Almaghrib - 28 juillet 1937
Le nationalisme marocain revendique des droits qui sont reconnus aux autres nations d'une manière indiscutable. Tous ceux qui ont eu affaire à ce mouvement et pris connaissance de son programme se sont accordés à reconnaître le bien-fondé de ses objectifs et la justesse de sa cause, et ont tous fini par admettre que son action était éminemment pratique, n'ayant d'autre but que d'aider le peuple à sortir de la faillite dans laquelle il a été contraint de se précipiter, et de le préparer à la vie de dignité à laquelle il n'a cessé d'aspirer.
Les nationalistes marocains n'ont ainsi jamais été négatifs, et la finalité de leurs critiques a toujours visé l'amélioration de la situation matérielle et morale du peuple marocain qui devenait de jour en jour plus intolérable.
L'arrivée au pouvoir d'un gouvernement de Français libres a exercé une influence considérable au Maroc sur le Mouvement National. Celui-ci a imprimé une nouvelle orientation à ses rapports avec la France en adoptant une politique de dialogue et de compréhension[17] vis-à-vis de ces nouveaux responsables qui ont toujours sympathisé avec nous et soutenu nos revendications comme étant des doléances légitimes.
Les gouvernants actuels de la France ont, du reste, déclaré à maintes occasions qu'ils étaient disposés à se mettre au service de la cause de leur pays en l'engageant dans la voie de la coopération par l'ouverture du dialogue avec les responsables administratifs qui ne cherchent qu'à servir les intérêts supérieurs de la France, sachant à quel point la sympathie du peuple marocain pourrait influencer positivement le cours et la nature des relations franco-marocaines.
Ils ont toujours été persuadés que les responsables administratifs avaient une haute idée de leur pays et étaient disposés à s'engager dans la voie de la sagesse qui consistait à montrer au peuple marocain non pas les objectifs des colons qui ne pensaient qu'à satisfaire leurs ambitions, mais les vraies intentions de la France qui cherchait à établir une plateforme de dialogue et de compréhension mutuelle entre le Mouvement National et l'Administration du Protectorat français au Maroc. Seule cette politique de dialogue pouvait permettre aux hommes sincères des deux pays d'ouvrir une ère d'entente et de coopération et d'en récolter les fruits dans un climat de paix et de sérénité.
Si des éléments d'un côté comme de l'autre venaient à manifester leur opposition à cette politique de dialogue, c'est qu'ils étaient mus par le souci évident de défendre ce qu'ils considéraient comme étant leurs intérêts particuliers. Ceux-là ont bien sûr intérêt à ce que la politique de confrontation se perpétue, avec tous les dangers qu'elle comporte et les conséquences désastreuses dont personne ne peut évaluer l'impact négatif sur l'avenir des relations entre les deux pays.
Ces réactionnaires font fi des intérêts de l'Etat français. Leur unique souci est l'exploitation du plus faible et son maintien sous le joug de la toute-puissante âpreté de leur force. Ils semblent ignorer tous les principes et écartent toute possibilité de coopération destinée à établir un courant de confiance entre le gouvernement et le peuple, parce qu'ils ne peuvent vivre que dans un climat d'oppression permanente et d'évènements désastreux, climat que tout Marocain qui aspire à une vie de dignité agit pour le dissiper, quel que soit le prix que celà lui coûte et quelles que soient les pressions exercées sur lui pour lui faire changer d'avis.
Toute action négative émanant de ces réactionnaires ne fait que confirmer les Marocains dans la vision qu'ils ont de la réalité des problèmes et leur disposition à tout mettre en oeuvre pour la réussite de leur cause et la récupération de leurs droits spoliés. Le Maroc évolue dans son cours normal, indépendamment des embûches que les réactionnaires dressent sur son chemin, ou de la disposition des Français libres d'ouvrir une ère de dialogue et de coopération. Les responsables administratifs doivent comprendre cette donnée fondamentale et n'ont aucun intérêt à heurter les sentiments du peuple. Un tel comportement ne ferait que l'exacerber dans son réveil et exciter ses mouvements de révolte.
Le devoir de la France est de faire en sorte de renforcer dans ce pays le sentiment qu'il a plus que jamais besoin de réformes. Si elle s'engage dans cette voie, elle servira les principes supérieurs de la démocratie républicaine. Le côté positif de cette politique d'ouverture serait largement apprécié de la classe populaire; et les deux parties y verront une volonté réciproque d'effacer tous les maux du passé ainsi que toutes les misères dues à l'esprit réactionnaire qui a plané sur les affaires du Maroc depuis le premier jour jusqu'à l'avènement de cette ère nouvelle.
[17] Lorsque le Front Populaire qui regroupait le Parti Socialiste, le Parti Radical et le Parti Communiste a remporté l'élection législative en Mai 1936, le Mouvement National Marocain a vu dans cette victoire une accélération du cours des évènements qui allait ouvrir la voie à un terrain d'entente où pourrait s'instaurer un processus de dialogue entre les représentants de la partie marocaine et les partis de la nouvelle formation gouvernementale en France. De plus, il nourrissait de grands espoirs quant à l'issue des discussions devant avoir lieu avec le Cabinet de Léon Blum considéré au Maroc comme l'interlocuteur qui inspirait le plus de crédibilité dans la recherche des voies et moyens de nature à permettre à notre pays d'avoir rapidement accès au statut d'Etat indépendant. Aussi, au lendemain même de la constitution du premier Gouvernement Blum en Juin 1936, Saïd a proposé aux instances du Mouvement National un Plan d'Action qui tenait compte des nouvelles orientations de la politique française, étant persuadé que cette politique avait l'avantage de nourrir chez notre interlocuteur l'esprit de dialogue et faciliter la mise en train de la volonté d'ouverture qui faisait défaut chez les fonctionnaires de l'administration coloniale avant l'arrivée au pouvoir du Front Populaire. Sans cette ouverture d'esprit et cette volonté de dialogue, il eût été impensable d'obtenir un quelconque changement dans la nature des relations entre nos deux pays. Le Plan d'Action soumis à l'appréciation des instances du Mouvement National comprend plusieurs volets que nous nous proposons de survoler comme suit:
Sur le plan politique, il est recommandé, entre autres, d'adopter un certain nombre de principes fondamentaux comme le respect des Droits de l'Homme et du Citoyen et les Principes Généraux du droit tels qu'ils sont formulés dans les ouvrages universitaires en France, l'éloge des comportements des fonctionnaires de l'Administration du Protectorat quand ils font preuve, de bonne ou de mauvaise foi, d'une certaine sympathie pour les prises de position que nous défendons.
S'agissant des Libertés Publiques, nous devons, outre l'obligation d'annoncer d'ores et déjà la décision que nous avons prise de créer un Parti Politique à l'instar des grands partis du Moyen Orient et de l'Europe Occidentale, outre celle d'annoncer la création d'une Association des Ecrivains du Maroc et diverses autres Associations à caractère sportif ou culturel, tout mettre en oeuvre pour obtenir l'autorisation d'imprimer au moins un quotidien d'informations assorti de trois revues hebdomadaires, en plus d'un journal très engagé sur le plan politique, doublé d'un journal modéré et nettement plus conciliant.
Dans le domaine de l'enseignement, nous devons doter certaines institutions comme l'Institution Guessous à Rabat, d'un cycle secondaire et créer de nouvelles écoles dans les centres où elles sont inexistantes, voire dans les grandes villes comme Casablanca, Fès ou Marrakech qui sont insuffisamment pourvues d'établissements d'enseignement à la fois du cycle primaire et du cycle secondaire; sans oublier l'impérieuse nécessité d'améliorer le niveau de l'enseignement professionnel en le soumettant à un contrôle permanent ainsi qu'à de fréquentes inspections inopinées.
Sur le plan économique et social, il nous incombe de tout mettre en oeuvre pour éradiquer le fléau de la corruption, contribuer à l'émancipation de la femme et veiller à l'éducation des familles par la mise au point d'un programme approprié pour les jeunes d'une part et un projet de création d'une société en participation qui nécessite la contribution des élèves depuis sa conception jusqu'à la phase finale de sa réalisation. Pour les travaux manuels, il est un domaine qui ne doit en aucune manière être négligé, le métier de filature. Il est nécessaire aussi de faire l'acquisition d'une imprimerie performante dotée d'un équipement adéquat à Rabat et d'une imprimerie moyenne dans chacune des grandes villes. La marche de ces imprimeries doit être confiée à des administrateurs de métier.
Le plan d'action, sommairement brossé ci-dessus, prouve à quel point l'auteur de l'article n'agissait qu'après mûre réflexion et était éminemment pratique dans la conception de tous les projets qu'il soumettait à l'appréciation de ses compagnons de lutte au sein du Mouvement National.