Cet article a été repris dans le tome 2, pages 125 et suivantes, de l'ouvrage consacré à Saïd Hajji par Abou Bakr Kadiri avec, en bas de la page 130, la mention "Almaghrib - 1ère année"
L'évolution du Maroc
Le Maroc traverse de nos jours des moments difficiles et est en butte à des crises d'une exceptionnelle gravité. Tous les aspects de la vie y donnent lieu à des situations de contraintes et de plaintes. Les Marocains souffrent de troubles psychologiques sérieux et découvrent dans leur for intérieur une certaine faiblesse qui accompagne leurs pas et ralentit leurs activités, ainsi qu'une tendance à se plaindre d'avoir mal choisi leurs orientations.
Si on a l'esprit d'observation et qu'on examine les ressentiments des différentes couches sociales, et si on est à l'écoute de leurs doléances, à peine sorti d'une situation de crise, on en pénétrera une autre encore plus terrible que la précédente. Il n'est guère possible de s'imaginer un état de misère dans toute l'étendue de son horreur alors qu'on n'est pas soi-même confronté à de telles situations de souffrances et d'impuissance.
L'agriculteur, qui est le pilier de la richesse du Maroc et la base de son existence, se tue moralement chaque jour un peu plus; il fuit les crises sans savoir où il va et se trouve pris entre le mauvais traitement que lui fait subir la classe des gouvernants et la disette provoquée par la sécheresse, d'une part, et se voit balloté entre la toxicité de la civilisation qui s'acharne sur lui et la dégradation des moeurs qui lui porte le coup de grâce, d'autre part.
L'artisan, qui succombe littéralement sous le poids des impôts qu'il doit payer à l'Administration et reste tributaire de certaines habitudes sociales désuètes, est constamment sollicité par l'esprit créatif de l'activité productive qu'exploitent les détenteurs de capitaux. On le voit dans un terrible état de choc, entièrement abasourdi par toutes les nouveautés qui s'offrent à lui, finissant par déposer les armes et se mettant à vagabonder dans les rues.
Le commerçant a été trahi par le sort en voyant le gros de sa clientèle, qui est constituée essentiellement de paysans, errer sans avoir quelque chose à se mettre sous la dent, et d'artisans réduits eux aussi à l'état de misère.
Quant aux jeunes, ils ont à peine rêvé au sourire de la vie et à ses promesses qu'ils commencent déjà à "perdre les pédales" en se sentant faiblir, pris au piège de l'atmosphère perturbée dans laquelle ils vivent. On les voit, après quelques jours de faux espoirs, se contenter d'un reste de nourriture et d'un bout de pain qu'ils portent à la bouche sans protester ni penser à quoi que ce soit d'autre. Lorsqu'on les provoque dans une discussion et qu'on essaie de leur expliquer avec quelle force la jeunesse des autres nations envisage d'affronter les lendemains difficiles, ils répondent laconiquement qu'ils ne sont pour rien dans cette situation et en rejettent la responsabilité sur les autres.
Je pense qu'il est inutile de citer le reste des couches sociales marocaines, qui sont logées à la même enseigne que celles précédemment évoquées, et qui sont également victimes de la crise et de ses perturbations. Il suffit d'ouvrir les yeux pour s'en apercevoir à chaque pas que l'on fait dans ce pays. Si on cherche les causes de la crise qui ont jeté le Maroc dans ce chaos et qui l'ont poussé au bord du suicide, amenant les natifs de ce pays à confier leur sort au hasard de la négligence et de l'oubli pour éviter de prendre conscience de leur malheur, on ne pourra trouver qu'une seule cause qui soit à l'origine du mal, entraînant le Maroc et les Marocains tous ensemble vers une bien mauvaise fin et les condamnant à une bien triste mort.
Ces crises et ces perturbations ont toutes pour cause unique l'immobilisme des Marocains face au courant du renouveau, du goût du travail et de l'amour porté à la vie, un amour excluant toute faiblesse et soumission à la mort. L'immobilisme du Maroc est un mal enraciné dans son fin fond, au point où il n'est pas exagéré de dire que, si l'avenir du pays lui reste tributaire et que les Marocains demeurent opposés à tout esprit d'innovation et ne prennent en exemple ni les réalisations des autres nations dans les différents domaines d'activités, ni les efforts qu'elles déploient pour s'engager dans la voie du progrès, le pays tout entier risquera de s'éterniser dans son état de perturbation et sera condamné d'aller tout droit vers un sort inconnu, parsemé d'embûches et plein de dangers.
Si nous détéctons le mal et que nous soyons conscients qu'il est en train de ronger le corps de la nation et sucer le sang qui la fait vivre, et si nous nous convainquons qu'il est impossible que notre vie puisse durer dans cet état de stagnation, alors que l'humanité entière avance, non pas à petits pas et avec nonchalence, mais avec des pas de géant, qui lui font traverser une distance après l'autre, et franchir les obstacles les uns à la suite des autres, si nous comprenons celà, il sera alors de notre devoir de nous engager dans la voie du progrès, de nous adapter au monde moderne dans ses recettes pratiques et de nous doter avant tout de l'arme du savoir. Le progrès que nous souhaitons voir se réaliser au Maroc est l'unique moyen d'amener le paysan à cesser d'errer, l'artisan à sortir de son isolement, le commerçant à reprendre ses activités commerciales et la jeunesse à franchir les obstacles qui se dressent entre elle et une vie active et bien remplie. Si le Maroc réussit dans sa quête du progrès, tout deviendra facile et tout sera à sa portée. Mais quels sont les instruments du progrès? Qui en est responsable? Est-ce la nation? Est-ce le gouvernement? Est-ce les deux à la fois?
Le devoir de la Nation
Il est presque unanimement admis que le Maroc s'achemine vers une nouvelle ère qui peut être soit porteuse de prospérité pour ses habitants, soit de mauvaise augure avec une aggravation du mal et des perturbations dont ils souffrent. Si l'on envisage la situation de près et qu'on en tire les conclusions qui s'imposent, afin de se faire une idée de l'avenir qui attend notre pays, ce qui viendra au premier abord à l'esprit est que le Maroc s'achemine au devant d'une époque où il rencontrera toutes sortes de difficultés, et où il sera condamné à végéter en marge de la vie.
Les Marocains dans leur ensemble se sont éloignés de toute participation à la vie active. Leur principale caractéristique est devenue la stagnation et l'immobilisme, qui ne peuvent conduire qu'à un résultat négatif. Il n'est nul besoin de chercher plus loin le moyen de nous inculquer les rudiments d'une vie de labeur, qui ne peut déboucher que sur un univers de lumière. Les Marocains s'accordent tous à penser qu'il ne leur manque qu'une seule chose, sans laquelle ils ne peuvent réaliser aucun progrès qui leur permettrait de sauvegarder leur place dans le concert des nations. Ce n'est pas la richesse qui nous manque, ni l'intelligence qui nous fait défaut; ce ne sont pas non plus les conditions climatiques qui nous sont défavorables, mais c'est l'ignorance qui plane sur nos têtes, s'installe dans nos esprits et nous rend pires que les animaux qu'on conduit avec la rène et le bâton. En s'accordant à penser que le savoir est ce qui leur manque le plus, c'est que les Marocains considèrent le savoir comme quelque chose de sacré et connaissent son importance et la place qui est la sienne dans les sociétés civilisées. Malheureusement, le Marocain n'a pas le savoir nécessaire pour réclamer le savoir; il lui manque cette flamme intérieure qu'est le don intellectuel, dont l'ambition première et dernière est d'avoir accès au domaine de la connaissance afin d'en assurer la plus large diffusion possible auprès des générations montantes.
Si nous combattons le mal de l'ignorance, cet ennemi numéro un, et que nous l'extirpions de notre esprit, la vie marocaine se tranformera du jour au lendemain et invitera à envisager l'avenir avec confiance, contrairement à l'actuelle génération qui a traversé une grave crise de pessimisme pendant les derniers temps. Mais nous devons être conscients que les efforts que nous ne cessons de déployer pour assurer la diffusion de la connaissance, quelle qu'en soit l'intensité, resteront des efforts primaires en raison de notre manque d'expérience dans ce domaine.
Le devoir de la nation est de penser aux nourritures spirituelles avant les nourritures terrestres, d'adapter notre esprit à la façon de penser des temps modernes, quitte à imiter les expériences qui ont fait leur preuve ailleurs et dont les autres nations sont fières. Le Maroc traverse actuellement une période de pénurie d'hommes d'expérience. Aussi, avant de créer des organismes ou de bâtir des instituts, est-il impératif de suivre la trace des autres; et ceci ne pourra se réaliser qu'avec l'envoi de missions estudiantines les unes après les autres dans les pays qui vivent en conformité avec les exigences de notre temps. Une fois les études achevées, ces missions regagneront leur pays munies d'un bagage intellectuel leur permettant d'affronter la vie en toute connaissance de cause et ce, après avoir nettoyé leur cerveau du mal de l'immobilisme qui le rongeait et s'être apprêtés à combattre l'ignorance en créant des écoles destinées à former les générations montantes.
C'est donc un appel urgent que nous adressons à la conscience de nos compatriotes pour qu'ils donnent à la jeunesse la chance d'aller poursuivre ses études à l'étranger afin qu'elle prenne sa part des lumières de la connaissance et forme une génération d'hommes qui se respectent sans jamais perdre espoir, et qui contribuent par leurs réalisations à l'édification d'un Maroc nouveau.
Tel est le devoir qui incombe à la nation si elle veut s'engager dans la voie du progrès et aspirer à une vie meilleure que celle qu'elle mène à l'heure actuelle. Quant au devoir du gouvernement, il fera l'objet d'un entretien ultérieur.
Le devoir du Gouvernement
Si on passe en revue tous les facteurs d'influence qui marquent la vie de leur empreinte, on se rendra compte que le premier d'entre eux et le plus important est le gouvernement dont la mission - par le passé comme de nos jours - est de conduire les affaires courantes, de se mettre au service de toutes les couches sociales et d'assumer la responsabilité de leur situation sur le double plan personnel et matériel. Cette gestion quasi tutélaire de l'Etat ne diminue en rien la valeur de la Nation. Celle-ci n'était par le passé que l'image de ses dirigeants, lesquels assumaient une grande part des travaux et des services profitables à la communauté. Mais de nos jours, cette situation a complètement changé; le secteur privé a commencé à concurrencer l'Etat dans le domaine des réalisations à caractère social et à y participer financièrement, ce qui n'était pas le cas auparavant. Ceci s'explique par les profonds changements intervenus dans la vie de l'humanité, chose que le Maroc semble n'avoir pas encore très bien saisie.
En effet, nous vivons toujours sous l'influence de notre passé, rejetant la responsabilité sur l'Etat qui doit initier tous les projets et se charger de leurs réalisations. C'est ainsi que nous déversons sur le gouvernement des torrents de reproches et avons souvent la conscience en repos en demeurant à l'écart de ce qu'exige de nous le contrat social avec la nation comme efforts que nous devons entreprendre pour la faire revivre et lui donner une formation qui exclut le chaos et l'inactivité. Pour atteindre ce stade où il est de notre devoir de déployer des efforts à titre individuel dans le but de servir l'intérêt général, le gouvernement se devra de nous prêter à cette fin l'aide et l'assistance nécessaires. Il cessera ainsi d'être le point de mire de tous les reproches en cessant d'assumer la responsabilité de la gestion des affaires de la communauté.
Mais il nous est pénible d'annoncer aujourd'hui que le gouvernement qui est censé tendre la main au peuple pour l'aider à se réanimer comprend cette volonté de renouveau dans un sens contraire à la réalité, ne se fondant sur rien sinon sur des chimères et des broutilles. Il arrive souvent que des individus, au gré de leurs caprices agissent sur la politique qui doit être menée dans ce pays et l'orientent dans une toute autre direction que celle qui doit le conduire vers la voie du progrès, impliquant la réduction de la responsabilité de l'Etat grâce à l'avènement d'une nouvelle génération appelée à seconder la classe des fonctionnaires dans les activités qu'ils entreprennent dans un but d'intérêt public.
Nous souhaitons que ces messieurs de l'Administration comprennent en toute franchise que nous voulons les alléger d'une grande partie de leurs responsabilités, qu'il leur appartient de nous ouvrir la voie pour ce faire, et d'ôter de leur esprit les doutes et les mauvaises consciences qui ont marqué la politique de l'Administration pendant la période écoulée:
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La constitution d'un groupement d'intérêt social ne signifie pas une quelconque hostilité à une politique fondée sur la franchise et la confiance mutuelle.
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La fondation d'un journal ne veut pas dire que ses responsables ne cherchent qu'à critiquer et rien d'autre.
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L'envoi de missions estudiantines à l'étranger n'a jamais été le moyen d'une politique irréfléchie pour qu'il fasse l'objet d'une mesure d'interdiction.
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On pourrait en dire autant des projets associatifs qui sont l'expression la plus significative de la civilisation de notre époque
Nous attendons des responsables de l'Administration qu'ils accueillent avec bienveillance les idées associatives pratiques qui visent l'émancipation du peuple et son progrès. Cette émancipation et ce progrès permettront sans aucun doute de créer un climat de confiance reciproque entre le gouvernement et la nation, et faciliteront la traduction de nos espoirs en termes d'exécution et de réalisation, espoirs fondés sur la volonté d'être au service d'une nation, sans que celà se fasse au détriment des intérêts d'une autre nation, et d'élever le niveau des collectivités à un rang digne de leurs ambitions pour qu'elles prennent leur part des responsabilités de la vie.