Haj Ahmed Maâninou entretenait, comme Abou Bakr Kadiri, une correspondance hébdomadaire avec les frères Hajji au Moyen Orient. Malheureusement, seules ont réussi à avoir raison des vicissitudes du temps deux lettres, l'une adressée à Saïd, l'autre à Abdelkrim
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De Haj Ahmed Maâninou à Saïd Hajji
Salé, 25 avril 1931
Mon cher ami,
Quelle est la raison de cette longue interruption de nos relations épistolaires? Je ne suis pourtant pas un étranger, et n'ai commis aucune faute, que je sache, envers toi. Quand bien même j'aurais péché, ce ne pouvait être que par inadvertance, et la porte du pardon serait restée ouverte devant moi.
Ce qui paraît justifier ton silence tient certainement à ce que tu es très occupé par tes études, mais ceci ne devrait pas t'empêcher de trouver cinq minutes par mois pour te rappeler au bon souvenir de ton ami qui, lui, prenant Dieu à témoin, pense à toi tout le temps.
Mon cher ami,
il est de ton devoir de remplir ton engagement de m'écrire au moins une fois par mois. J'ai vainement attendu d'avoir de tes nouvelles, mais, hélas! ... Tu devrais te rappeler tes amis condamnés à vivre dans la misère et rallumer en eux la flamme de l'espoir afin qu'ils ne succombent pas sous le poids de la répression, de l'exil, de l'emprisonnement et des châtiments de toutes sortes qui s'exercent sur eux comme une malédiction divine. Tu les as chassés de ta mémoire, ou plutôt, tu as commis une lourde faute à leur égard, que Dieu te pardonne.
Tu t'es trouvée au milieu d'un peuple vivant, soucieux de progrès et comptant parmi ses qualités innées l'amour de la vie et l'esprit chevaleresque. Grand bien te fasse, mon cher, de séjouner là-bas et d'aller si loin assouvir ta soif du savoir. Quant à nous, nous n'avons ni la possibilité de nous éduquer ni la chance de jouir de notre liberté.
Notre respiration et nos gestes sont constamment surveillés. Lamentations, gémissements et soupirs sont autant de crimes inexpiables qui mènent droit au banc des accusés où se vérifie le vers célèbre du grand poète irakien:
Silence, oh! mon peuple, et gare à ta conduite
La parole est bannie et dès lors interdite
Mon ami,
je t'ai toujours considéré comme tel, dans l'aisance comme dans l'adversité. Loin de moi l'idée que tu as changé. Je ne me permets de douter de ton amitié que par inadvertance. Aussi suis-je dans l'attente d'une lettre toute de perles sertie, comme tu en as le secret, pour me permettre de retrouver mon aplomb dans l'extrême agitation où je me trouve.
En ce qui nous concerne, je pense que tu es au courant de ce qui se passe chez nous, où rien n'a changé et rien ne vaut la peine d'être cité, si ce n'est un surcroît d'humiliations, de misère, d'intrigues à l'encontre des innocents et de musellement qui réduit tout le monde au silence.
Nous sommes totalement privés des plaisirs de la vie. Nous n'avons la liberté de nous éduquer ni chez nous ni à l'étranger. C'est pourquoi tu me vois dans l'impatience de recevoir tout ce qui vient de vous, serait-ce sous forme de résumé.
Comme tu le sais, les journaux du Moyen Orient ne rentrent plus au Maroc, à l'exception du quotidien égyptien "Al Ahram". C'est notre seule source d'informations qui nous permet de suivre les travaux du Congrès Islamique à Jérusalem. Nous avons également reçu une revue syrienne intitulée "Al Rabita Al Islamiya" (l'Alliance Islamique).
Je ne sais pas combien de temps le gouvernement va continuer à tolérer l'entrée au Maroc de ces publications ou s'il va bientôt les inscrire elles aussi sur la liste des journaux interdits. Il est le seul à pouvoir prendre une telle mesure sans que quiconque ait quoi que ce soit à redire.
Mon cher ami,
je voudrais t'orienter vers une de mes connaissances à Damas qui s'appelle Saïd Habib. Originaire d'Algérie, l'intéressé a fait partie de la communauté algérienne qui a accompagné Son Eminence Abdelkader ElJazaïri en Syrie. Il travaille actuellement en qualité de fonctionnaire dans l'Administration des Postes et des Télégraphes.
Je lui ai écrit récemment et lui ai parlé de toi. Je lui ai dit que tu résidais à Damas, à ce qu'on m'a dit, puisque je ne connais pas encore ton adresse exacte dans la capitale syrienne, ce qui explique pourquoi je t'adresse cette lettre par l'intermédiaire de ton frère Abdelmajid.
Je te recommande vivement cette personne et te prie de lui rendre visite aussi vite que tu peux à l'endroit que je t'ai indiqué. C'est un homme extrêmement serviable. Tu pourras te renseigner auprès de lui sur les journaux que tu peux nous envoyer de Damas, sans crainte qu'ils ne soient saisis en arrivant au Maroc. Il m'a promis de s'occuper personnellement de ces envois et m'a demandé de lui dresser une liste des publications admises à entrer au Maroc et une autre énumérant les journaux et revues frappés d'interdiction.
Il nous a dit le plus grand bien d'un journal de Damas qui s'appelle "Al Bayane". Ce journal, me semble-t-il, ne figure pas sur la liste des journaux interdits d'accès dans notre pays. Il peut donc nous l'envoyer sans problème. Je te prie aussi de nous faire parvenir toutes les publications et les rapports du Congrès Islamique ainsi qu'un choix de photos des participants. Nous en avons absolument besoin pour nous faire une idée de l'ambiance et des activités du Congrès. Nous t'en remercions à l'avance.
Cher ami,
il me plait de t'informer que je me suis rendu à Fès où j'ai visité la Karaouiyine et me suis réuni avec les représentants de la branche fassie du Mouvement National qui tous vous envient et vous souhaitent plein succès dans vos études Il ne t'échappe pas que l'université de la Karaouiyine a été réorganisée, mais pas de manière très satisfaisante.
En ce qui concerne notre petite ville de Salé, les camarades y sont très studieux et assistent régulièrement aux cours qui y sont dispensés.
En revanche, le Club littéraire n'a plus ouvert ses portes depuis votre départ.
Ton père et tes deux frères Abderrahman et Mohammed vont bien. Je te demande d'associer Abdelkrim à la lecture de cette lettre qui s'adresse à vous tous et je formule le voeu que Dieu vous guide, vous protège et vous assiste dans vos études.
Recevez les cordiales salutations de tous vos amis.
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De Haj Ahmed Maâninou à Abdelkrim Hajji
Salé, 17 novembre 1932
Mon cher ami, cordiales salutations
J'ai reçu ta lettre qui exprime ce que ta conscience libre te dicte d'entreprendre pour la sauvegarde de notre patrie qui mérite tous les sacrifices. Quel homme merveilleux et dévoué tu es! Que Dieu nous fasse don de beaucoup de tes semblables, et nous facilite à nous tous les conditions de rapprochement et de solidarité dans l'accomplissement du travail productif en faveur de la patrie et de la nation.
Le succès que vous avez remporté dans vos examens nous a comblés de joie. Nous vous souhaitons de réussir dans tous vos projets. Puissiez-vous rester en bonne santé et que Dieu vous assiste dans tous vos efforts. Nous avons appris que ton frère Abdelmajid et Abdelhadi Zniber vous ont rejoint à Damas pour s'inscrire avec vous à l'université. Pourquoi ont-ils quitté l'université islamique?
Transmets nos meilleures salutations à tout votre entourage, et en particulier à notre cher ami le cheikh Mohammed Adnan Al Jazaïri. Rappelle-lui l'affaire de Mohammed El Mayr à qui il a adressé 100 francs par la poste française et lui a demandé un certain nombre de choses, mais n'a reçu ni réponse négative ni même accusé de réception. Je tiens à ce que tu me répondes rapidement au sujet de cette affaire, sans oublier bien sûr de me communiquer les nouvelles de Syrie car tu n'es pas sans savoir notre déficit en matière de presse.
Je te prie d'informer ton frère Abdelmajid que je lui ai adressé récemment plusieurs numéros du journal "Assaâda" à l'université islamique, et que je n'ai reçu aucune réponse de sa part. Je voudrais savoir s'il a reçu ces journaux et s'il faut continuer de lui adresser son courrier à l'université islamique ou à une autre adresse.
Rappelle lui la promesse qu'il nous a faite de nous faire parvenir des exemplaires de la presse orientale qui nous procure toujours un immense plaisir. Dis-lui de ne pas oublier les affaires que nous avons en commun. Nous vous en avons adressé dans un précédent courrier un relevé détaillé pour que vous soyiez parfaitement au courant de la situation. Je vous ai également fait parvenir, à titre d'information, le dernier numéro de la revue mensuelle "Almaghrib" en langue arabe.