"Al Alam" 11 décembre 1988

Le journal "Almaghrib" a accordé un intérêt particulier à la publication de numéros spéciaux consacrés aux études et articles dans les domaines littéraire, historique et scientifique. Ces numéros constituent autant de documents retraçant la vie culturelle du Maroc pendant cette période. Ils méritent une étude spécifique afin de mettre en exergue la variété des préoccupations culturelles de la jeunesse de cette génération. Mais ce qui nous intéresse ici ce sont les nouvelles littéraires et culturelles au sens large, dont le journal "Almaghrib" se faisait l'écho de manière continue, que ce fût sur le plan national ou sur le plan administratif, faisant preuve par moments de modération et d'esprit d'ouverture comme celà a déjà été mentionné au cours de cette étude.

Cependant, avant de relater ces nouvelles qui reflètent l'état de la culture au Maroc au cours des années trente, je voudrais citer les noms des écrivains et hommes de lettres qui ont contribué par leur production littéraire, historique et scientifique à enrichir les pages de ce journal aussi bien dans ses publications quotidiennes que dans ses numéros spéciaux. Ces écrivains sont:

"Chakib Arsalane, Abdallah Guennoun, Saïd Hajji, Ahmed Ziyad, Abou Bakr Zniber, Abou Bakr Kadiri, Mohammed Ben Ali Doukkali, Mohammed Bahnini, Ahmed Bahnini, Abdelkabir El Fassi, Ahmed Ben Ghabrit, Driss Kettani, Hachmi Filali, Ahmed Cherkaoui, Mohammed El Abdi Kanouni, Mohammed Nacer Kettani, Abdelkader Hassan, Allal Jamai, Mohammed Ben Brahim le poète de la ville rouge de Marrakech, Abdallah Ibrahim, Mohammed El Fassi, Abdeslam Alaoui, Abdeghani Skirej et Kacem Zhiri".

A cette liste s'ajoutent ceux qui signent avec leurs initiales et dont certains figurent parmi les noms cités ci-dessus. Les thèmes abordés par les uns et les autres ont été extrêmement variés allant de la création dans les domaines de la poésie, du roman et de l'article littéraire, aux écrits consacrés à l'histoire et à la civilisation du Maroc ainsi qu'aux principes du droit musulman et aux réformes sociales.

Outre les études et les articles rédactionnels, "Almaghrib" publiait toute production émanant d'une activité de recherche, d'une manifestation de l'esprit créatif ou d'un sens de la mesure dans la critique littéraire et artistique. Dans l'esprit du journal, la rubrique "les nouvelles culturelles" englobait tout ce qui était considéré comme une nouveauté dans le domaine des arts et de la culture, depuis la couverture des activités d'un club littéraire ou l'annonce d'une conférence, d'une représentation théâtrale ou d'une soirée musicale jusqu'à la nouvelle de la disparition d'une sommité intellectuelle ou à celle de toute autre information touchant de près ou de loin le domaine de la culture.

Viennent en tête des "nouvelles culturelles" les activités du "Club Littéraire de Salé" que présidait Abou Bakr Sbihi et qui organisait sans relâche des soirées littéraires avec des causeries et des conférences - débats qui donnaient lieu à une confrontation des idées entre les jeunes intellectuels et leurs aînés, en même temps qu'à un rapprochement des courants de pensée qui constituent le motif essentiel du conflit des générations. Les intellectuels du troisième âge qui participaient à ces soirées littéraires étaient non seulement ouverts au progrès, mais étaient aussi de fervents adeptes du renouveau, et c'était à eux qu'était confiée la direction des colloques et des séminaires consacrés à un domaine déterminé du savoir parmi les branches de la connaissance.

"Almaghrib" prenait soin de publier dans la rubrique des "nouvelles culturelles" les poèmes inspirés par la disparition d'une sommité du monde de la culture ainsi que les allocutions prononcées à l'occasion de la cérémonie de commémoration du défunt. C'était le cas après le décès de l'historien Mohammed Kanouni en 1939. C'était aussi le cas après la disparition du savant Abderrahman ben Elkorachi à l'occasion de laquelle le journal a publié à partir du numéro 128 une étude biographique du défunt réalisée par son disciple Ahmed Chbihi. De même, à la suite du décès de Mohammed Hassar, le journal qui en était encore aux balbutiements de ses premiers numéros en 1937, a consacré à cette douloureuse circonstance une série d'articles sur le grand patriote que fut ce jeune intellectuel de Salé, considéré comme un des pionniers du Mouvement National. Le journal a salué en lui le réformateur qui a oeuvré avec autant d'abnégation que de sens du devoir au réveil des prises de conscience de notre identité nationale et de l'héritage historique que nous devons au passé prestigieux de notre pays.

Le poète de Marrakech la Rouge Mohammed Ben Brahim a fourni pour sa part une autobiographie que le journal a publiée dans son numéro 396, nous informant que la date de sa naissance remontait au début de l'année 1918 et qu'il était originaire de Marrakech où il a appris le Coran et les préceptes scientifiques (Almoutoun Al Ilmiya) ainsi que le précis consacré par Khalil au rite malékite. Il a ensuite poursuivi ses études à l'Université Ibn Yousouf à Marrakech puis à la Karaouiyine à Fès, et avait un penchant pour la littérature.

Quant à sa propre production littéraire, il en parle en ces termes:

"Ma production serait pratiquement réduite à néant si je devais faire abstraction des poèmes que j'ai composés en 3560 vers à l'instar du mode des 'louzoumiyat' du poète Almaarri dans lesquels il s'était imposé comme discipline de respecter dans chaque vers la lettre et le mouvement de la rime ainsi que la dernière ou les deux dernières syllabes qui la précèdent. Elle le serait encore plus si je passais sous silence le peu de poésie que comporte mon recueil de poèmes qui aurait pu être beaucoup plus consistant si la totalité de ma production poétique était en ma possession. J'ose à peine signaler un certain nombre de poèmes improvisés que j'échangeais avec les poètes d'Egypte et du Hijaz et que j'ai ramenés sous forme d'un petit recueil de mon voyage."

Le journal a annoncé dans son numéro 637 de l'année 1940 la parution d'un nouveau-né dans la famille d'"Almaghrib", à savoir une nouvelle revue dénommée "la culture marocaine" (Al Taqafa Almaghribiya) dont la conception, le choix des thèmes et la rédaction des articles étaient assurés par l'équipe rédactionnelle du quotidien et de son supplément littéraire.

Le même numéro comporte une annonce bizarre se rapportant à notre sujet et intitulée: "qui peut en fournir l'explication?" et dont ci-après le texte:

"Le poète Abdeslam Alaoui auteur du poème publié dans ce numéro fait don d'une somme de 200 francs à toute personne susceptible de composer un poème identique au poème précité, en en respectant le mouvement rythmique, l'agencement des vers et le retour du même son de la rime, tout en y expliquant l'état d'âme qui y est décrit et l'origine de la tristesse qui en est la cause".

Le poème commence par ces vers:

Pourquoi mon coeur tremble-t-il et ne cesse de gémir?
Pourquoi les larmes qui le noient ne veulent-elles pas tarir?
C'est peut-être le doute, la tristesse ou bien  c'est l'amour;
Ou alors, est-ce le néant qui l'emporte pour toujours?
je ne sais pourquoi je souffre et endure de la peine;
Est-ce parce que l'homme  pour l'homme est objet de tant de haine?

Par ailleurs, le journal a publié dans son numéro 640 une étude sur l'art théâtral au Maroc de son auteur Ali Mouline. Cette étude comprend des informations substancielles dont nous relevons ici le côté historique qui nous apprend que la première troupe theâtrale égyptienne s'est produite au Maroc en 1922 et a presenté la pièce "l'amoureux fou de Leïla" (Majnoun leïla) au cinéma Apollo. La même troupe s'est produite de nouveau en 1928 avec la pièce "Saladin Al Ayoubi" au cinéma Al Nahda.

"Almaghrib" a contribué aussi à faire connaître les activités de "l'Alliance Culturelle de Salé" en assurant la couverture d'un colloque organisé par cette association sur les problèmes du mariage. Ont participé à ce colloque de nombreux intellectuels et hommes de lettres venus de Fès, de Casablanca et de Rabat. A l'issue de leurs travaux, les participants ont porté à la Haute Appréciation de Sa Majesté Mohammed V une motion demandant la limitation des dots. Le journal a, par ailleurs, publié dans son numéro 758 de l'année 1941 le texte d'un communiqué informant que l'association allait organiser, à l'occasion du mariage de l'un de ses membres, une manifestation culturelle visant à étudier les problèmes du mariage qui commençaient à inquiéter sérieusement les foyers marocains en raison de la situation dans laquelle l'évolution des moeurs les a placés en les obligeant à engager toujours plus de dépenses pour ne pas demeurer en reste avec le corps social dont ils font partie. Le communiqué précise, en outre, que les intellectuels n'accordent pas beaucoup d'importance à cette question, qui constitue pourtant un élément essentiel de l'éducation de la société, et que c'était précisément pour les sensibiliser aux problèmes posés par les surenchères qui entourent l'institution du mariage que "l'Alliance Culturelle" organise cette journée d'étude à l'attention des milieux intellectuels.

Le pamphlétaire Ahmed Ziyad qui a assisté à cette manifestation n'a pas manqué de s'en prendre dans sa rubrique "Peu mais probant" aux intellectuels qui courent derrière les victuailles et ne jugent pas utile de faire acte de présence dans une manifestation qui ne revêt, somme toute, qu'un caractère culturel ni plus ni moins.

Le journal ne s'est pas limité à la publication des nouvelles de la culture marocaine et de ses promoteurs; il rendait compte aussi de tout évènement culturel d'une certaine importance qui se déroulait à l'étranger. Ainsi, à la mort du poète indien Rabindranat Tagore, le journal ne s'est pas contenté d'informer ses lecteurs de sa disparition, mais il a jeté un éclairage sur la vie et l'oeuvre du défunt. De même, à l'occasion de la disparition en 1940 du savant et écrivain égyptien Tantaoui Jaouhari, auteur de plusieurs ouvrages dont le plus célèbre est l'explication du Coran en 24 volumes, le journal l'a fait connaître d'une manière qui répondait parfaitement à la renommée scientifique du disparu.

Sur un autre plan, "Almaghrib" a couvert les activités de l'Association des Anciens Elèves du Collège Moulay Youssef à Rabat que présidait Abdeljalil Kabbaj. Parmi ces activités, il a accordé un intérêt particulier à la commémoration par cette association du huitcentenaire de la disparition du grand géographe le Chérif Al Idrissi. La cérémonie de cette commémoration s'est deroulée dans la grande salle de la Chambre de Commerce à Rabat.

Dans le même ordre d'idées, les numéros spéciaux étaient consacrés à des questions d'ordre historique, juridique, philosophique, littéraire et sociologique; certains numéros étaient entièrement dédiés à un seul sujet que la Direction d'"Almaghrib" publiait à l'occasion d'un évènement qui revêtait à ses yeux une importance primordiale. Il en était ainsi du numéro spécial 964 du 29 mai 1942 consacré à Marrakech la Rouge à l'occasion de la visite qu'y avait effectuée Sa Majesté Mohammed V, du numéro 680 consacré à la visite royale de Meknès, Sigilmassa et Fès et du numéro 719 couvrant la visite effectuée par le Souverain dans les régions de l'Atlas. Ces numéros spéciaux contiennent une mine de renseignements d'ordre historique et social sur les villes et les régions considérées.

Le journal n'a pas manqué de faire connaître les principales zônes militaires tant sur le plan historique que géographique, tellles que les villes et les sites fortifiés ou les zônes se trouvant sous occupation des alliés ou des allemands pendant la seconde guerre mondiale. Il convient aussi de signaler que le journal consacre une rubrique permanente intitulée "Connais ton Pays" à une présentation méthodique des principales villes et régions du Maroc.

A la mort du directeur du journal en 1942, les numéros d'"Almaghrib" se sont succédés pour rendre compte de la consternation des milieux intellectuels et se faire l'écho de leurs commentaires à un moment où ils étaient tous sous le choc provoqué par la soudaine disparition du défunt. De plus, le journal "Almaghrib" a consacré un numéro spécial à la cérémonie commémorative organisée à l'occasion du 40ème jour de la disparition de son directeur, ce qui a permis de regrouper dans un même document les poèmes dédiés à la mémoire du disparu ainsi que les allocutions prononcées par les représentants de la classe politique et culturelle qui lui temoignaient une très profonde affection.