Les Editions
"Al Alam" 1. janvier 1989
Le jurisconsulte Abou Bakr Zniber a fait publier dans le numéro 120 du 22 mars 1939 du journal "Almaghrib" un article intitulé: "les éditions et la classe contemporaine des hommes cultivés au Maroc" dans lequel il a abordé le processus des éditions dans notre pays, commentant le contenu d'un article qui s'était référé à ce qu'avait écrit Mohammed Kard Ali, alors ministre syrien de l'éducation, qui n'a pas tari d'éloges à l'égard de la renaissance culturelle en Afrique du Nord. L'auteur de l'article estime, pour sa part, que le processus des éditions au Maroc en particulier n'a connu aucun progrès puisqu'en l'espace de 10 ans nos intellectuels n'ont guère publié plus de 4 ouvrages, y compris le livre "l'esprit sémitique" du savant Al Hajoui.
Comparé à la production des pays arabes dans ce domaine, ce constat ne saurait être considéré comme un progrès et encore moins comme un signe de renouveau. Mr Zniber a souligné que les livres, les journaux et autres publications en langue arabe qui circulent dans les milieux intellectuels au Maroc proviennent tous du Moyen-Orient, sans qu'il s'y trouve la trace d'une quelconque production marocaine. Cette anomalie est à imputer à l'état de régression du niveau de la Karaouiyine et du manque d'intérêt de ses enseignants pour les éditions.
Le journal a ensuite publié dans son numéro 122 une réponse cinglante à un article que je n'ai pas pu trouver dans les numéros que je suis en train de compulser, par lequel l'auteur de l'article incriminé est considéré comme faisant partie de cette catégorie de "diplômés" auxquels on a permis d'accéder à la classe terminale de l'Université de la Karaouiyine, bien qu'ils soient loin de maîtriser la langue arabe. Ils ont de toutes façons intérêt à améliorer le style de leur écriture avant de prétendre s'attaquer au processus des éditions au Maroc. Cette réponse est une critique qui s'adresse en fait à tous les jeunes diplômés de "l'Institut des Hautes Etudes", auxquels "la Direction de l'Enseignement" a accordé par décision administrative une équivalence imaginaire pour être admis à accéder au cycle supérieur de la Karaouiyine, dans une tentative désespérée d'assimilation de cette Université au système de l'enseignement public.
Nous constatons, cinquante ans après, que le processus des éditions a certes connu un grand progrès, mais la liberté de publication et l'absence de toute critique de ce qui s'imprime ont eu pour résultat la parution de livres et de journaux dont le moins qu'on puisse dire est qu'ils ne reflètent en aucune manière l'esprit d'authenticité qui doit caractériser l'écriture marocaine et ne présentent en tous cas aucun intérêt pour le lecteur. Plus tard, sans doute, lorsque le bon grain sera séparé de l'ivraie, nous pourrons prétendre à une production littéraire mieux réfléchie entraînant avec elle une amélioration adéquate de la qualité de l'édition.
La critique
Le journal "Almaghrib" a réservé un emplacement privilégié à la rubrique "peu mais probant" qui abordait, sous la plume satirique d'Ahmed Ziyad, des questions d'ordre politique, littéraire et social. Cette rubrique mérite de faire l'objet d'une étude appropriée de la critique telle qu'elle était conçue et pratiquée par les intellectuels de l'époque. Dans les développements qui vont suivre, je ne me limiterai pas au seul aspect littéraire ou politique de la critique parmi les sujets traités par le journal, mais j'aborderai le sujet de la critique dans son acception d'ensemble.
Je commencerai par ce discours prononcé dans une des mosquées de Tanger au sujet du fléau de la peste qui commençait à sévir en 1939 dans la ville du détroit. Celui qui rapporte cette nouvelle a fait observer que l'Imam qui a prononcé ce discours commettait des fautes inadmissibles sur le plan linguistique; seules étaient prononcées correctement quelques sourates du Coran apprises par coeur. Cette méconnaissance des règles linguistiques n'est pas étrangère à une ville comme Tanger qui compte parmi ses fils le plus grand voyageur arabe du Moyen-Age Ibn Batouta, lequel commettait lui-même beaucoup d'erreurs à l'instar de l'orateur de la ville de Basra qui passait pourtant pour le berceau de la grammaire et des grammairiens.
Dans le numero 593 de l'année 1941, nous lisons une critique qui était pleine de civilités dans sa partie introductive, mais qui tourna vite à une raillerie des plus fines. Il s'agit de la réponse faite par le sieur Idris Kettani à un article littéraire rédigé par Abdallah Ibrahim et publié sous le titre: "Subtilités cachées de notre littérature" où il nous parle d'un écrit sur les vertus recréatives et leur faculté de substitution à l'état de griserie provoqué par l'alcool, sans mentionner le nom de l'auteur, pensant que le texte était d'un auteur marocain inconnu et invitant les intellectuels à entreprendre les recherches nécessaires pour en découvrrir l'origine et la paternité. Or, précise le sieur Kettani, l'auteur du texte est connu; il s'agit de Hatem Al Amili; et de terminer sa réponse critique en ces termes sarcastiques:
"Nous ne nous rendons peut-être pas suffisamment compte de notre ridicule lorsque nous essayons d'apporter la preuve que notre littérature ne manque pas de grandeur quand nous la comparons avec les lettres de noblesse de la littérature des autres pays arabes, mais cette comparaison est le fruit pur et simple de l'imaginaire que ne cesse d'alimenter notre esprit prétentieux toujours enclin à l'autosatisfaction. Nous devons nous démunir de nos sentiments et rechercher dans les fins fonds de nos bibliothèques cette littérature perdue dans la nuit des temps; et ce n'est qu'alors que nous pourrons en parler en toute connaissance de cause."
Dans le numero 713 de l'année 1941, le pamphlétaire Ziyad nous renseigne, comme à son habitude avec son style sarcastique, sur le caractère peu commun de deux poèmes composés par deux étudiants, l'un fréquentant l'école moderne - Abdeslam Alaoui - l'autre l'Université de la Karaouiyine - Abdelghani Skirej - . Dans l'esprit du journaliste, le poème composé par l'étudiant en lettres modernes devrait a priori traduire une meilleure prédisposition pour l'art poétique, tandis que celui composé par l'étudiant de l'enseignement traditionnel devrait l'être beaucoup moins. Mais tel ne fut pas le cas; et le sieur Ziyad de poursuivre:
"Abdeslam Alaoui a composé un poème à l'instar des poèmes élégiaques d'une période révolue, souhaitant au nom de son institution la bienvenue à Sa Majeste Mohammed V; quant à Abdelghani Skirej, il a au contraire composé un poème avec un accent de modernité et a été reçu par l'ensemble des étudiants comme un véritable prodige. Je ne pense pas trahir la réalité en admettant que les deux étudiants possèdent les techniques requises par les canons de la poésie arabe. Toutefois, il me semble que la vocation poétique du second l'emporte largement sur celle du premier. Il aurait été plus naturel que l'étudiant issu de l'enseignement traditionnel compose une élégie à la manière des anciens poètes et que l'étudiant de l'enseignement moderne soit davantage porté vers les subtilités de la création poétique, mais les résultats se sont littéralement inversés, et que ne s'inverse-t-il pas de nos jours? Il est pour le moins étonnant que l'étudiant en algèbre et en philosophie soit précisément celui qui compose instinctivement son poème à la manière traditionnelle. Apprenez donc à mieux affiner votre jugement et que Dieu vous assiste dans votre entreprise."
Le journal "Almaghrib" s'est intéressé à un autre type de critique, à savoir la dénonciation des larcins littéraires dont aucune période n'a été exempte et que les anciens avaient désigné par l'expression "l'impact de celui qui creuse à l'endroit de celui qui a creusé avant lui". Dans cet esprit, nous relevons quelques exemples parmi ceux que le journal a cités pour montrer que ce genre de critique était totalement absent de notre presse. Celui qui a pris les devants de la scène dans ce domaine est incontestablement l'auteur de la rubrique "Peu mais probant". C'est lui qui a orchestré le mouvement des poursuites et des condamnations intellectuelles des plagiats publiés par la presse.
Ainsi, dans le numéro 833 de l'année 1941, le pamphlétaire Ziyad s'en est pris à un intellectuel de Marrakech qui s'était attribué le texte d'un poème qu'avait composé un auteur tunisien et qui avait été publié dans la revue "Al Badr" en 1921. Il lui a reproché d'avoir repris l'esprit et la lettre de ce poème pour en faire une oeuvre de sa propre création, et de l'avoir ainsi publié tel quel dans le journal "Al Taqadoum". Le mérite de cette découverte revient à un étudiant de la Karaouiyine qui en avait informé la rédaction du journal "Almaghrib" et pris l'initiative de l'inviter à comparer entre deux poèmes identiques attribués à deux auteurs ayant vécu à des périodes différentes, et composés sur la même rime et la même cadence rythmique, l'un intitulé "la nuit", l'autre "je t'adore ô nuit!".
Le numéro 856 met en lumière un autre larcin littéraire commis par le dénommé Omar El Baroudi qui avait publié dans la revue "le Temps" (Al Zaman) un poème que son auteur initial Nacef Al Houssaini avait intitulé "la vérité qui pleure" et que l'auteur par attribution a intitulé "sur la tombe de la bien-aimée la douleur du souvenir", sans même se donner la peine de changer les mots et les expressions utilisés dans le poème initial. Celui qui a découvert ce plagiat, et qui est originaire de Fès, a précisé que ce voleur d'un type nouveau qui a choisi comme initiale la lettre "h" a purement et simplement recopié le poème paru dans le numéro 143 de la 4ème année du journal "Al Makchouf" qui paraissait en Egypte pendant la décennie des années trente.
Le journal "Almaghrib" a, par ailleurs, relevé dans son numéro 862 un autre plagiat commis par le dénommé Mohammed Darbani qui a publié dans le numéro 123 du journal "Alwidad" le texte d'une étude d'un très haut niveau intitulé "la poésie et l'imaginaire"; et notre pamphlétaire de s'en prendre au coupable en ces termes:
"Tout ce que Darbani a écrit a été littéralement recopié du livre "la critique littéraire" publié par Lasle Karamé, professeur à l'Université de Londres et traduit en langue arabe par Mohammed Iwad, professeur à l'Université égyptienne."
Un autre exemple de plagiat nous est fourni dans le numéro 935 de l'année 1942 par la publication d'un conte signé "le rêveur intellectuel" dans les numéros 135 et 136 du journal "Alwidad". l'auteur de ce larcin n'a pas échappé à la critique, puisqu'il a été précisé au lecteur que le conte dont le rêveur s'attribue indûment la paternité est l'oeuvre du romancier irlandais Oscar Wilde, que nous devons sa traduction en arabe au célèbre écrivain palestinien Jabra Ibrahim Jabra et qu'il avait été publié dans le numéro 51 de la première année de la revue "Al Amali" en 1939.
Une critique des plus satiriques a été également adressée à un poète dont le journal a préféré taire le nom, lui reprochant d'utiliser dans ses poèmes les mots et les expressions les plus rares, qui produisent des sons discordants et désagréables à l'oreille. Cette critique a été assortie du commentaire suivant:
"Cet homme nous ramène à des centaines d'années en arrière, au temps de Chanfari et de Ta'about Charra. Que peut-on donc penser de ce poète et quel jugement, positif ou négatif, peut-on porter sur l'absence totale d'harmonie dans le lexique de son vocabulaire poétique?"
L'on peut déduire de ce qui précède qu'il existait dans notre pays pendant les années 30 et 40 une vie intellectuelle florissante caractérisée par un vaste mouvement de suivi et de critique littéraire. Nous renvoyons celui qui s'intéresse au processus de la critique au Maroc aux disputes littéraires dont la presse s'était fait l'écho à l'époque. Malheureusement, cette verve a perdu en intensité au profit d'une plus grande indulgence dictée par le souci de complaire à la personne sur laquelle on essaie tant bien que mal de braquer les feux de la rampe, tout en se gardant d'être malveillant à son égard. Ceci est pour le moins contraire au principe de la liberté de jugement qui doit caractériser toute démarche se réclamant de l'application de critères objectifs à l'effort d'analyse exigé par la critique littéraire et ce, indépendamment des personnes et des situations ciblées par cette critique.