Almaghrib - No 119 - 20 mars 1939
Le sieur "Tariq" a relevé dans un précédent numéro que la réforme de l'enseignement arabe dans les écoles marocaines ne nécessite pas de faire appel à des enseignants du Moyen-Orient car, écrit-il, "nous ne sommes pas des barbares ni des turquifiés pour avoir besoin de ressortissants orientaux pour nous enseigner l'arabe. Le Maroc ne manque pas d'enseignants de la langue et de la littérature arabes". Il a estimé que le problème se limitait à ce que l'enseignement de l'arabe obtienne des séances de cours suffisantes et que, par respect pour sa dignité, l'enseignant de la langue arabe doit être aligné, pour ce qui est de son grade, sur ses autres collègues du corps enseignant. Il est vrai que l'enseignant marocain doit bénéficier des mêmes avantages que son collègue français et que, dans la distribution des horaires de cours entre l'arabe et les autres matières dispensées dans une langue étrangère, la priorité doit être accordée à notre langue, à condition bien entendu que notre enseignant maîtrise sa matière et ait la capacité nécessaire pour l'enseigner. Nul doute que mon ami "Tariq" reconnaît que les Marocains, qui ont eu le mérite de faire prévaloir l'usage de l'arabe pendant des siècles, ont une connaissance très approfondie de cette langue certes, mais ignorent tout des méthodes modernes requises par son enseignement, ce qui n'est pas le cas pour les enseignants du Moyen-Orient qui, bien qu'ils aient été turquifiés pendant une assez longue période, ont eu un sursaut brusque de mémoire au siècle dernier. Le résultat de cette prise de conscience a surclassé tous les efforts que nous avons déployés pendant des siècles pour préserver la langue arabe de la déchéance.
Le progrès rapide et spectaculaire qu'ils ont réalisé est dû à l'intérêt accordé aux modèles les plus récents de la civilisation moderne, tant sur le plan des nouvelles conquêtes de l'esprit que sur celui de la méthodologie qui leur est appliquée. L'Orient s'est inspiré de ces modèles pour mettre au point un programme qui évolue avec le temps pour atteindre le stade idéal, pendant que nous sommes restés là où nous sommes. Personne ne peut ignorer que la nation marocaine fournit des hommes d'une très grande compétence dans la langue arabe et les disciplines traditionnelles et que, lorsqu'ils sont en face des linguistes et des spécialistes de ces mêmes disciplines de l'Orient arabe, ils ne leur sont nullement inférieurs ni sur le plan de la compétence ni sur celui de la maîtrise de tout ce qui se rapporte au domaine de leurs connaissances. Mais ce qui nous manque, c'est la méthodologie qui permet un enseignement adapté au dernier cri des méthodes éducatives et le système le plus simple pour faciliter l'instruction prodiguée dans les établissements scolaires. Nous vivons dans une période où l'enseignement est réservé à une catégorie bien déterminée de personnes qui enseignent la science pour elle-même, alors qu'ailleurs la science est enseignée en tant que moyen d'amélioration de la vie en général.
Il est impératif que l'enseignement soit généralisé à toutes les catégories sociales, aussi bien au ségment qui veut se spécialiser dans une discipline scientifique qu'à celui qui entend tirer profit des connaissances acquises au cours de ses études pour améliorer ses conditions d'existence. L'élève ne doit plus être obligé de poursuivre ses études selon le schéma traditionnel. Il faut lui permettre de franchir rapidement les étapes pour qu'il arrive le plus vite possible au stade de la maturité. Mais ceci nécessite que l'enseignement de l'arabe soit entièrement revu pour qu'il soit adapté aux nouvelles méthodes et mis à la portée aussi bien de l'intellectuel que du professionnel désireux l'un et l'autre de recevoir une formation d'un très haut niveau. Malgré une maîtrise incontestée de la langue arabe, nos enseignants ne sont pas en mesure actuellement de remplir correctement leur mission, non pas parce que leur niveau d'instruction serait inférieur à celui de leurs homologues orientaux, mais parce qu'ils n'ont aucune connaissance des méthodes les plus récentes de l'enseignement moderne.
Par conséquent, le problème de l'enseignant marocain n'est pas tant un problème de connaissances qu'un problème de méthode; celle-ci est fondée, à l'heure actuelle, sur des critères scientifiques et des principes de base qui permettent de distinguer l'essentiel de l'accessoire, et qui initient aux conceptions nouvelles de l'enseignement au niveau de la dispense des cours, de l'organisation des travaux appliqués et des exercices pratiques. Avec toutes ces données, l'enseignant est désormais confronté à une science nouvelle, celle de la méthodologie qu'il lui est impossible de maîtriser sans l'avoir étudiée. Aussi, et dans l'attente de la formation d'une promotion d'enseignants marocains qui répondraient à ces deux impératifs, est-il indispensable de faire appel aux enseignants de l'Orient arabe.