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D'Abou Bakr Kadiri à Saïd Hajji- 4 octobre 1932
Mon cher ami,
avant toute chose, je voudrais demander de tes nouvelles, et t'informer que nous avons arrêté une procédure pour comptabiliser nos recettes et, après avoir compté l'argent qui rentre chaque mois, nous l'avons trouvé très en deçà de nos prévisions.
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Le journal "Alwidad": Nous avons convenu, Mustafa Gharbi, Seddik ben Larbi et moi-même d'apporter quelques modifications au programme qui nous a servi de canevas de travail jusqu'à maintenant, mais qui ne répond plus au bon fonctionnement du journal. Nous avons arrêté le vendredi comme jour de réunion. J'aimerais que tu nous donnes ton point de vue car, lorsque je me suis réuni avec notre ami Mustafa, il m'a dit qu'il n'avait pas connaissance que tu étais au courant des changements que nous voulons introduire dans nos méthodes de travail, et que, tout au plus, tu l'avais informé qu'un bulletin d'informations allait être réalisé par quelques amis à Salé.
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Le sultan est rentré de Paris et, jusqu'à ce jour, nous n'avons aucune information digne de foi sur ce qui va se passer. Selon les rumeurs qui circulent actuellement, il semblerait que le Résident Général soit en voie d'être relevé de ses fonctions. Nous avons appris également que le pacha de Fès, Ibn Baghdadi, risque de se faire sauter pour plusieurs raisons, dont la plus importante est "l'affaire Wazzani". Il aurait reçu des menaces de Paris pour ses agissements et, pour toute réponse, il a dit n'avoir agi comme il l'a fait qu'après s'être concerté avec le Service de Renseignements et de Contrôle, lequel service a prétendu qu'il n'était nullement au courant de cette affaire.
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Notre ami Omar ben Abdeljalil est rentré de Paris. Il est venu à Rabat où nous nous sommes réunis avec lui au domocile d'Elyazidi. Il était très intéressè par tes nouvelles. Je lui ai remis le solde du mois dernier qui s'élevait à 75 francs. Il m'a informé que Wazzani serait condamné à l'exil à Ghiyata dans la région de Taza, que le Résident Général a été effectivement relevé de ses fonctions et que la décision d'interdire l'entrée au Maroc de la revue "Almaghrib" a été annulée par le Quai d'Orsay. Mais, jusqu'à présent, aucune décision n'a été publiée chez nous au sujet de cette levée d'interdiction. Il est reparti en voyage après m'avoir promis de revenir pour se réunir avec nous à Salé le vendredi prochain.
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Notre ami Abdellatif Sbihi a décidé de se rendre à Paris, mais il attend toujours l'autorisation du gouvernement pour son déplacement en France. Des rumeurs circulent selon lesquelles il aurait totalement renoncé à poursuivre la lutte qu'il a initiée contre le dahir berbère, mais toutes ces rumeurs sont infondées et relèvent de la calomnie pure et simple. Ceci étant, nous attendons que tu nous informes de tout ce que tu as comme nouvelles et autres.
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D'Abdelkrim Hajji à Abou Bakr Kadiri
Texte repris d'un brouillon non daté, mais la réponse, datée du 1er décembre 1932, laisse supposer que cette lettre a été écrite vers la mi-novembre 1932
Cher ami, je te présente mes compliments et mes cordiales salutations
Tu n'es pas sans savoir que nous étions en pleine période d'examens et que, depuis que nous nous sommes quittés jusqu'à ce jour où nous avons accompli notre devoir, le temps qui nous était imparti ne nous permettait guère de te tracer ne fût-ce que quelques lignes. Mais, à présent, nous disposons de plus de temps, ce qui nous permettra de saisir chaque occasion qui se présente à nous pour te rendre compte de tout ce qui nous préoccupe l'esprit.
Oui! je reconnais avoir failli aux obligations requises par la solide amitié qui nous lie, puisqu'il s'est passé plus d'un mois et demi depuis que je suis arrivé dans cette contrée sans t'écrire un seul mot pendant toute cette période, alors que le devoir d'amitié le plus élémentaire exige l'adoption d'une attitude diamétralement opposée à celle dont je me suis rendu coupable. Aussi vais-je m'en remettre à ta magnanimité pour te demander de ne pas prêter attention à cette bévue et de bien t'assurer que seul en était la cause un surcroît de travail qui s'est ajouté à une multitude d'autres empêchements.
En effet, j'étais aux prises avec les multiples obligations que toute personne qui émigre dans un pays étranger pour y poursuivre ses études doit affronter. Il ne doit pas t'échapper qu'ici je suis obligé de subvenir moi-même à toutes les nécessités vitales tout en faisant face au lourd fardeau de la vie scolaire. Je suis à la fois l'élève qui se rend régulièrement à l'école et le père qui doit tous les jours faire le marché pour nourrir sa famille. Mon esprit est constamment partagé entre le souci de ne pas manquer de moyens de subsistance et celui de se concentrer sur les études et les devoirs à accomplir et ce, à un moment où il se trouve engagé dans la mêlée des examens. Tu peux ainsi aisément t'imaginer ce que tout celà exige comme déploiement d'efforts et d'assiduité.
Cher ami. Oui! j'ai reçu ta première et ta seconde lettre et, pendant que je les parcourais, je me suis imaginé ton impatience à vouloir t'enquêrir de nos nouvelles à travers les descriptions que tu attends de nous pour bien savoir l'état de la situation dans laquelle nous nous trouvons. Tu connais la grande amitié que je te porte. Tu ne peux pas ne pas apprécier à sa juste valeur la nostalgie que je ressens. Tu sais que tes lettres parviennent à ton ami comme autant de révélations du caractère sacré de cette amitié. Il les a lues et relues et continuera de les relire tant il est vrai que son esprit ne cesse de brûler de l'ardent souhait de communiquer en permanence avec toi. Il ne s'en est guère lassé pas plus qu'il ne s'en lassera; et il ne s'en lassera pas de sitôt car il perçoit dans ces deux lettres l'esprit d'ingénuité qu'il aime en toi, doublé d'un coeur pur et d'un tempérament vif et enflammé du désir qui fait entrevoir avec bonheur l'avènement de nos prochaines retrouvailles.
Cher ami. J'ai senti dans tes lettres qu'un soupçon de désespoir est en train de t'envahir. C'est une situation très dangereuse dans laquelle tu ne dois pas t'enfoncer davantage. Notre jeunesse, comme celle de toutes les nations et de toutes les contrées, est composée de bons et de mauvais éléments. Les uns oeuvrent en faveur du corps social auquel ils appartiennent. D'autres, au contraire, ne recherchent que leurs propres intérêts. Certains sont doués de suffisamment d'audace, d'autres sont condamnés à porter les fers de la peur et de la couardise. A quoi celà sert-il donc de se désespérer? Penses-tu que les jeunes de ces contrées qui ont gravi les échelons de la liberté empruntent tous le droit chemin, font tous preuve de hardiesse et sacrifient leur vie sur l'autel de la liberté? Non! Non! Comme chez nous, il y a partout le bon grain et l'ivraie. Mais, pour dire la vérité, la majorité d'entre eux déborde de vitalité et se dévoue pour l'intérêt public contrairement à ce qui se passe chez nous où seule une infime minorité est vraiment consciente de ses responsabilités et accomplit le devoir qui lui incombe vis-à-vis de la société. Au demeurant, nous n'en sommes encore qu'au tout début d'un processus de longue haleine, et nous avons la chance d'avoir tout l'avenir devant nous.
Cher ami. Tous nos espoirs sont focalisés sur toi. Fasse Dieu qu'Il exauce les voeux que nous formulons pour que tu réussisses dans les activités que tu entreprends, et que tu puisses t'ériger en héros qui vole au secours de sa patrie pour la sauver de la calamité qui s'est abattue sur elle. "Notre Seigneur est capable de toutes choses".
Cher ami. Mon coeur déborde d'affection et de tendresse envers toi; et je suis incapable de rendre par écrit les sentiments qui m'animent. Je te laisse donc le soin de les lire directement dans mon coeur sans l'intermédiaire de l'encre et de cette plume chancelante.
Cher ami. Notre patrie fonde de grands espoirs sur toi. Elle sent chez toi une tendance affective, un coeur plein d'amour et un esprit qui croit fermement aux vertus de la liberté. Elle te tend la main pour la secourir et l'aider à sortir du bourbier du colonialisme. Répondons tous ensemble à son appel, quitte à réaliser au prix de notre vie une page glorieuse de son histoire, dont elle pourra tirer un titre de fierté devant les autres nations.
Cher ami. Le 5ème No mensuel de la revue "Almaghrib" en langue arabe m'est parvenu.J'ai ressenti une très grande joie à en parcourir les pages de bout en bout. J'ai été particulièrement impressionné par l'article que le fondateur de la revue a intitulé "Question d'équité". A dire vrai, cet article prouve que la revue est en train de s'acheminer vers un nouvel esprit, quoiqu'il contienne une phrase susceptible de porter préjudice à notre politique, mais sans toutefois qu'elle tire vraiment à conséquence. C'était certainement un moyen pour le rédacteur de l'article d'y trouver une justification de la thèse qu'il y a développée. En ce qui concerne l'article paru sous le titre "Le Maroc Catholique", son auteur y a fait preuve d'une grande maîtrise de son art, dans les limites bien sûr permises par les circonstances. De même, l'article consacré à "Ifrane" n'est pas mal non plus. Je pense même que tu en es le rédacteur. Quoiqu'il en soit, nous sommes très contents avec ce No. Puisse ce contentement durer aussi longtemps que possible.
Cher ami. Si le journal "Assiyasa" que je t'ai envoyé t'a procuré beaucoup de joie, j'ai été pour ma part très heureux que l'intention qui a présidé à son envoi ait rencontré en toi quelqu'un qui a su reconnaître sa vrai valeur. Ceci m'encourage à persévérer dans l'envoi de ce journal, surtout depuis que j'ai lu l'observation que tu as faite au grand écrivain Dr Haykal. Nos amis ici ont été unanimes à apprécier ta noblesse d'âme lorsque je les ai informés que tu lui as adressé une lettre de protestation au sujet de l'article dans lequel il a émis des critiques qui ne sauraient en aucune manière s'appliquer au milieu marocain. La jeunesse marocaine doit prendre exemple sur ta conduite et se comporter à l'image du patriote actif que tu es.
Cher ami. N'oublie pas la promesse que tu m'as faite de venir nous rendre visite au mois d'octobre en compagnie de Mme M. Peut-être n'a-t-elle pas oublié elle aussi cette promesse. Je te prie de me répondre à cette question après avoir rappelé au bon souvenir de cette dame que nous fondons beaucoup d'espoir sur la concrétisation de cette promesse.
Cher ami. Si tu nous écris, je souhaiterai que tes lettres contiennent tout ce qui te sera possible de nous communiquer comme informations importantes dont tu sais l'intérêt que nous leur portons, comme l'affaire de la librairie que nous avons laissée au stade de son premier établissement, ou celle des parents qui étaient désireux d'envoyer leurs enfants au Moyen Orient pour y poursuivre leurs études. Je serais également ravi d'avoir des nouvelles de nos chers amis Ahmed Maâninou, Haj Talbi, Omar Mouline et le sieur Hajji auxquels nous adressons en même temps qu'à toi-même, nos salutations les plus cordiales accompagnées d'une affectueuse pensée.
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D'Abou Bakr Kadiri à Abdelkrim Hajji
1er décembre 1932
Cher ami et grand patriote Abdelkrim Hajji.
Respectueuses salutations.
J'ai reçu ta lettre que j'ai attendue avec impatience; et je ne te cache pas que j'ai été très touché par l'émouvante sincérité de ses accents qui me sont allés droit au coeur. Je ne saurais exprimer l'effet que j'ai ressenti en la lisant, mais il me suffit de penser qu'elle m'a rappelé ton dévouement et l'amitié que tu me portes pour me sentir heureux.
Mon ami, nous fondons de grands espoirs en vous. Répondez à la bonne opinion que nous avons de vous, travaillez et prenez de la peine pour revenir dans votre pays comme des sources de lumière, et restez attachés à votre religion et à vos objectifs patriotiques. Tu m'as demandé de te communiquer des informations sur les évènements importants qui se déroulent dans notre pays. Tu as voulu que je te dise où en était l'affaire de la librairie que tu as laissée au stade des premiers jours de son ouverture . Tu voulais aussi savoir si les parents qui avaient manifesté le désir d'envoyer leurs enfants au Moyen Orient pour y poursuivre leurs études tiennent toujours à leur projet.
Nous avons écrit à Saïd au sujet de la librairie et lui avons communiqué tous les détails la concernant. Tu pourras trouver réponse à ta question dans cette lettre où nous avons pris soin de donner une idée précise de son fonctionnement.
En ce qui concerne les parents désireux d'envoyer leurs enfants étudier au Moyen Orient, ils attendaient le retour du Sultan de son voyage en France pour solliciter son accord. Mais le Sultan est de retour au Maroc, et les parents sont toujours en train d'attendre.
Mon ami, comme je sais que tu aimes bien être renseigné sur les dernières nouvelles, je vais te raconter ce qui se passe actuellement dans notre pauvre pays. Le tyran inique Ben Bouchta Baghdadi, caïd de Fès, est mort. La nouvelle de son décès s'est vite propagée dans la ville où la population des fidèles s'est réjouie de sa disparition. Ses obsèques ont été suivies par une foule considérable de traîtres et de colonisateurs. Ils lui ont fabriqué un cercueil à l'européenne pour le protéger d'être en contact avec la terre ou tout autre objet de nuisance. Mais Dieu a voulu lui infliger un châtiment exemplaire car, au moment où ils s'apprêtaient à le déposer dans la tombe, ils ont constaté que celle-ci était trop petite pour le cercueil. Ils en ont sorti le cadavre et l'ont posé à même la terre. Mais malgré celà, le cadavre était beaucoup trop grand pour l'emplacement qui lui était réservé. Il a fallu qu'ils agrandissent la tombe qui était voisine de celle d'un chérif à qui ils ont dû pousser la tête pour pouvoir placer le cadavre du caïd après bien des difficultés. Ils ont même été obligés de l'inhumer en jetant directement la terre sur son ventre qui s'était démesurément enflé. De plus, de peur que ses ennemis ne viennent le déterrer pour le brûler ou l'exposer à la vue des passants, ils ont pris des mesures de protection en assurant le gardiennage jour et nuit de la "Zaouiya" où il était enseveli. Plusieurs poèmes ont été prononcés en arabe classique et en dialectal marocain pour faire l'éloge des qualités (!) du disparu.
Journée Ahmed Chawqi à Fès: Je t'ai adressé un exemplaire du journal gouvernemental "Assaâda" qui a assuré la couverture des cérémonies de commémoration de la disparition du grand poète du Nil "Ahmed Chawqi" au lendemain du jour de son enterrement. J'ai assisté à cette commémoration en compagnie d'un certain nombre de nos amis de la branche de Salé.
Mon ami, j'espère que tu es en bonne santé et que vous êtes tous contents de votre nouvelle vie scolaire. En ce qui me concerne, je vais bien, Dieu merci, et je me porte à merveille. Transmets mes amitiés à tous, et en particulier à tes deux frères Abdelmajid et Saïd ainsi qu'à votre compagnon Abdelhadi Zniber.
P.S. Il ne m'a pas été possible cette fois-ci, pour une question de temps, de t'informer d'une manière exhaustive de tout ce qui se passe chez nous. Mais, je compte, d'ici à deux jours, vous écrire, à toi ou à Saïd, pour vous tenir au courant de tous les évènements dont notre pays est le théâtre.
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De Saïd Hajji à Abou Bakr Kadiri
Damas, 4 février 1933
Cher ami,
J'ai reçu ta dernière lettre datée du 16 du mois dernier; je l'ai lue avec une grande attention et appris beaucoup de choses à travers elle.
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Ci-joint une lettre détaillée au nom de notre ami Haj Ahmed Maâninou. J'y ai abordé des questions très importantes. Lisez-la ensemble, étudiez-la avec le plus grand soin et faites en sorte d'agir conformément à son contenu.
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Le projet que j'avais l'intention de soumettre à nos camarades en Egypte a pris quelque retard. Il consiste en ce que te soient envoyés tous les articles sur le Maroc, pour que tu les centralises et les classes chez toi en attendant notre retour.
Entre temps, je t'ai envoyé deux exemplaires de la revue de l'Université Islamique qui réserve un espace au "courrier du Maroc". Je te ferai parvenir autant que faire se peut une revue de presse de tout ce qui s'écrit sur le Maroc dans les revues et les journaux des pays du Proche Orient. Je t'enverrai également chaque semaine un exemplaire du numéro hebdomadaire de la revue "Al Arab" de Jérusalem.
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Quant au rapport que je suis en train de rédiger, il a pris une très grande ampleur et traîte des questions suivantes:
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Avant-propos: Evolution de l'esprit patriotique au Maroc
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La question berbère, subdivisée en 6 sections
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La politique d'obscurantisme, subdivisée en 7 sections
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La politique de paupérisation des campagnes marocaines et la misère des paysans
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La liberté d'opinion et de réunion
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La politique d'oppression et la carence de la justice
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La politique d'expropriation et ses dangers
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Conclusion: Quel avenir attend le Maroc?
Tels sont les sujets que je suis en train de traîter dans le cadre de ce rapport. Je les ai classés de manière thématique après avoir rassemblé suffisamment de matériaux pour alimenter les développements de chacune de ses sections.
Mais, je suis encore loin de le terminer en raison de l'extension qu'il a prise, et eu égard aux difficultés que je rencontre au niveau de la recherche et de l'ampleur de la matière qui se subdivise chaque jour et donne naissance à une série d'observations qui viennent compléter chacun des points énumérés ci-dessus.
Ce sera un rapport d'au-moins 200 pages, que je ne pense pas pouvoir achever avant 6 mois. Il sera rédigé d'une manière objective et s'adressera directement aux Marocains. Comme tu peux le constater, il ne se limite pas à la question berbère à l'exclusion des autres problèmes de société. Il compte aborder toutes les questions d'intérêt national. Il rentre dans mes intentions de l'intituler:
"Les grandes questions politiques de la nation marocaine"
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Ci-joint une lettre à notre ami Ahmed Elyazidi dans laquelle je lui fais part des préparatifs des cérémonies de la commémoration du 3ème anniversaire de la promulgation du dahir berbère du 16 mai 1930, et des efforts que nous déployons ici pour sensibiliser le public oriental à la question berbère. Je te suggère de lui remettre cette lettre à un moment où tu te trouveras seul avec lui, car il est fort probable qu'il veuille t'entretenir au sujet de son contenu s'il le désire.
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Tu as fait mention de la volonté des Français de changer leur mode d'intervention au Maroc en remettant les rènes du pouvoir à un parlement où la communauté française sera très largement représentée pour pouvoir agir à sa guise et déposséder le Résident Général et le pouvoir royal de leur autorité, et tu me demandes ce que j'en pense. Il m'est impossible d'exprimer au pied levé à ce propos une quelconque opinion, même schématique. Donne-moi un peu plus de détails sur cette question. Interroge ceux parmi nos amis qui sont dans le secret de ce qui se trame comme machinations. Ce n'est qu'après une étude approfondie de tous les éléments de ce dossier que nous pourrons porter sur lui un jugement valable. Mais, je peux d'ores et déjà te tenir au courant des informations en ma possession au sujet de cette affaire.
A la suite des graves événements consécutifs à la promulgation du dahir berbère, le gouvernement français a été sensibilisé sur le mauvais comportement du Résident Général de France à Rabat et les fautes graves qu'il a commises dans l'exercice de ses fonctions. Après consultation d'un certain nombre d'hommes d'expérience, il a tiré la conclusion que ce serait une grave erreur de lui laisser les mains libres pour agir comme bon lui semble. Il s'est posé la question de savoir s'il n'était pas plus opportun de soumettre ses activités à un contrôle strict pour éviter que ne se reproduise le type d'écart par rapport à la politique officielle de la France qui lui est reproché. Ce réexamen des rapports du Résident Général avec l'autorité gouvernementale ne se limite pas au cas du Maroc. Il englobe également l'Algérie et la Tunisie.
Le gouvernement français a pensé, depuis un an et demi, à la constitution d'un Conseil Général pour superviser l'Administration de ces trois pays. Plusieurs députés, dont le nombre est évalué à une centaine ou plus, ont présenté devant le bureau de l'Assemblée Nationale une proposition de loi appuyant l'initiative du gouvernement; mais les crises ministérielles qui ont eu lieu et les dernières élections législatives qui se sont déroulées à la veille des vacances parlementaires, ont relégué cette affaire au second plan. Peut-être sera-t-elle reprise à la rentrée d'automne, mais nous ignorons dans quelle direction elle va s'orienter. Quoiqu'il en soit, tiens-moi informé pour que nous puissions étudier la question avec nos amis en Europe..
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D'Abou Bakr Kadiri à Abdelkrim Hajji
10 février 1933
Mon cher ami et grand patriote Abdelkrim Hajji,
J'ai reçu avec un immense plaisir ta précieuse lettre qui témoigne de la grande amitié que tu me portes. La profondeur de la pensée et la maîtrise de la rhétorique jointes à l'aisance du style et à la sincérité de l'argumentation, y sont autant de qualités dont j'ai été ravi, et qui témoignent d'un esprit cultivé et fort lettré. Je prie Dieu de nous faire don de beaucoup de jeunes comme vous avec une âme fière, un sentiment religieux à toute épreuve et une conscience toujours en éveil. Nous devons nous promettre de travailler la main dans la main du moment que nous partageons les mêmes idéaux et que nous optons pour les mêmes orientations et les mêmes objectifs. Notre devoir consiste à lever haut le flambeau de l'Islam et à en propager les enseignements qui prêchent la vérité. Nous devons faire taire la voix de ces oppresseurs qui cherchent à nous égarer, et faire de notre dévouement inconditionnel à la cause nationale notre guide et notre objectif dans tout ce que nous entreprenons. Nous sommes appelés à lutter de toutes nos forces et dans toute la mesure de nos moyens et de nos possibilités contre l'esclavage et le colonialisme de sinistre réputation. Même si le chemin est ardu et parsemé d'embûches, nous avons la force d'espérer venir à bout de toutes les difficultés qui se présenteront devant nous. Nous y croyons fermement et nous sommes résolus d'aller de l'avant, comptant sur l'aide de Dieu ainsi que sur la foi des hommes libres et dévoués comme vous. Même si nos efforts n'ont pas tous été couronnés de succès, et que certains acquis qui étaient à portée de notre main nous ont échappé, ceci ne fait que nous renforcer dans la croyance en nos principes et nous inciter à persévérer dans notre lutte. Un vieux dicton nous enseigne que "la chute n'est pas en elle-même un motif de fierté, mais il y a lieu d'étre fier de se relever de la chute chaque fois qu'on a trébuché".
La voie du succès commence peu à peu à se faire entrevoir devant nous. Auparavant, la publication d'une revue nationale libre pour défendre les droits spoliés de notre pauvre patrie était du domaine du rêve. Mais aujourd'hui, fort heureusement, les temps ont changé, et cette presse que nous avons longtemps convoitée est devenue une tribune libre où tous les Marocains sont admis à exposer leurs opinions, à dévoiler les préjudices qu'on leur fait subir et à protester par son intermédiaire contre tous les torts dont ils sont victimes. Maintenant, les circonstances nous sont plus favorables pour passer de cette première phase à une étape supérieure, celle de la création d'une revue hebdomadaire nationale et politique, qui sera le porte-parole de l'ensemble des Marocains, et en particulier de la jeunesse patriotique. Cette revue sera rédigée en langue arabe par une élite composée parmi les plus compétents de notre jeunesse intellectuelle. La joie et l'allégresse de tous les milieux marocains sont à leur comble, chez les jeunes et les moins jeunes, lorsqu'ils ont appris la nouvelle du projet de publication de cette revue. Les coeurs débordent d'aise, les visages sont souriants, ce qui prouve que cette nation infortunée s'est rendue compte de l'importance d'une revue qui s'exprime en son nom dans toutes les questions la concernant. Si Dieu veut, et que nous obtenions l'autorisation de faire paraître cette publication - chose qui ne fait plus aucun doute - le Maroc apparaîtra sous sa belle parure nationale d'un pays musulman; et ainsi, de jour en jour, nous réalisons un progrès après l'autre, jusqu'à ce que, les circonstances aidant, nous arrivions à nos fins.
Mon cher ami, tu as noté dans ta lettre que tu voudras m'écrire d'une maniére ordonnée pour me mettre au courant de toutes les nouvelles qui circulent chez vous, qu'elles concernent le Maroc ou le monde islamique dans son ensemble. Cette initiative m'a comblé de joie, et j'attends avec une impatience que je contiens à grand'peine l'arrivée de ta prochaine lettre où tu vas certainement exposer comment tu comptes ordonner ta correspondance et en définir les objectifs. De mon côté, je te répondrai dans la mesure du possible à toutes les questions que tu te poses et t'informerai des évènements les plus récents et, bien sûr, chaque fois qu'un élément nouveau interviendra sur la scène politique marocaine, que ces éléments nous soient favorables ou défavorables. Je pense et je suis persuadé que je suis le seul ami qui remplit tous les devoirs d'amitié envers vous. Je suis toujours heureux lorsque vous me demandez quelque chose, ou quand vous me faites une proposition ou que vous m'orientez dans la voie de l'intérêt général. Je ne suis pas de ces personnes égoïstes qui ne pensent qu'à eux-mêmes. Mon but dans la vie est de vivre pour ma patrie et de mourir pour sa défense.
Mes amitiés à tous les camarades que je connais ou non, et en particulier au frère Abdelmajid qui ne pense jamais à nous et ne se rappelle jamais à notre souvenir, ne serait-ce qu'avec une carte de voeux à l'occasion d'une fête.
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De Saïd Hajji à Abou Bakr Kadiri
Damas, début mai 1933
Très cher ami,
... Je t'ai annoncé le projet de publication d'un numéro spécial de la revue "Al Arab" de Jérusalem à l'occasion du jour en question. C'est du moins ce à quoi nous nous étions mis d'accord depuis deux mois et demi avec le responsable de cette publication. Nous avons préparé tous les textes et mis au point plus de 18 articles parmi ce qui a été écrit de mieux sur le Maroc dans différents domaines, expliquant notre situation avec le maximum de clarté à nos frères orientaux. Un mois et 4 jours avant la date fixée pour la publication, nous avons fait parvenir à la direction de la revue, conformément à l'accord que nous avons passé avec elle, toute la matière que nous avons pu rassembler pour qu'elle soit publiée au numéro qui précède de trois semaines le jour anniversaire du 16 mai, pour que vous puissiez le recevoir à cette date. Mais, lorsque le responsable de la publication a pris connaissance du dossier qui lui a été remis par nos soins, il s'est mis à l'idée que le numéro spécial allait être saisi par les autorités du protectorat à son arrivée au Maroc, et que ceci allait lui causer une grande perte au niveau de son activité de distribution dans notre pays où la vente de la revue s'effectue dans de très bonnes conditions. Il s'est alors excusé de ne pas pouvoir réaliser le numéro spécial convenu avec nous en invoquant des prétextes dépourvus de toute consistance. Finalement, il nous a dit ceci: Résumez toute cette matière pour la réduire à un article ou deux. Essayez d'obtenir d'une des plus grandes sommités de l'Islam un article qui sera publiée sous sa signature, et je vous promets un supplément de 8 pages ou plus. Nous avons alors contacté le prince Chakib Arsalane pour lui demander de nous rédiger un article, mais il s'est perdu en vaines excuses, sous prétexte que les Français l'accusaient d'être un agent agitateur du Mouvement National, et nous a clairement laissé entendre qu'il était judicieux qu'il s'arrêtât d'écrire des articles sur la cause marocaine ou berbère. Une telle excuse est, comme on dit, une toile d'araignée derrière laquelle il s'est abrité pour décliner notre invitation.
... Je t'écris ces quelques lignes le jour même du 16 mai afin de te tenir au courant des résultats que nous avons enregistrés au niveau de la presse du Moyen Orient. Les journaux et les revues d'Egypte et de Palestine publient depuis une semaine de longues manchettes sur la cause marocaine. En revanche, en Syrie, la réaction de la presse est nettement plus faible en raison des pressions exercées sur elle. Il suffit de savoir que nous avons adressé à la presse et à la plupart des personnalités syriennes deux papiers d'informations et que seul un papier parmi les deux a été publié et par un seul journal. Quant à l'Iraq, nous avons distribué auprès de ses organes de presse et de ses principales sommités des papiers d'informations très variés sur la question marocaine, et nous sommes dans l'attente de leurs réactions. Nous ne manquerons pas de vous faire parvenir les retombées de presse, si retombées il y a, ou de les amener avec nous quand nous rentrerons au Maroc.
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De Saïd Hajji à Abou Bakr Kadiri - Le Caire, 26 octobre 1933
Très cher ami,
C'est la première lette que je t'envoie du Caire, et j'attends avec impatience tes lettres où tu me donnes des nouvelles du Maroc et où tu m'informes des évènements qui s'y sont déroulés depuis que je l'ai quitté jusqu'à maintenant. Je te transmets les salutations de nos amis de Tétouan au milieu desquels je me trouve. Ils sont tout feu tout flamme pour entreprendre toute action profitable à notre chère patrie. Nous nous sommes entretenus très longuement au sujet du bulletin d'informations et nous sommes tombés d'accord sur l'orientation à lui donner.Nous allons très bientôt passer du stade de la conception à celui de la réalisation. Mais nous sommes toujours en train de penser à la voie la plus rapide pour vous en faire parvenir un certain nombre d'exemplaires au Maroc. Tu t'es certainement fait une idée sur cette question. Si c'est le cas, je te prierai de m'en faire part dans un prochain courrier en marge des nouvelles du pays et des évènements qui s'y produisent. Nous sommes disposés à vous envoyer une grande quantité de ce bulletin. Mais, là-aussi, je te demande de m'indiquer une évaluation du nombre d'exemplaires dont tu comptes assurer la distribution, surtout qu'à l'avenir, ce type d'activités sera tributaire d'une aide matérielle de votre part. La question du "Cahier des Revendications" est très importante. J'ai besoin de savoir les étapes par lesquelles elle est passée. Rends-toi chez notre ami Elyazidi pour l'informer qu'à titre personnel, je t'ai tenu deux jours avant mon départ au courant de l'historique de cette affaire. Tu devras prendre devant lui l'engagement solennel de ne divulguer à personne d'autre qu'à moi-même l'entretien que vous aurez à ce sujet. Cette lettre péche par excès de concision. Je me rattraperai au prochain courrier. Mais, entre-temps, j'attends ta réponse.
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De Saïd Hajji à Abou Bakr Kadiri
Le Caire, 4 mai 1934
Très cher ami,
Nous avons reçu depuis deux jours "le journal officiel" avec le texte modificatif du dahir berbère, que tu as eu l'amabilité de nous envoyer. De même, notre ami Mohammed Hassar a fait allusion à cet amendement dans une de ses dernières lettres. Mais, jusqu'à présent, nous ne sommes pas encore arrivés à savoir ton opinion ni celle des camarades militants au sujet du changement intervenu dans le texte initial. Celui-ci a besoin d'être analysé et étudié dans ses moindres détails. Pour l'instant, nous retenons seulement que les actes criminels commis en territoire berbère relèvent désormais de la compétence des tribunaux du Makhzen à Rabat où une chambre spécialement créée à cet effet aura pour mission de rendre justice en matiere pénale. Nous avons également reçu un exemplaire de "l'Action du Peuple" daté du 20 avril, et où il n'est nulle part question de cette affaire. Nous ne savons donc pas ce qu'en pense notre Mouvement. Nous nous sommes contentés, jusqu'à plus ample informés, des articles de presse ayant fait état de cet amendement. Nous attendons avec une grande impatience que vous éclairiez notre lanterne, surtout que nous sommes à la veille du 16 mai. Je t'ai écrit au sujet de la commémoration de cette date deux lettres par lesquelles je t'ai informé que nous ne pourrons rien entreprendre qui ne soit déjà déblayé à votre niveau, en raison de nos obligations scolaires, et nous n'avons reçu aucune réponse. Aussi, le jour anniversaire du 16 mai va-t-il se dérouler calmement avec quelques articles qui seront publiés à cette occasion. De plus, la question de l'amendement apporté au dahir berbère a quelque peu freiné notre activité, car nous avons jugé utile de ne rien entreprendre tant que nous ne sommes pas amplement informés de ce que les responsables du Mouvement National pensent des tenants et aboutissants de cette affaire.