultérieure. Cette catégorie ne peut se recruter que parmi les jeunes qui poursuivent leurs études, qui ont l'esprit éveillé, réceptif et disposé à imprimer à leur vision du monde une orientation nouvelle. C'est ainsi que la vie de la nation pourra se féconder. L'enseignement, à lui seul, ne suffit pas à remplir cette fonction; il constituera tout au plus une somme de connaissances qui s'accumulent dans le cerveau s'il n'est pas accompagné d'une éducation pratique permettant de tirer profit de ces connaissances et de les exploiter dans l'intérêt de la communauté et de l'éducation de la nation sur de nouvelles bases.

Quels que soient le niveau éducatif et le degré de maturité dont le jeune Marocain peut se prévaloir, s'il ne quitte pas son pays arriéré et figé dans l'inaction, il aura toujours un manque difficile à combler et ne pourra jamais venir à maturité dans un milieu amorphe, où n'existe rien à prendre en exemple, et où aucune orientation convenable ne peut servir de guide pour aller dans la bonne direction. De par sa nature, l'être humain ne crée pas toujours et ne découvre pas non plus le droit chemin dans tous les domaines dans lesquels il s'engage et ce, quels que soient l'étendue de ses connaissances et les enseignements qu'il tire de ses expériences. Il ne peut échapper à l'observation du genre de vie des autres pour s'en inspirer. L'unique voie qui permet de sauvegarder la nation marocaine des méfaits de la régression et de la sortir du gouffre de la paresse et de l'immobilisme est d'accorder un intérêt particulier à l'envoi de missions estudiantines à l'étranger pour permettre à nos jeunes étudiants de parfaire leur éducation et de remarquer dans les pays de leur affectation de quoi se révolter contre notre genre de vie qui nous réduit à néant.

Il y a longtemps, de grands souverains du Maroc, parmi lesquels Hassan 1er, avaient pensé à cette formule, et saisi le profit qu'une nation isolée du reste du monde et en pleine décadence, pouvait tirer de ces missions. Hassan 1er a commencé à les organiser, mais le milieu marocain était amorphe et réfractaire aux idées nouvelles, si bien que les étudiants qui étaient partis en mission à l'étranger ont été mis à l'écart et sont même tombés dans l'oubli quelque temps seulement après leur retour au Maroc. Ceci s'est passé il y a une cinquantaine d'années. Mais aujourd'hui que nous sommes confrontés à la vie nouvelle et que nous avons remarqué qu'elle nous guette la bouche grande ouverte pour nous avaler, allons-nous persister dans notre inertie alors que toutes les nations avec lesquelles nous sommes liés par la langue, la religion et les orientations se sont dépêchées de féconder leur vie en envoyant une mission estudiantine après l'autre en Europe et prenant bien soin de les varier pour tirer le maximum de profit par leur intermédiaire de tout ce qui donne du lustre à la vie occidentale. Aussi devons-nous avoir une très forte certitude qu'il ne pourra y avoir de renouveau au Maroc ou de progrès pour ses ressortissants si nous ne soumettons pas notre vie à une nouvelle fécondation. Celle-ci ne saurait intervenir sans l'envoi de centaines d'étudiants aux universités des pays qui se sont engagés dans le processus civilisationnel, pour qu'ils apprennent à voir la vie sous une meilleure parure et sous un aspect des plus dynamiques.