Almaghrib - 21 mai 1937

Messieurs les responsables,

Assez de vos promesses. Nous ne sommes pas des amateurs de rêve. Nous revendiquons des actes[18]. Le temps du sourire est révolu, et la politique du "verre de thé" définitivement enterrée. Nous avons pris conscience du genre de vie qui nous est imposé et saisi que le gap qui nous sépare des autres nations est énorme. Nous savons pertinemment que notre sort restera à la merci des vents si nous continuons de nous leurrer par les sourires que vous nous adressez pendant la dégustation d'un verre de thé, sans que nous récoltions, par delà les civilités, un avantage réel en faveur de l'émancipation de notre peuple et de son réveil.

Nous sommes disposés à entrer dans un processus de dialogue et de coopération, mais à la seule condition que celà soit dans l'intérêt et le bien de la nation que notre mouvement se propose de sauver de l'état de dégradation dans lequel elle se trouve, tout en veillant à l'amélioration de ses conditions d'existence.

Assez donc de vos promesses et de vos discours. Nous sommes pleinement conscients du mal qui nous ronge, et vous n'êtes pas sans le savoir même si vous faites semblant de l'ignorer. Nous connaissons notre mal et nous voulons qu'il lui soit porté remède; mais nous n'admettons pas que ce remède agisse comme un stupéfiant destiné à farder la vérité. Nous voulons qu'il soit suffisamment efficace pour barrer la route en pente raide dans laquelle notre nation s'est précipitée. Notre objectif est de l'élever de ce niveau modeste au sein duquel elle évolue.

La vie marocaine dans tous ses aspects et sous toutes ses formes nécessite des réformes urgentes et une grande rapidité d'intervention. Elle requiert un sérieux déploiement d'intérêt et un esprit pratique pour qu'elle soit mise à l'abri du danger qui la guette et des formidables catastrophes qui l'assaillent de toutes parts. Toute tentative visant à intoxiquer les esprits sera vouée à l'echec. De même, toute réforme non empreinte de bonnes intentions au niveau de sa conception et d'une sincère volonté d'aboutir sur le plan de son exécution, se transformera en un grave préjudice, à l'instar des tentatives d'organisation et de fonctionnement de la vie marocaine sur le plan exécutif, législatif et judiciaire, tout comme dans les domaines de l'éducation, de l'économie et des finances.

La crise que traverse le Maroc revêt plus un caractère moral qu'économique. Les valeurs se sont amenuisées sur le plan individuel et collectif, à tel point que la vie marocaine ne compte plus sur l'aide du ciel et ne se prévaut pas davantage d'un quelconque concept allégorique. Notre vie a perdu sa situation d'équilibre depuis que nous nous sommes engagés dans la voie de la perversion et que nous avons tourné le dos à tout ce qui touche de près ou de loin le domaine du bien.

Messieurs les responsables,

Réfléchissez sur ce qui pourrait encore sortir le Maroc de sa crise actuelle, avant que le mal n'augmente et que sa médication ne devienne difficile, et sachez que ceci ne peut être obtenu ni par des promesses ni encore moins par des procédés stupéfiants, mais par des actes.



[18] Saïd a voulu mettre l'accent sur ce que le Mouvement National avait à maintes reprises dénoncé l'immobilisme de l'Administration du Protectorat quand elle se trouvait confrontée aux aspirations du peuple marocain à de meilleures conditions d'existence ainsi qu'à une ferme volonté de mener une vie de dignité dans un pays libre et indépendant. Le mouvement de revendications se heurtait toujours à une réaction négative de la part de l'occupant qui essayait chaque fois d'amadouer ses interlocuteurs marocains en leur faisant des promesses sans lendemain, ce qui correspondait pratiquement à une fin de non-recevoir.

Avec l'arrivée du Front Populaire, Saïd s'est permis de réclamer de la nouvelle Administration française des actes aux lieu et place des paroles mielleuses prononcées autour d'un verre de thé et destinées plus à calmer l'inquiétude du vis-à-vis marocain qu'à exprimer un engagement de passer de la promesse à l'acte.

"Nous voulons des actes", s'est-il écrié. Chacun savait qu'une telle interjection était le résultat d'une mûre réflexion d'un homme engagé qui avait une vision pratique de la conception des rapports entre administrateurs et administrés et planifiait les étapes qu'il parcourait sans pour autant se laisser entraîner par ses passions ni, encore moins, s'élancer tête baissée dans des manoeuvres politiciennes dont il savait qu'elles n'étaient d'aucun rendement pour la cause nationale qu'il mettait au-dessus de toutes ses préoccupations.

En criant haut et fort que le peuple marocain attendait des actes, c'était parce qu'en plus des fausses promesses, il avait horreur des tergiversations, lui qui planifiait tous ses actes et était chaque fois obligé de les remettre à jour lorsque l'Administration coloniale cherchait des subterfuges afin de voiler les précautions qu'elle prenait pour que les demandes de réformes introduites par le Comité d'Action Nationale fût rejetées aux calendes grecques. Ecoutons-le:

"Grâce au soutien que nous attendons du Front Populaire, le Maroc aura la possibilité de faire de grands pas en avant dans la direction du progrès souhaité. Les éléments de l'Administration du Protectorat hostiles à ce progrès vont se faire moins entreprenants, tandis que ceux qui sont plus favorables à l'émancipation politique de la population autochtone sont en train de leur emboîter le pas. Il nous appartient donc de nous mobiliser pour imprimer une orientation claire et nette à notre mouvement qui doit, quelles que soient les circonstances, ne prendre aucune reacute;esolution que celle dictée par les intérêts supérieurs de la nation".