21 mars 1933

Mon très cher ami,

J'ai reçu ta charmante lettre. Les raisons du retard que j'ai mis pour te répondre tiennent à ce que notre ami Ahmed Balafrej venait d'arriver en compagnie de Me Jacques Longuet, directeur de la revue "Almaghrib",

Celui-ci s'est déplacé de Paris pour recueillir le maximum d'informations au sujet de l'affaire du Marocain accusé du meurtre d'un ressortissant juif et condamné par les juridictions françaises à deux ans de prison ferme et 50.000 francs de prix du sang, parce que le crime a été perpétré en territoire berbère et relève d'après la législation en vigueur de la compétence des tribunaux français, même si le criminel et la victime sont tous deux des Marocains.

Nous avons voulu leur réserver un accueil grandiose, mais le ministère des Affaires Etrangères n'a autorisé Me Longuet à venir au Maroc qu'à la condition qu'aucune manifestation ne soit organisée en son honneur.

Toutefois, bien qu'il n'y ait eu aucun accueil officiel, les festivités se sont multipliées depuis son arrivée à Fès. Vendredi dernier, nous avons organisé une excursion à laquelle beaucoup de jeunes ont pris part, et qui a remporté un très vif succès. Je t'enverrai quelques photos de cette sortie par un prochain courrier.

Ce qui a incité les gens à marquer de l'intérêt pour notre hôte, c'était son extrême modestie, sa conduite irréprochable et la grande sympathie qu'il témoignait à l'égard de chacun.

Il essayait de s'exprimer par des gestes pour compenser le fait qu'il ne savait parler que le français. Il appréciait toutes nos traditions en les préférant aux us et coutûmes de son propre pays. Il prenait soin de respecter les habitudes locales. Il mangeait avec les doigts et ne se servait jamais de la cuiller et de la fourchette. Il enlevait ses souliers quand il entrait dans les endroits recouverts de tapis. Il s'asseyait comme nous à la marocaine. Bref, il nous rendait la bienveillante sympathie que les jeunes intellectuels avaient pour lui.

Nous allons lui offrir comme cadeau de bienvenue un objet précieux des arts traditionnels du Maroc.

Le gouvernement a pris de très grandes précautions pour l'isoler, en exerçant un contrôle sévère parmi tous ceux qui lui étaient présentés ou avec lesquels il s'est réuni ou s'est entretenu.

Mais tout ceci n'a pas empêché les gens de prendre contact avec leur hôte qui, lui, était vraiment agacé par le comportement de l'administration du protectorat à son égard, comportement qu'il a qualifié de paramilitaire. Il se déplaçait la nuit d'un endroit à un autre et trouvait partout les portes closes et surveillées par des gardiens qui, l'arme à la main, contrôlaient les allées et venues de tous les passants.