"Almitaq Alwatany" - 31 Décembre 1993

Parmi les publications qui ont fait leur apparition pendant la période du protectorat français au Maroc, il y avait une revue qui s'appelait "Al Taqafa Almaghribiya" (la culture marocaine) qui était placée sous la direction de Saïd Hajji, puis sous celle d'Ahmed ben Ghabrit entre 1941 et 1945, sous la devise "les lettres, les arts et les sciences".

Elle avait comme objectif, tel que mentionné sur le dos de la couverture, d'être "la revue de l'Islam et de l'arabité, le miroir de la pensée arabe, le porte-parole de la littérature arabe qui fait revivre les périodes glorieuses de l'orient et diffuse les chefs d'oeuvre de l'occident".

Cette revue a connu dès le début de sa parution la disparition de son fondateur Saïd Hajji, et a dû interrompre sa parution pendant un certain temps, d'autant plus que les circonstances de la seconde guerre mondiale ne lui étaient guère favorables. En 1945, l'imprimerie qui assurait la publication de la revue a décidé d'en arrêter l'impression (voir les Nos 9 et 10 du mois de juillet 1945). Comment a -t- elle vécu? A -t- elle atteint ses objectifs?

(L'auteur de l'article cite de larges extraits de l'éditorial d'Ahmed Benghabrit paru sous le titre "Notre orientation" dans le 1er numéro de la 2ème année, daté de septembre 1942, qui expose les nouvelles orientations de la revue et auquel nous renvoyons le lecteur aux pages précédentes. Cette citation est assortie des commentaires suivants):

On peut déduire de ce texte introductif qu'il y avait d'autres possibilités inexploitées avec des sources de financement et un potentiel de collaborateurs non négligeable, et que celui qui était désireux d'apporter sa contribution était le bienvenu, car la scène était vide.

Les revues qui ont vu le jour pendant les années trente se sont arrêtées de paraître, comme conséquence des mesures de répression qui se sont soldées par une vague d'arrestations et d'emprisonnements à la suite des violents affrontements qui ont fait des victimes dans les rangs des nationalistes, dont le célèbre poète et homme de lettres Mohamed El Qarri.

(L'auteur de l'article a ensuite repris les conclusions du second éditorial paru dans le numéro précité sous le titre "Notre Taqafa" - auquel nous renvoyons également aux pages précédentes - et les a analysées dans les développements suivants):

Il ressort de ce texte on ne peut clair qu'il est demandé à la revue de jouer un rôle autre que le rôle culturel qui était le sien, alors que les responsables de cette publication ne partageaient pas cette orientation qui allait à l'encontre de ses objectifs littéraires et artistiques, bien qu'ils fussent convaincus qu'ils risquaient de faire perdre à la revue la clientèle de ses amis et de ses supporters qui approuvaient les changements d'orientation proposés.

Le fait de faire allusion ici à certaines organisations politiques en reprenant la terminologie utilisée par elles tels que "zaouia" (piler ou pierre angulaire), "osba" (corps de troupe), "la maîtrise de l'opinion publique", "l'esprit dominant", "la taïfa" (noyau ou cellule secrète) corrobore notre thèse qui tire son fondement des luttes intestines que se livrait la classe politique à l'époque et qui ont abouti à la scission du Parti National en partisans se réclamant les uns d'Allal El Fassi ou de Mohamed ben Hassan El Wazzani, les autres de Abdelkhaleq Torrès ou de Mekki Naciri.

Il me semble que la revue n'a pas voulu prendre part aux querelles partisanes, préférant rester à l'écart du débat politique pour rester fidèle à son credo: "la culture pour la culture".

Cette devise, qui n'était pas du goût des supporters d'Allal El Fassi, sera reprise un mois après la parution des textes ci-dessus dans une revue intitulée "Al Risala Almaghribiya" (Le message du Maroc) d'octobre 1942, qui s'était alignée sur les positions de la revue "Al Taqafa Almaghribiya" et dont la parution a survécu à celle de cette revue qui s'est éteinte en 1945.

Dans le cadre de cette compétition, la revue "Al Taqafa Almaghribiya" s'est distinguée par la participation rédactionnelle d'écrivains marocains qui ont abordé plusieurs thèmes avec pondération et créativité, évitant les sujets susceptibles de choquer ou de provoquer le lecteur.

Même la critique se faisait rare sur ses pages, et les rédacteurs recouraient à des pseudonymes pendant la dernière année de son existence, contrairement aux premières années.

Les rédacteurs de cette période, tels que nous les avons relevés de 11 numéros de la revue correspondant aux parutions qu'il nous a été donné de consulter, sans idée préalable ni intention préconçue, portent les noms suivants:

Ahmed ben Ghabrit, Allal Jamaï, Mohamed Sayeh, Abdelhadi Chraïbi, Ahmed Bahnini, Abderrahman El Fassi, Mohamed Mehdi Hajoui, Mohamed Elbzioui, Mohamed ben Brahim, Abdelmalek Belghiti, Driss Kettani, Rachid Derkaoui, Mohamed Larbi Alami, Abdeaziz ben Abdallah, Abdelhamid Amor, Seddik El Fassi, Muntasir Kettani, Hassan Bounaâmani, Abdeslam Alaoui, Hamad Laraqi, Mohamed ben Brahim Kettani, Mohamed ben Abdallah, Driss Idrissi, Mohamed Lahbabi, Mohamed Guennoun, Mohamed Gharit, Mohamed Titouani, Ahmed Lahlou, Abdelhafid Alaoui, Hassan Tanani, Abou Bakr Kabbaj, Abdelhadi Boutaleb, Mohamed Belhaj, Ahmed Badraoui et Abdelkader Hachmi.

Les rédacteurs dont les noms reviennent plus fréquemment dans les numéros susmentionnés sont:

M. Mehdi Hajoui (6 fois), Abderrahman El Fassi (6fois), Abdelhadi Chraïbi (5 fois), Driss Kettani (5 fois), Mohamed Elbzioui (5 fois), Allal Jamaï (4 fois), Driss Idrissi (4 fois), Mohamed Lahbabi (4 fois).

Quant aux thèmes rédactionnels, ils étaient variés. Nous en citons à titre d'exemple:

"l'embryogenèse et le rapport du corps et de la matière", "la femme et l'Islam", "le patrimoine marocain", "les journées Okad à Tazeroualet", "la rivalité entre l'orthodoxie et l'innovation", "le génie et l'héroïsme", "l'expression artistique dans la poésie arabe", "le génie et le goût", "nouveau regard sur l'édification de la ville de Fès".

Aucun de ces thèmes, comme on peut le constater, ne suscite de controverse, ou entraîne de querelles inamicales, contrairement à ce que nous voyions dans la revue "Almaghrib" qui l'avait précédée, sans parler des revues "Assalam" (le salut) et "Almaghrib Aljadid" (Le Maroc nouveau) qui étaient les points de mire de la censure avant de s'arrêter de paraître après un an par rapport à la première et deux ans par rapport à la seconde. Les deux publications ont mené un combat politique sous couvert d'un habillement littéraire qui a eu un grand écho par la suite.

Malgré celà, la revue "Al Taqafa Almaghribiya" reste la tribune intellectuelle par excellence, qui a contribué à enrichir l'idée de la renaissance au Maroc, non seulement par l'intérêt qu'elle portait à la production littéraire de ce pays, mais aussi par la variété des thèmes qu'elle a abordés dans le domaine du savoir et la mise en valeur de l'apport littéraire de nos hommes de lettres dont le nom est étroitement associé à la scène intellectuelle.

Nous citons, à titre d'exemple, une série d'articles intitulés "En compagnie de nos auteurs contemporains", signés "Zyad" dans lesquels le rédacteur a consacré une section à "Abdallah Ibrahim" pour présenter aux lecteurs le recueil de poèmes de son ami "Abdelkader Hassan", écrivant notamment:

"Abdelkader Hassan a diffusé son recueil de poèmes, et autour de lui des dizaines de poètes et d'éditeurs n'ont pas osé se lancer dans l'édition comme lui, et présenter au public leur production littéraire. Abdelkader a poursuivi ses études dans une faculté qui ignore la littérature et ne jure que par les grammairiens et les linguistes comme "Khalil", "Al Makoudi" ou "Al Achmouni", une faculté qui a la littérature en horreur, qui tourne les hommes de lettres en dérision et considère l'intérêt porté au domaine des lettres comme un crime dont la marque reste gravée dans la conscience sans qu'on puisse en effacer l'effet désastreux ni en réduire l'infamie. Mais Abdelkader a réussi à s'adonner à la littérature et à l'étude de ses chefs d'oeuvre, à s'exercer dans l'écriture littéraire et à composer lui-même des poèmes".

On pourrait en dire autant d'Abdallah Ibrahim, qui n'a pas reçu une éducation différente de celle de son ami Abdelkader Hassan, et qui a suivi la même voie que celle de nos hommes de lettres au premier stade de leur éducation et de leur soif de culture.

N'y a -t- il pas dans cette façon de faire connaître nos hommes de lettres des années 40, qui étaient encore dans la fine fleur de leur jeunesse, un appui à notre thèse selon laquelle "Al Taqafa Almaghribiya" était une revue sérieuse qui a largement contribué à promouvoir le mouvement littéraire de cette époque?

Que perdraient nos tribunes de la culture et de l'information qui vivent du verbe et par le verbe à accorder de l'intérêt à cette revue et à l'ensemble de son équipe rédactionnelle?

Driss Karam