Cher ami, cordiales salutations

Depuis que tu as quitté le Maroc en vue de poursuivre ton action en faveur de la cause nationale à Paris, la situation dans notre pays s'est dégradée et va de mal en pis. Les militants sont désorientés et se trouvent dans une position pour le moins insolite.

J'ai donc pensé t'envoyer cette lettre pour vous livrer, à notre ami et grand patriote Mohammed ben Hassan Elwazzani et à toi-même, des éclaircissements sur les difficultés que traverse le mouvement national dans les circonstances actuelles telles que nous les percevons.

Omar ben Abdeljalil

Omar ben Abdeljalil

Depuis le jour où la presse nationale a été interdite, l'Administration saisit toutes les occasions pour nuire aux patriotes et faire tout ce qui est en son pouvoir pour les combattre, pendant que ceux-ci n'entreprennent aucune action productive qui permettrait de sortir le mouvement national de cette phase difficile dans laquelle il se trouve vers une autre qui l'aiderait à progresser.

Nous avons multiplié les réunions et n'avons réussi à enregistrer que de vagues suggestions ne débouchant sur aucune activité réelle et efficace.

Il a été interdit à notre ami Allal El Fassi de dispenser ses cours à la Karaouiyine. Il s'est rendu à Rabat où nous nous sommes réunis avec lui. Au cours de cette réunion, lecture a été donnée de ta lettre par laquelle tu nous informes qu'une vive protestation a été élevée contre cette interdiction, et qu'un renouvellement des structures de notre mouvement s'imposait à la suite de cette mesure arbitraire.

Une discussion s'est engagée sur l'opportunité de diffuser un communiqué dans les milieux populaires explicitant le comportement inadmissible de l'autorité du protectorat à l'égard de notre mouvement, ainsi que notre réprobation de cette politique d'oppression, notre souci d'ouvrir la porte du dialogue avec le pouvoir colonial et le refus catégorique de celui-ci de faire un geste quelconque pouvant déboucher vers une politique d'ouverture.

Notre ami Mekki Naciri représentait la fraction opposée à l'idée du communiqué qu'Ahmed Elyazidi et Allal El Fassi soutenaient.

Aux termes du débat qui s'est déroulé autour de cette question, il a été décidé de publier le communiqué et une commission a été chargée de préparer un projet de texte. Mais, au bout de deux jours, l'idée du communiqué a été classée et rejetée aux calendes grecques.

Selon l'opinion de Mekki Naciri, nous avons le devoir d'organiser l'intérieur de la maison avant l'extérieur. A priori, cette idée est saine en tant que point de départ et peut rencontrer l'adhésion de tout militant qui se respecte. Mais elle soulève quelques observations qui doivent également entrer en ligne de compte et être prises en considération.

L'idée d'arranger d'abord l'intérieur de la maison nécessite un temps fort long, et il est impossible que notre mouvement reste les bras croisés pendant toute la période que cette remise en ordre exige. En second lieu, l'arrangement de l'intérieur tel que nous pouvons l'imaginer relève d'une conception théorique incompatible avec les disponibilités de notre peuple et son éducation. De plus, notre mouvement est de création récente et ne peut être réorganisé que dans le cadre d'une structure simple et souple à la fois, quitte à nous acheminer par la suite vers des types d'organisation plus compliqués. Mais ceci ne pourra se réaliser qu'avec le temps, un affrontement permanent avec une grande variété d'évènements et une ferme résolution d'aller de l'avant.

Quant à notre ami Elyazidi, il donne l'impression d'hésiter ou, plus exactement, de se sentir à la croisée des chemins. Il appuie l'idée de la remise en ordre de l'intérieur, mais n'y met pas le coeur pour la réaliser. Il en est de même des autres camarades. Jusqu'à quand vont donc durer ces tergiversations?

Mon sentiment est qu'elles vont s'éterniser si nous persistons à envisager les problèmes sous l'angle théorique et que nous continuions de négliger l'aspect pratique des solutions à adopter pour élaborer un plan d'action en faveur de notre mouvement, en y mettant notre patience et la force de notre résolution à l'épreuve.

Nous devons nous organiser nous-mêmes, arrêter l'ordre de nos responsabilités et procéder à une répartition des tâches de façon à ce que nous ne restions pas immobiles devant le cours des évènements qui se suivent à une cadence accélérée.

Nous devons aussi penser à des actions de nature à aider notre peuple à comprendre le sens de la vie et être conscient du rôle qui lui incombe dans le combat que nous menons pour la liberté. Notre peuple a plus besoin que jamais de nourrir son esprit et de sentir le sang de la vie circuler dans ses veines, tout en sachant que la vie est une aventure des plus dangereuses.

J'aimerais connaître ton opinion ainsi que celle de notre ami Elwazzani. Nous avons jugé utile, aux termes d'une longue réflexion, d'agir là où l'action était possible, après avoir constaté que les camarades ne font rien, n'appuient ni ne rejettent aucune des propositions que nous leur soumettons.

Il est impératif que notre hésitation et nos tergiversations prennent fin. Sinon, nous nous verrons contraints d'agir même sans le soutien de ces camarades qui ont joué un rôle non négligeable sur la scène patriotique par le passé. Ceci vaut mieux que de ne rien faire et de rester éternellement les bras croisés. Peut-être que votre opinion apportera un certain éclairage sur la voie que nous avons décidé de suivre.

En d'autres termes, nous n'acceptons en aucune manière de rester dans la situation dans laquelle nous nous trouvons. Nous voulons réaliser ce que nous pensons être de notre devoir. Nous rejetons les atermoiements qui ne permettent guère d'avancer.

Ponceau est rentré de France, et nous n'allons rien récolter de son passage à Rabat au profit de notre mouvement. Demain, il sera de nouveau à Paris et déclarera que le Maroc se porte à merveille, mieux que l'Algérie et la Tunisie.

Mohammed Elyazidi - Octobre 1932

Mohammed Elyazidi - Octobre 1932

Mohammed ben Hassan Alwazzani (au milieu) - à sa droite: Mekki Naciri - Photo prise au début des années trente

Mohammed ben Hassan Alwazzani (au milieu) - à sa droite: Mekki Naciri - Photo prise au début des années trente