Texte non daté rédigé pendant le séjour de l'auteur en Syrie entre 1932 et 1934

L'homme se passionne pour l'analyse et la définition logique de toutes les images qui se présentent à lui. Il aime bien prendre à bout de bras les critères adoptés par ses semblables pour leur trouver une application dans les moindres détails de la vie humaine, quand bien même ils présentent des zônes d'ombre et se trouvent entourés d'obstacles qui empêchent d'en faire des instruments de connaissances et de jugement.

L'homme se passionne pour les comparaisons et les échelles de valeur. Chaque fois qu'il se trouve en présence de deux éléments contradictoires, il n'a pas de cesse qu'il exerce sa préférence pour l'un ou pour l'autre ou plutôt qu'il justifie cette préférence en fonction de ses voeux et de ses penchants. Il ne fait ainsi que satisfaire ses désirs intellectuels en cherchant à découvrir l'ombre d'une manifestation matérielle dans le domaine d'intervention de l'esprit, dont nous savons pertinemment qu'il obéit à d'autres critères qu'aux critères logiques, critères qui ne nous paraîtront évidents que si nous nous éloignons de la matière et que nous accordions plus d'importance au domaine subjectif des sensations pures.

Vous admettez avec moi que l'amour est une chose hors de portée de la matière, qu'on ne peut le soumettre aux lois de l'esprit et de la raison, que ces lois sont inapplicables aux sentiments confus enracinés en nous-mêmes et installés sur les ailes de notre haute conception de l'existence et de la vie. Vous admettez également avec moi que la vraie amitié est une sensation qui n'est pas moins forte que ce que l'amour procure comme émotions et affectivité.

Le seul point qui prête à discussion est que, quelle que soit la force de la sensibilité, elle ne pourrait être supérieure à celle de l'amour. Mais, si je vous dis que l'amitié est susceptible d'être placée à un niveau de loin plus élevé que celui de l'amour, vous me contredirez en celà et vous refuserez d'admettre qu'on puisse ressentir un attachement très profond pour un ami ou des amis véritables, et que la force de cet attachement soit en mesure de rivaliser avec celle de toutes les autres tendances qui déterminent les instincts et les pulsions du comportement.

Je n'ai pas l'intention aujourd'hui de soumettre ce point à la discussion. J'en remets le débat à plus tard, lorsque les circonstances s'y prêteront. Pour l'instant, je me limite à une comparaison rapide entre les deux volets de l'intitulé de cet exposé, profitant d'une circonstance particulière qui réveille en moi le souvenir que je garde de l'amitié et de l'amour, qui fait revivre dans ma mémoire le passé dans toute la force de sa sincérité, avec l'évocation de certaines scènes qui me sont chères et auxquelles je consacre une heure de mon temps.

Cette circonstance, je l'ai vécue pendant que je lisais un chapitre dans un ouvrage sur l'amour. Je me suis demandé pourquoi on édite des dizaines de livres sur l'amour et que l'amour est resté pendant une si longue période de la vie de l'humanité un domaine de la poésie, ne quittant ce domaine pour un autre que pour une très brève durée pour ensuite y revenir, alors que l'amitié et les sensations qu'elle provoque chez l'homme n'ont été abordées dans toute la littérature qui nous a été léguée par les anciens qu'en filigrane de quelques lignes tracées à la hâte et de manière incidente et disparaissant en un clin d'oeil pour bien longtemps.

J'ai posé cette question à un ami qui a essayé de me répondre par un désaveu, en me disant:

- "Quelle différence y a-t-il entre l'amour et l'amitié? L'amour, c'est l'amitié et l'amitié, c'est l'amour".

J'ai arboré un grand sourire et lui ai rétorqué:

- "As-tu goûté à ces deux sources de sensations pour être si hâtif dans ton jugement?"

- "J'ai connu l'amitié, mais je n'ai pas connu l'amour".

- "Donc, tu ne connais l'amitié que d'une manière simpliste"

- "Que veux-tu dire par là?"

- "Je veux dire que tu as connu l'amitié sous son aspect le plus simple et que tu ne l'as pas vécue en profondeur. L'amitié que je compare à l'amour sexuel est cette puissante attraction qui fait que l'homme ne cherche à atteindre qu'une seule chose: voir les deux esprits s'associer pour produire une réaction qui les fait fusionner". .

- "Tu tiens des propos bien nébuleux".

- "Il est vrai que je m'exprime dans une langue sibylline. Mais, pourquoi dis-tu que tu as connu l'amitié, alors que ces simples propos te créent des difficultés pour en saisir le sens et t'empêchent de voir clair dans ce qu'on te dit?"

- "J'ai des difficultés à comprendre parce que tu parles de choses qui n'ont rien à voir avec la vie".

- "Voilà que tu fais montre une seconde fois de ton incapacité à comprendre l'amitié. Tu as certainement pensé que ce que j'en ai dit est un talisman insoluble et ne s'applique pas à la vie humaine, que je déborde d'imagination et y lâche mes brides. N'est-ce pas ainsi?"

- "Peut-être".

- "Donc, sache bien que l'amitié est plus profonde encore que tu ne penses. C'est rare qu'un homme ordinaire, qui ne perçoit la vie que sous l'aspect matériel sans y pénétrer jusqu'au fond, comprend le sentiment de l'amitié. L'amitié consiste à se sentir exister dans l'autre. Ce sentiment n'est pas donné à n'importe quelle créature humaine".

- "Et comment celà?"

- "Mon Dieu, fasse que je sois un second Gabriel qui tue les âmes et les ressuscite sous une autre forme pour que je fasse de toi un être qui saisit ce qu'il y a de noble dans la vie humaine après qu'il ait été privé du don de comprendre ce genre de sensations".

Pourquoi vais-je rivaliser avec cet ami dans cette lettre que je t'adresse, sachant qu'il comprend l'amitié comme ces spectres qui courent les rues et s'entretuent pour un intérêt tangible. Peu importe l'entretien qui s'est déroulé entre lui et moi-même entre les quatre murs de mon bureau. Je préfère t'entretenir de mon coeur et de mon âme.

Rares sont ceux, mon ami, qui comprennent le sens de l'amour et en exaltent la portée. Plus rares encore sont ceux qui voient dans l'amitié un lien qui ne soit pas un moyen de se réunir pour se rendre service les uns aux autres et s'échanger les docilités d'usage. La véritable amitié est celle qu'on peut lire dans les livres des Soufis que la plupart des gens considèrent comme trop abstraits et pleins d'ambiguités.

Peut-être as-tu lu tout ou partie des ouvrages de cette confrérie qui ne se contente pas de vivre d'expédients, qui voit au contraire dans la vie une volupté qui ne se manifeste pas d'une manière concrète, mais qui touche l'homme dans ses sensations au point où il oublie tout autour de lui. Tu sais que je suis passionné par la lecture de la production littéraire soufite et que j'y plonge corps et âme chaque fois que les obligations de la vie le permettent. Tu le sais parce que je t'en ai longuement parlé, mais tu ignores certainement les raisons qui me poussent à subir l'attrait de cette production abstraite et claire à la fois. Il est de mon devoir d'expliquer ces raisons à l'ami que tu es, ne serait-ce que par acquis de conscience et par égard à l'amitié que je te porte. Je lui suis redevable de tout ce que je ressens comme sensations de plaisir quand je m'intéresse à la lecture de ce qu'ont écrit les assoiffés de la vie de l'âme éternelle.

C'est par hasard que j'ai pris un livre et c'est par hasard aussi que je l'ai ouvert sur un chapitre consacré à "l'ami intime" A peine ai-je commencé à en lire les premières lignes que je me suis senti bouleversé et j'ai pris la ferme résolution de poursuivre ma lecture avec l'espoir de trouver une réponse aux questions que tu te poses, toi qui nies que leurs écrits font état d'un quelconque sentiment d'amitié.

J'ai avalé le chapitre d'un trait et terminé la lecture du livre, puis je me suis rendu à la bibliothèque où j'ai eu la chance de trouver une série d'ouvrages sur le soufisme que j'ai feuilletés en totalité comme à mon habitude, avant de rentrer chez moi, gagné par le souci d'en savoir plus sur ce qu'ont écrit ceux qui ne voyaient la vie qu'à travers la perception visuelle pure et concevaient l'existence non seulement par le biais de l'esprit, mais en recourant à des procédés qui peuvent paraître tortueux à certains et qui sont en réalité d'une droiture qui échappe aux non initiés.