Al Taqafa Almaghribia - 2ème année - 1er No - Mardi 1er septembre 1942

Les lecteurs ont pris l'habitude de considérer les journaux comme un moyen de distraction qui leur permet de tuer le temps pendant une heure ou plus, pour qu'on dise d'eux qu'ils s'intéressent aux problèmes de l'actualité. Les rédacteurs, de leur côté, se servent de leur plume pour consigner noir sur blanc ce dont ils ne mesurent les conséquences ni de près ni de loin.

Mais, si nous regardons de près ce qui se passe dans les nations évoluées ou même dans celles qui sont en voie d'évolution, nous constaterons qu'elles disculpent la presse de toutes les futilités, voient en elle le miroir témoin qui reflète la situation réelle de la nation et la considèrent, sur un plan historique, comme le maillon d'une chaîne qui marque les étapes décisives de progrès ou de stagnation, de récession ou de regression.

Hymne à la gloire des nations civilisées, la presse est le lieu privilégié qui permet d'avoir accès au domaine de l'information. Elle est l'enseignant honnête et fidèle du public, et l'expert au fait des détours et des moyens d'opérer les redressements nécessaires. La presse est l'autorité idoine sur laquelle il est possible de bâtir l'édifice d'un pays qui cherche à atteindre une position à la mesure de ses ambitions parmi les nations civilisées. Sa voix est la plus écoutée au milieu du tumulte des voix, sa force la plus opérationnelle de toutes les forces. La presse est un pouvoir souverain apprécié de tous. C'est à elle que revient le mérite de sortir le peuple de son état de léthargie pour le conduire vers la voie du progrès et de la prospérité. C'est grâce à elle qu'un Etat soigne sa réputation parmi les autres Etats, en faisant valoir ses aptitudes, ses capacités matérielles et morales, ses activités économiques et ses réserves potentielles. C'est elle qui l'incite à s'engager dans les entreprises les plus audacieuses avec courage et dévouement.

La diffusion de la presse dans les milieux populaires est le meilleur moyen de lutte contre l'analphabétisme et l'ignorance. Elle est aussi le meilleur moyen d'incitation du peuple à s'orienter vers l'enseignement sans lequel aucun redressement n'est possible, ni aucun progrès ne peut étre réalisé. En tant qu'auxiliaire de l'enseignement, la presse est donc un instrument des plus efficaces au service de la nation si elle veut avoir une position digne d'elle, bénéficier de l'estime des autres Etats, assurer sa propre défense, sauvegarder sa dignité et constituer suffisamment de ressources pour assurer sa prospérité et son bien-être. Lorsqu'on approfondit l'analyse, on constate que l'écrivain et l'éditeur se partagent la responsabilité de la gabegie intellectuelle dans laquelle nous vivons. L'écrivain ne se considére pas comme un instrument au service de l'édification de son pays et ne fournit aucun effort pour produire une création littéraire digne de ce nom. L'éditeur encourage l'écrivain dans ses boursouflures de style qui fardent la vérité et la dissimulent derrière une pseudo thématique de l'écriture. C'est la raison pour laquelle nous avons oeuvré pour faire paraître la revue "Al Taqafa Almaghribiya" en lui assignant comme mission d'offrir un vaste champ de possibilités d'expression littéraire aux écrivains de talent, qui maîtrisent leur art et leur style, et qui sont fidèles à leurs idées et à l'exercice de l'écriture. Nous l'avons encadrée d'une "Taïfa" ou noyau constitué d'un groupe réduit d'intellectuels triés sur les volets et croyant fermement aux objectifs de renouveau qui lui sont assignés et aux progrès qu'elle est appelée à réaliser. Ce noyau est secondé par une troupe de choc ou "zoumra" dont les membres sont recrutés au sein du peuple qui sait apprécier les efforts fournis par la revue et les buts qu'elle s'est fixés.

Notre ambition est de faire de la revue "Al Taqafa Almaghribiya" une réplique de la classe cultivée de notre peuple qui a commencé à apporter sa contribution dans maints domaines de la science, de la littérature et des arts. Elle s'efforcera d'étaler son orientation au grand jour pour bien mettre en valeur l'âme du peuple marocain qui a joué un rôle de premier ordre sur le plan culturel parmi les anciens, et qui continue de dire vrai sans faiblesse ni pruderie parmi les modernes. La voie qu'elle s'est tracée diffère des orientations qui lui avaient été fixées précédemment, afin de lui permettre d'atteindre ses nouveaux objectifs sans retard ni détour, et sans recours à des sinuosités ou à des procédés insidieux. Seuls l'intérêt national et l'objectif culturel dicteront sa conduite. Nous sommes conscients qu'en oeuvrant dans l'intérêt de la science, de la littérature et des arts, nous risquons d'irriter nombre de nos amis, mais nous estimons que servir la culture passe avant toute complaisance, quitte à mécontenter un nombre important parmi ceux qui veulent s'asservir l'opinion publique et passer pour les initiateurs de l'esprit de renouveau. Notre souci est d'aider le lecteur à valoriser la science pour la science, les lettres pour les lettres, l'art pour l'art et la culture pour la culture. Nous ne ménagerons aucun effort pour l'assister dans son parcours littéraire et culturel et le sortir du gouffre dans lequel l'ont plongé des écrivains de complaisance et des éditeurs irresponsables. Le lecteur verra en dernier lieu que notre but est de le rendre conscient de ce devoir pour que, tous ensemble, nous puissions aller de l'avant.

Allal Jemai