Almaghrib - 1ère année - No 15 - 19 mai 1937
"Almaghrib" a publié dans son dernier numéro le résumé des travaux du "congrès de la montagne marocaine" qui a tenu ses assises à Rabat au courant de cette semaine. Lorsqu'on examine de près les études auxquelles se sont livrés les participants, on constate qu'elles sont le résultat de gros efforts de recherche qui méritent que les Marocains leur accordent une attention particulière, ne serait-ce que pour savoir ce que les congressistes en attendent, et ce qu'on peut en déduire à un moment où les Marocains et les personnes intéressées par les problèmes du Maroc ne parlent que des Berbères et de la politique que d'aucuns cherchent à appliquer dans ce pays. Celui qui examine certaines coïncidences - qui ne sont peut-être pas des coïncidences - il constatera qu'il y a là anguille sous roche, et que les travaux de ce congrès ne visent pas tant les études et les recherches en elles-mêmes que la fécondation d'une idée et une connaissance plus approfondie des conditions sociales de la majorité de la population marocaine, devant servir l'une et l'autre à étayer la doctrine politique contre laquelle la nation s'insurge et lui réitère son désaveu . Ceci étant, et afin de prouver que nous sommes disposés à n'envisager les travaux du congrès que dans le cadre étroit des études et de la recherche, nous voudrions mettre l'accent sur certaines conceptions au sujet desquelles nous nous posons des questions quant à la valeur à accorder à leur authenticité ou au doute susceptible d'affecter leur crédibilité, ce qui nous amène à consacrer un petit moment à l'analyse des efforts des congressistes:
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Le congrès a tenu ses assises à la mi-mai, soit à la date jour pour jour de la parution du dahir voilà déjà 7 ans
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Il a été dénommé "congrès de la montagne marocaine" et non pas congrès de la montagne berbère
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Parmi les chercheurs, il n'y avait qu'un seul marocain originaire de la tribu berbère de Zayan, et sa recherche s'est limitée à une seule tribu berbère
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Le chercheur marocain est l'assistant d'un Cadi (magistrat)
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Parmi les congressistes, il y avait des personnes extrêmement impliquées dans la politique berbère et son exécution
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Parmi les sujets auxquels le congrès s'est penché, il y avait des questions relatives au droit et à la législation, répondant toutes aux objectifs de la politique berbère
Telles sont certaines des observations qui me sont venues à l'esprit pendant que j'examinais les conclusions des travaux du congrès. Vous pouvez tirer de chacune d'elles un certain nombre de conclusions et d'hypothèses. Nous formulons l'espoir que l'ensemble de ces travaux ne viendra pas étayer la politique berbère et renforcer ses partisans dans leur chauvinisme et leur sectarisme, et que les hautes autorités administratives se convainquent du danger de toute politique visant à diviser le peuple marocain en deux groupes éthniques, berbère et arabe, et à consacrer à l'élément berbère un congrès spécifique excluant l'autre élément constitutif de la population marocaine, qui est l'élément arabe.[16]
[16] Soucieux de délimiter géographiquement le territoire berbère, l'occupant français a pris la liberté de limiter les zônes d'implantation des populations d'origine arabe aux seules plaines et villes côtières et considérer le Rif et la chaîne des Atlas comme autant de régions formant un pays exclusivement berbère. Ce faisant, il leur était plus facile d'introduire dans l'ensemble de l'espace montagnard les réformes de la justice berbère annoncées par le Dahir du 11 Septembre 1914, qui reconnaissait aux tribus berbères le droit de s'administrer en vertu de leurs lois coutumières connues sous le nom arabe de "Orf" qui exprimait la notion de "selon les usages reçus" et confirmées par le Dahir du 16 Mai 1930 qui a donné compétence aux juridictions françaises pour réprimer toute infraction criminelle commise en pays berbère par quelque personne que ce fût.
Le Congrès de la Montagne a tenu ses assises à Rabat à la mi-Mai 1937, soit 7 ans jour pour jour après la promulgation du Dahir de 1930 et 4 ans après l'abrogation de l'article 6 de ce Dahir qui eut lieu le 14 juillet 1933. C'est peut-être la raison pour laquelle il a été nommé "Congrès de la Montagne Marocaine" et non pas "Congrès de la Montagne Berbère" . Il reste cependant à se poser la question de savoir pourquoi le congrès a été exclusivement consacré à la question berbère excluant l'autre élément constitutif de la population marocaine, à savoir l'élément arabe.
Après avoir délimité le territoire berbère et créé un ordre de juridiction à l'image des juridictions pénales en France, en remplacement des anciens tribunaux consulaires et adopté un train de réformes destinées à dessaisir les juridictions islamiques d'une grande partie de leurs attributions, en particulier dans le domaine des affaires immobilières considérées par l'occupant comme la cheville ouvrière de la vie économique, à un moment où les propriétés agricoles faisaient l'objet d'une expropriation systématique par les pouvoirs publics au profit de la colonisation, l'Administration coloniale s'est évertuée à mettre au point ce qu'il était convenu d'appeler "la législation du Orf", ou droit coutumier, dont l'introduction en territoire dit berbère ouvrait la voie aux Autorités du Protectorat de licencier les juges qui appliquaient la loi musulmane, quitte à proscrire les tribunaux qui veillaient à faire respecter les prescriptions du Chraa en territoire berbère.
En réponse aux thèses de l'Administration coloniale selon lesquelles le Dahir du 16 Mai 1930 répondait en tous points aux attentes des populations de souche berbère, il a été jugé utile de dénoncer certaines allégations qui laissaient croire que l'élément berbère était lui-même hostile à la pratique de la langue arabe et était plutôt favorable à la politique de prosélytisme prônée par l'occupant en faveur du christianisme. Mais, ce qui ressortait au travers de ces allégations était qu'elles constituaient la fine fleur des visées coloniales, à savoir l'instauration d'un climat de tension permanent entre les différentes catégories de la population, ce qui permettrait à la puissance protectrice de s'ériger en arbitre entre les groupes antagonistes, après avoir semé les graines de division de nature à toujours créer des situations conflictuelles entre les habitants d'un même pays et d'être ainsi en mesure d'agir en maître absolu afin de mieux règner en territoire conquis.
Conscient de ces manoeuvres de politque politicienne, le Mouvement National a aussitôt orchestré une vaste campagne de presse, en procédant au besoin à la signature des articles par le pseudonyme "Un berbère Musulman" afin de lever toute équivoque quant aux aspirations réelles de la communauté berbère.
L'origine des articles publiés sous cette signature est une reprise du titre de la page de garde d'un fascicule publié à Paris par "Les Editions Rieder" ainsi libellé: Mouslim Barbari - Tempête sur le Maroc ou les erreurs d'une politique berbère. Ce document, établi sous la houlette du patriote Omar ben Abdeljalil, par un groupe d'étudiants mixtes, berbères et arabes, résidents les uns et les autres à Paris, a fait beaucoup de bruit en France et dans toute l'aire d'intervention de la campagne de presse initiée par le Mouvement National, et a largement contribué à renforcer l'élan de sympathie en faveur de la cause marocaine tant auprès de l'opinion publique qu'auprès des intellectuels de gauche et de la classe politique des Français libéraux.
L'article ci-dessus a été diffusé par le jeune Saïd auprès des organes de presse du Moyen Orient à l'occasion du 16 Mai 1933, pour rappeler que, malgré l'abrogation de l'article 6 obtenue sous la pression du Mouvement National et la solidarité agissante du monde arabo-musulman, le Dahir de 1930 continuait de soulever des questions jugées inacceptables par le peuple marocain en tant qu'elles portaient atteinte à un aspect ou à un autre de notre souveraineté nationale. Du reste, il a fallu attendre l'accession du Maroc à l'indépendance pour que l'ensemble du Dahir fût abrogé le 18 Mai 1956.